Emma/LIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 388-390).



LIV


Emma conservait malgré tout une légère anxiété concernant la possibilité pour Henriette d’envisager un autre mariage sans arrière-pensée ; mais son incertitude ne fut pas de longue durée. Les John Knightley et Henriette arrivèrent à Hartfield. Dès qu’elle put trouver l’occasion de rester une heure en tête-à-tête avec son amie, elle put se rendre compte que Robert Martin avait réellement supplanté M. Knightley et que la jeune fille plaçait désormais de ce côté tout son espoir de bonheur.

Au début, Henriette était un peu gênée ; mais, lorsqu’elle eut reconnu avoir été présomptueuse et s’être imaginé des attentions qui n’existaient pas, sa confusion se dissipa et elle parut avoir oublié le passé pour se consacrer au présent et à l’avenir. Emma avait eu soin d’accueillir Henriette avec les plus chaudes félicitations afin de dissiper toute crainte relative à son approbation : celle-ci fut en conséquence très heureuse de donner tous les détails touchant leur soirée à Astley et le dîner du lendemain ; elle s’étendait sur ce sujet avec la plus évidente complaisance. Cette transformation rapide plongeait Emma dans l’étonnement ; il fallait admettre pour l’expliquer qu’Henriette avait toujours conservé du goût pour Robert Martin.

Le mystère de la parenté d’Henriette fut dévoilé : elle était la fille d’un commerçant assez riche pour avoir pu lui assurer la pension relativement importante dont elle disposait, et assez respectueux des usages et de la morale pour avoir désiré éviter un scandale. Aucune objection au mariage ne fut soulevée du côté du père ; il se montra généreux dans cette circonstance, comme il l’avait toujours été.

Quand Emma eut fait la connaissance de Robert Martin, elle se rendit compte que le bon sens et la rectitude de jugement du jeune homme étaient précisément les qualités propres à assurer le bonheur de son amie ; celle-ci serait guidée et soutenue et, au contact de femmes intelligentes, ses bonnes dispositions naturelles se développeraient certainement. Henriette, absorbée par les préparatifs de son mariage et accaparée par les demoiselles Martin, était de moins en moins à Hartfield. La transformation qui s’imposait semblait s’accomplir de la façon la plus graduelle et la plus naturelle du monde. Par la force des choses, leur intimité toute artificielle était appelée à disparaître.

Avant la fin de septembre, Emma accompagna Henriette à l’église et assista au mariage de son amie avec une satisfaction que même la présence de M. Elton ne parvint pas à troubler. Du reste, à ce moment elle ne voyait en celui-ci que le clergyman dont la bénédiction devait bientôt tomber sur elle.

Jane Fairfax avait déjà quitté Highbury pour aller rejoindre les Campbell ; auprès de ceux-ci, elle se sentait véritablement chez elle. M. Churchill et son neveu étaient également à Londres, où ils attendaient la fin du deuil.

Le mois d’octobre était celui choisi par M. Knightley et par Emma. Ils désiraient que leur mariage fût célébré pendant le séjour de John et d’Isabelle à Hartfield afin de pouvoir faire un voyage d’une quinzaine de jours au bord de la mer. John et Isabelle approuvaient ce plan, mais comment pourrait-on obtenir le consentement de M. Woodhouse ? Celui-ci ne parlait jamais du mariage que comme d’un événement très lointain. Néanmoins il commençait à se rendre compte que l’échéance était inévitable : première étape vers la résignation. Il n’en fut pas moins vivement affecté en entendant parler d’une date ferme. Emma, qui ne pouvait supporter voir souffrir son père, n’insista pas. Les messieurs Knightley pour l’encourager, assuraient qu’une fois l’événement accompli, la détresse de M. Woodhouse disparaîtrait, mais tout en reconnaissant la justesse de leurs prévisions elle hésitait à causer une nouvelle émotion à son père.

La situation se dénoua de la façon la plus inattendue, à la suite d’un incident vulgaire : la basse-cour de Mme Weston fut une nuit dépouillée de tous ses dindons. D’autres poulaillers eurent le même sort. Pour M. Woodhouse, cette rapine constituait un vol avec effraction, et s’il ne s’était senti sous la protection de son gendre, il eut été en proie aux terreurs dès le coucher du soleil. La force, la résolution, la présence d’esprit des messieurs Knightley lui inspiraient une confiance illimitée. Il appréhendait le moment où M. John Knightley serait forcé de rentrer à Londres. Cette crainte salutaire fut pour M. Woodhouse le commencement de la sagesse, et quand Emma proposa de fixer le mariage au mois d’octobre, et de revenir s’installer à Hartfield avec son mari avant le départ de M. John Knightley, elle rencontra la pleine approbation de son père.

Vers le milieu d’octobre, M. Elton fut appelé à célébrer dans l’intimité le mariage de M. Knightley et de Mlle Woodhouse. La cérémonie fut des plus simples, comme il convient à des gens qui n’ont de goût ni pour le faste ni pour la parade.

Mme Elton écouta avec surprise la description que lui fit son mari du cortège et des toilettes.

— Rien de plus mesquin, d’après ce que je comprends. Célina ne voudra pas croire à une pareille pénurie de dentelles… Je ne pensais pas que ce mariage dût égaler le nôtre, mais je m’attendais à mieux !

Cependant la malveillance s’arrêta au seuil du temple. Les souhaits affectueux du petit noyau de vrais amis qui assistaient à la bénédiction nuptiale se réalisèrent en tous points : les époux furent parfaitement heureux.



FIN