Emma/XLIX

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Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 344-354).



XLIX


Emma rentra dans le salon avec des sentiments tout différents de ceux qui l’en avaient fait sortir : elle espérait alors trouver un peu de répit à sa souffrance, et maintenant elle éprouvait une sorte de vertige en face du bonheur qui venait si soudainement de lui échoir.

Ils s’assirent autour de la table à thé : cette réunion si simple et si habituelle prit, ce jour-là, aux yeux d’Emma, une signification nouvelle ; elle réussit avec peine à dissimuler son émotion et à se montrer une attentive maîtresse de maison.

Le pauvre M. Woodhouse ne soupçonnait guère le complot, tramé contre lui, par l’homme qu’il accueillait si cordialement ; il était très anxieux de savoir si M. Knightley n’avait pas pris froid en faisant la route à cheval par la pluie ; eût-il pu lire dans le cœur de son visiteur, il se fût sans doute fort peu inquiété des poumons ! Il fit part des nouvelles que M. Perry lui avait communiquées du ton le plus satisfait et le plus tranquille du monde sans nulle appréhension de celle que les deux jeunes gens auraient pu lui offrir en échange !

Pendant la nuit d’insomnie – c’était la rançon d’une telle journée – Emma s’aperçut que son bonheur n’était pas exempt de tout alliage : il restait deux sujets de préoccupation : son père et Henriette. Elle avait conscience de leurs titres. Relativement à son père toute hésitation eût été coupable : elle ne le quitterait jamais ! Elle se sentait émue à cette seule pensée. Aussi longtemps que M. Woodhouse vivrait, elle ne pourrait former qu’un engagement dans ces conditions : son père trouverait peut-être un réconfort à savoir sa fille fiancée. Au point de vue d’Henriette, la solution n’était pas si claire. Emma tenait à éviter à cette dernière toute peine inutile ; à apporter tous les adoucissements possibles à la déconvenue qui l’attendait. Finalement elle résolut d’annoncer à Henriette la cruelle nouvelle par lettre et de s’efforcer de la faire inviter à Brunswick square pour quelques semaines ; Isabelle, pendant son séjour à Hartfield, avait pris Henriette en amitié et Emma était sûre qu’un séjour à Londres serait un plaisir pour la jeune fille : celle-ci n’aurait sans doute pas le courage de refuser une invitation si agréable, et grâce à son heureux naturel, elle trouverait probablement un apaisement à son chagrin dans les multiples distractions de la capitale. De toute façon, Emma était heureuse de donner à son amie un témoignage d’amitié et de considération.

Emma se leva de bonne heure le lendemain matin et écrivit sa lettre à Henriette. Cette occupation la laissa un peu triste et préoccupée, et M. Knightley n’arriva pas un instant trop tôt ; une promenade d’une demi-heure avec lui dans le parc, pour refaire, au propre et au figuré, le chemin de la veille, fut nécessaire pour lui rendre sa tranquillité d’esprit.

M. Knightley n’était pas parti depuis assez longtemps pour qu’Emma eût la moindre velléité de donner une pensée à un autre, quand une lettre fut apportée de Randalls ; l’enveloppe était très épaisse ; elle en devina aussitôt le contenu et aurait voulu échapper à la nécessité de cette lecture. Elle se sentait maintenant parfaitement réconciliée avec Frank Churchill et n’éprouvait le besoin d’aucune explication ; néanmoins, elle fit sauter le cachet et lut le petit billet de Mme Weston qui était joint à un manuscrit plus volumineux.

« J’ai le grand plaisir, écrivait Mme Weston, de vous adresser la lettre ci-incluse. Je suis sûre que vous l’apprécierez et ne doute pas de son heureux effet. Je crois que nous serons désormais d’accord sur celui qui l’a écrite. Je ne veux pas vous retarder par une longue préface. Nous allons tous bien. Cette lettre m’a guérie de la petite indisposition nerveuse dont j’ai souffert récemment. Je n’ai pas beaucoup aimé votre mine mardi mais la matinée était triste et bien que vous n’admettiez pas l’influence de la température, je crois que tout le monde est affecté par un fort vent du Nord-Est. J’ai pensé à votre père pendant l’orage de mardi mais j’ai eu la satisfaction d’apprendre par M. Perry qu’il ne s’en est pas ressenti.

