Durée de l’existence des arbres

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DURÉE DE L’EXISTENCE DES ARBRES

Tout ce qui touche aux arbres, doit nous intéresser. Ne sont-ce pas eux qui nous procurent le doux ombrage et les fruits les plus délicieux ? n’est-ce pas encore par eux que nous traversons les mers, que nous construisons nos maisons ? Il nous donnent l’huile, le vin et d’innombrables substances utiles. Aussi, l’homme a-t-il toujours su leur rendre hommage ; les anciens en faisaient les temples des dieux, ils les consacraient à des divinités particulières : le chêne à Jupiter, l’olivier à Minerve, le peuplier à Hercule. Les Romains avaient un véritable respect pour les grands arbres séculaires ; Pline le naturaliste nous rapporte que le consul Passienus Crispus, illustre par son mariage avec Agrippine, était véritablement amoureux d’un hêtre qu’il possédait dans son bois de Corné, près de Tusculum. Il avait coutume, dit le savant ancien, « de l’embrasser, de s’étendre sur son tronc et de l’arroser de vin[1]. »

Si l’on a toujours apprécié les arbres, tout ce qui concerne leur mode d’accroissement et la durée de leur existence, n’en est pas moins resté, pendant des siècles, à l’état de mystère impénétrable. Duhamel affirmait au siècle dernier que c’est l’écorce qui produit l’arbre ; on le croyait, et personne ne pensait à demander au célèbre académicien d’où pouvait alors provenir l’écorce.

Nous ne ferons pas à nos lecteurs l’injure de leur expliquer que le corps ligneux et l’enveloppe se forment à leur jonction, l’un au dehors et l’autre à l’intérieur, par couches concentriques et successives d’années en années. Nous leur dirons, toutefois, que ce fait si simple qui a soulevé tant de discussions parmi les savants du siècle dernier, était connu du vulgaire, à une époque antérieure. Michel Montaigne, dans son Voyage en Italie, publié en 1581, nous rapporte qu’un ouvrier tourneur, qu’il eut occasion de voir, savait très-bien apprécier l’âge des arbres sur leur coupe. « Il m’enseigna, dit l’auteur des Essais, que tous les arbres portent autant de cercles qu’ils ont duré d’années, et me le fit voir dans tout ceux qu’il avait dans sa boutique. Et la partie qui regarde le septentrion est plus étroite et a les cercles plus serrés et plus denses que l’autre. Par cela il se vante, quelque morceau qu’on lui porte, de juger combien d’ans avait l’arbre et dans quelle situation il poussait. »

L’accroissement des végétaux n’est plus aujourd’hui une énigme ; depuis que le mécanisme de l’ascension de la sève a été dévoilé, chaque jour on découvre de nouveaux faits dans l’histoire de l’organisation végétale. Mais il n’en est pas de même en ce qui concerne la longévité des arbres, car tous les botanistes ne sont pas encore d’accord à ce sujet. Toutefois, la plupart d’entre eux considèrent aujourd’hui les arbres comme des êtres dont la vie n’a pour ainsi dire, point de bornes ; certains grands cèdres de l’Amérique qui vivent, de nos jours pleins de force et de vigueur, seraient nés, d’après ces savants, à des époques extrêmement reculées, sur les débris même des derniers cataclysmes géologiques. Dans la Californie il existe des cèdres, de l’espèce Willingtonia gigantea qui ont plus de 150 mètres de hauteur, et environ 40 mètres de circonférence. « Le tronc de l’un de ces géants des forêts américaines, dit le savant M. A. Pouchet, a été en partie transporté au palais de Sidenham à Londres. C’est une monstrueuse colonne d’une quarantaine de mètres de hauteur, et qui, au niveau du sol, a près de dix mètres de diamètre. Je me suis trouvé à l’intérieur de cet arbre en compagnie d’une quinzaine de personnes. À San Francisco, on a même installé un piano et donné un bal à plus de vingt personnes dans le tronc d’un Wellingtonia qui y avait été apporté. L’âge du colosse correspond à ses dimensions ; d’après ses anneaux d’accroissement, on peut croire que ce végétal est presque un vieux contemporain de la création. Il aurait trois ou quatre mille ans. »

Le vieux chêne de Cowthorpe.

Dans nos climats, la longévité végétale n’est pas aussi extraordinaire ; des études minutieuses nous permettent, jusqu’à un certain point, d’établir la chronologie de quelques espèces. Il est hors de doute que les pins et les marronniers peuvent vivre pendant quatre ou cinq siècles. Les pins de l’île de Ténériffe ont été plantés au quinzième siècle par les conquistadores ; ils sont encore aujourd’hui pleins de vitalité ; leur sève circule avec abondance dans leurs troncs vénérables. Les sapins de la Thuringe en Allemagne n’ont pas moins de sept cents zones annuelles, que l’on compte nettement dans la coupe de leurs troncs. L’olivier vit plus longtemps encore : au dire de Pline, on voyait de son temps l’arbre fameux qu’Hercule avait planté dans le champ d’Olympie ; on admirait aussi celui que Minerve avait fait subitement croître d’un coup de lance, lors de la fondation de Cécrops.