» Toujours à vous,

» A. Weston.



« À Madame Weston.
» Windsor, juillet.
» Ma chère Madame,

» Si je suis parvenu, hier, à me faire comprendre, vous attendez cette lettre ; de toute façon, je sais qu’elle sera lue sans prévention. Vous êtes la bonté même et je crois que toute votre bonté ne sera pas superflue pour excuser certains de mes actes. Mais j’ai été pardonné par celle envers qui j’avais des torts plus graves encore et ce précédent m’encourage. Il est très difficile aux gens heureux d’être humbles. J’ai déjà réussi, à deux reprises, dans mes démarches pour obtenir mon pardon ; ai-je tort d’espérer trouver la même indulgence chez vous et ceux qui de vos amis qui ont eu à se plaindre de moi ? Il faut avant tout que vous vous efforciez de comprendre l’exacte nature de ma position lorsque je suis arrivé à Randalls, pour la première fois : j’avais un secret qu’il me fallait, à tout prix, protéger. Voilà le fait. Quant à savoir si j’avais le droit de me placer dans une situation de ce genre, c’est une autre question ; je ne la discuterai pas ici ; je renvoie ceux qui seraient tentés de me le contester à une petite maison en briques, avec des fenêtres grillagées dans le bas et des volets verts, sise à Highbury ! Je n’osais pas me déclarer ouvertement : les obstacles qui existaient à ce moment-là, sont trop connus pour que je m’étende sur ce sujet. Mais, direz-vous, quel était votre espoir en agissant ainsi ? Sur quoi comptiez-vous ? Sur le temps, le hasard, les circonstances, la persévérance, la santé et la maladie. J’avais remporté une première et difficile victoire en m’assurant sa foi. Si vous désirez d’autres explications, j’ajouterai : j’ai l’honneur, chère Madame, d’être le fils de votre mari et d’avoir hérité d’une disposition optimiste ; et c’est là un héritage qui surpasse de beaucoup en valeur les maisons et les propriétés ! Considérez-moi donc dans ces circonstances, arrivant à Highbury ; et il me faut, à ce propos, reconnaître mes torts, car cette visite aurait dû être moins tardive. Vous vous rappelez que ma venue a coïncidé avec l’arrivée de Mlle Fairfax ; comme dans cette occurrence, c’est vous seule, qui avez été négligée, vous me pardonnerez, j’en suis sûr, immédiatement ; quant à mon père, j’espère obtenir son indulgence en lui faisant remarquer que, par ma négligence, je me suis privé du réconfort de faire votre connaissance. Vous n’avez pas eu, j’espère, pendant la très heureuse quinzaine que j’ai passée près de vous, à me faire de reproche, sauf sur un point. Et maintenant j’arrive à la seule partie de ma conduite, pendant mon séjour chez vous, qui mérite des explications détaillées. C’est avec le plus grand respect et avec l’amitié la plus sincère que je fais allusion à Mlle Woodhouse ; mon père jugera sans doute que je dois ajouter : avec la plus profonde humiliation ; les paroles qui lui sont échappées hier à ce sujet m’ont fait connaître son opinion ; je mérite ses reproches. Ma conduite envers Mlle Woodhouse pouvait prêter, je le reconnais à des commentaires fâcheux en l’espèce ; peut-être afin d’aider à une dissimulation essentielle, ai-je profité plus qu’il n’était convenable des rapports d’intimité si naturellement établis entre nous dès le début. Je ne puis pas nier que Mlle Woodhouse ne fût ostensiblement préférée ; mais vous pouvez me croire, si je n’avais pas été convaincu de son indifférence, je n’aurais jamais prolongé ce jeu dangereux que me suggérait mon égoïsme. Vive, aimable, gracieuse, Mlle Woodhouse ne m’a jamais fait l’impression d’être une jeune personne d’esprit romanesque et j’avais d’autre part d’excellentes raisons d’être convaincu de sa bienveillante indifférence à mon égard. Elle reçut mes hommages sur un ton d’alerte marivaudage qui me convenait à merveille ; nous paraissions nous comprendre à demi-mot. Dans notre situation relative, ces attentions du reste étaient son dû. Je ne puis dire si Mlle Woodhouse avait des soupçons pendant mon premier séjour à Randalls ; quand je suis allé chez elle pour prendre congé je me rappelle avoir été sur le point de lui confesser la vérité, mais d’après son attitude, elle m’a paru vouloir éviter une explication. De toute façon, depuis longtemps, sa perspicacité avait certainement découvert une partie de la vérité. Je n’en puis douter. Elle m’a souvent fait des allusions voilées à ma situation. J’espère que cet historique sincère sera accepté par vous et par mon père comme une atténuation de mes torts. Pardonnez-moi et obtenez-moi au moment opportun le pardon et les bons vœux de Mlle Woodhouse ; je ressens pour elle une affection fraternelle. Vous avez maintenant une clé pour expliquer ma conduite à Randalls ; mon cœur était à Highbury et tous mes efforts tendaient à trouver les moyens de m’y transporter souvent sans éveiller de soupçons. Si vous avez gardé le souvenir de quelque extravagance, mettez-la, je vous prie, sur le compte de l’amour.

» Relativement à l’acquisition faite par moi du fameux piano, je me bornerai à dire que Mlle Fairfax ne m’eut jamais autorisé à l’envoyer, si elle avait été consultée. Elle a fait preuve pendant toute la durée de notre engagement d’une exquise délicatesse de sentiments. Bientôt j’espère, vous serez à même de la juger : aucune description ne pourrait donner une idée juste de son caractère. Depuis que j’ai commencé cette lettre, j’ai reçu de ses nouvelles : elle me dit que sa santé est bonne mais comme elle ne se plaint jamais, cette affirmation ne suffit pas à me tranquilliser. Je désire avoir votre opinion sur sa mine. Je sais que vous allez lui faire une visite et je sais aussi qu’elle vit dans une perpétuelle anxiété à l’idée de vous voir. Peut-être est-ce déjà une chose faite ? Écrivez-moi sans tarder : j’ai hâte de recevoir mille détails. Rappelez-vous combien peu de temps j’ai pu m’arrêter à Randalls et dans quel état d’émotion et d’agitation je me trouvais ; je ne me sens guère mieux encore : je suis tour à tour le plus heureux et le plus malheureux des hommes : quand je pense à votre bonté et à celle de mon père, à la générosité de mon oncle, je suis fou de joie ; mais quand je me rappelle tout le tourment que j’ai causé à Mlle Fairfax, je me sens en fureur contre moi-même. Si seulement je pouvais la revoir, lui parler ! Mais ce n’est pas possible encore ; mon oncle a été trop excellent pour que je songe à lui présenter une nouvelle requête. Il m’a été impossible hier de vous donner aucune explication suivie ; mais la soudaineté et, à un certain point de vue, l’inopportunité de cette révélation nécessite un commentaire : la mort de ma tante faisait, je le savais, disparaître le plus grave obstacle à mon bonheur ; toutefois je n’aurais jamais songé à une solution aussi prématurée si de très particulières circonstances ne m’avaient contraint à agir sur l’heure ; Mlle Fairfax, de son côté, eût certainement ressenti tous mes scrupules avec plus de force encore, mais je n’avais pas le choix. La brusque résolution qu’elle avait prise à l’instigation de cette femme… À cet endroit, ma chère Madame, j’ai été obligé de m’interrompre afin de retrouver mon calme. Je viens de faire une longue promenade dans la campagne et je suis maintenant, je l’espère en état de continuer ma lettre sur un ton convenable. Ce souvenir est pour moi en effet, particulièrement pénible. Je reprends mon exposition. Mlle Fairfax ne pouvait admettre que, sous prétexte de dissimuler la vérité, je m’exposasse d’un cœur léger à compromettre une autre jeune fille ; elle désapprouvait entièrement ma manière d’être avec Mlle Woodhouse, et cette considération, en dehors des scrupules de délicatesse, aurait dû suffire à me faire changer de conduite. Mais, jugeant son mécontentement déraisonnable, je refusai d’accéder à ses prières ; je la jugeai en diverses occasions, inutilement scrupuleuse et prudente ; je me plaignais de sa froideur ; nous nous sommes querellés. Vous rappelez-vous le déjeuner champêtre à Donwell ? Ce fut ce