La longévité des chênes est étonnante ; il en existe en France, qui, plusieurs fois séculaires, couvrent encore le sol de leurs rameaux verdoyants. En Angleterre, on mentionne des chênes historiques qui étaient déjà connus, il y a cinq ou six siècles. Nous citerons, parmi ceux-ci, le célèbre chêne de Cowthorpe, dans le Wetherby ; il mesure 12 mètres de circonférence ; son tronc creux donne facilement abri à plusieurs personnes à la fois.

Les branches appesanties par l’âge sont aujourd’hui consolidées par des étais, comme le représente notre gravure. À certaines époques de l’année, on vient des environs se réunir sous leur ombrage, les jeunes gens dansent alentour, et il est probable que les arrière-petits-fils de ceux-ci se réuniront encore auprès de cet arbre mémorable, qui a peut-être vu le jour avant Guillaume le Conquérant.

Pline et Tacite affirment que les chênes sont immortels ; ils ne semblent pas en douter quand ils décrivent les imposants tableaux de la forêt Hercynienne de la Germanie. « Ces grands arbres n’ont jamais été frappés par la cognée, ils sont aussi vieux que le monde, et jouissent, par une ineffable merveille, d’une sorte d’immortalité[2]. »

« Si l’on a égard, dit ailleurs le naturaliste ancien, à ce qu’on nous raconte des productions de certaines contrées les plus reculées, et à ces forêts immenses, dans lesquelles les Romains n’ont jamais pénétré, on pourra croire qu’il y a des arbres dont la durée est infinie. »

Quelque merveilleux que puissent paraître de tels faits, entrevus par l’antiquité, la science moderne les confirme aujourd’hui, avec l’autorité d’observations indiscutables. Il y a déjà un siècle environ, que l’illustre Adanson, favorisé par le hasard, rencontra aux îles du Cap-Vert un gigantesque baobab, qui devait fournir à la botanique de précieuses indications. Ce naturaliste trouva à l’intérieur du tronc de cet arbre une inscription encore intacte, que les Anglais y avaient tracée trois siècles auparavant. Celle-ci, en effet, était enfouie sous une épaisseur de ligneux, où l’on comptait trois cents couches successives, très-nettement superposées. En s’appuyant sur une telle base, Adanson mesura les diamètres beaucoup plus grands de plusieurs de ces végétaux géants, et il arriva à en conclure qu’un grand nombre d’entre eux, devaient compter environ cinq mille années d’existence. Il est arrivé fréquemment que des inscriptions analogues à celle dont nous venons de faire mention, ont révélé l’âge des arbres, dans l’intérieur desquels elles étaient incrustées. On peut voir au Muséum d’histoire naturelle une coupe d’un tronc de hêtre, qui, abattu en 1805, porte dans son épaisseur la date de 1750. Quarante-cinq couches ligneuses recouvrent ces chiffres nettement tracées. Quelques arbres ont présenté des particularités plus saisissantes encore ; dans les domaines du duc de Croy en Hollande, une bûche de hêtre qui allait être débitée se fendit, et l’on aperçut sur les faces éclatées, le dessin d’une croix, au-dessous de laquelle était deux os croisés. Il est à présumer que quelque anachorète de la forêt, aura autrefois creusé l’arbre pour y conserver les objets de sa dévotion. Le solitaire a disparu ; avec les années, l’arbre a grandi et bientôt une épaisse écorce a recouvert l’excavation et ses reliques.

Parmi les arbres les plus antiques connus à la surface du continent, il faut citer les fameux cyprès qui bordent la route de la Vera-Cruz à Mexico. Les Mexicains affirment que l’un d’eux a abrité une partie des troupes de Fernand Cortez. Son tronc a environ 36 mètres de circonférence, et comme l’accroissement de cette espèce est très-lent, M. de Candolle donne à ce végétal célèbre un âge de cinq à six mille années. Ce naturaliste distingué croit, comme Pline l’Ancien, que la vie des végétaux n’a pas de limites ; elle ne finit que lorsque le sol nourricier manque à ses racines, ou quand un accident vient la briser fortuitement. D’après lui, les géants de nos forêts terrestres doivent être considérés, non plus comme un être isolé, mais comme un agrégat d’individus se succédant annuellement sur une même tige. Un arbre est une agglomération d’êtres, de bourgeons, qui forment ses branches, comme le polype du corail façonne ses rameaux. La tige est, en quelque sorte, un sol vivant, où croissent, vivent et meurent successivement les bourgeons, individus isolés, dont l’ensemble forme l’arbre, véritable polypier végétal.

L. Lhéritier.


  1. Œuvres de Pline, lib. XVI, cap. 44.
  2. Œuvres de Pline, lib. XVI, cap. 2.