jour-là que nous divers malentendus aboutirent à une crise ; j’étais en retard, je la rencontrai rentrant seule chez elle et je voulus l’accompagner ; elle s’y opposa formellement. Cette manifestation de la prudence la plus élémentaire me parut alors une preuve d’indifférence ; je fus assez extravagant pour m’offenser et je doutai de son affection. Le lendemain à Box Hill, Mlle Fairfax provoquée par ma négligence affectée et mon apparente dévotion à Mlle Woodhouse, par une conduite en un mot qu’aucune femme de cœur n’aurait pu supporter m’exprima son ressentiment d’une façon parfaitement compréhensible pour moi. Le soir même, par dépit, je retournai à Richmond, bien qu’il m’eût été possible de rester avec vous jusqu’au lendemain matin. Même à ce moment, je n’avais pourtant pas abandonné tout projet de réconciliation future, mais j’étais blessé par sa froideur et je voulais attendre qu’elle fît les premiers pas. Je me réjouirai toujours, ma chère Madame, de votre non participation à l’excursion de Box Hill : si vous aviez été témoin de mon attitude ce jour-là, je crains que vous n’eussiez toujours conservé de moi une mauvaise opinion. Je n’avais pas prévu les conséquences de mon départ ; aussitôt qu’elle l’eut appris, elle accepta l’offre qui lui était faite par l’entremise de cette officieuse Mme Elton. À ce propos, je dois vous dire combien j’ai été indigné de toutes les libertés que cette dame s’est permises à l’égard de Mlle Fairfax. Je suis forcé de me montrer modéré, après avoir rencontré moi-même tant d’indulgence, sinon je ne ferais pas preuve de tant de patience. Elle l’appelait « Jane ». Est-ce possible ! Vous remarquerez que je ne me suis pas permis de lui donner ce nom même devant vous ; vous pouvez, en conséquence, juger de ce que j’ai dû souffrir en l’entendant prononcer par les Elton. Cette familiarité aggravée encore par le sentiment d’une supériorité imaginaire, constituait pour moi une véritable torture. Mlle Fairfax, après avoir disposé d’elle-même, résolut de rompre avec moi ; elle m’écrivit le lendemain que nous ne devions plus nous revoir. « Notre engagement, me disait-elle, est une source de regret et de tourments pour nous deux ; en conséquence je vous rends votre liberté ». Cette lettre m’arriva le jour même de la mort de ma pauvre tante. J’y répondis sur l’heure, mais par suite d’une confusion consécutive à la multiplicité des charges qui m’incombaient, ma réponse, au lieu d’être envoyée avec les nombreuses lettres de ce soir là, fut oubliée par mégarde dans mon bureau. Pensant avoir écrit suffisamment, vu les circonstances, pour la satisfaire, je demeurai sans inquiétude. Je fus assez désappointé de ne pas recevoir de ses nouvelles sans retard, mais je lui trouvai des excuses et j’étais trop préoccupé et j’ajouterai trop confiant dans l’avenir pour me montrer formaliste. Nous nous transportâmes à Windsor ; et deux jours après je reçus un paquet : toutes mes lettres qu’elle me renvoyait ! Par le même courrier, je recevais un court billet me disant combien elle avait été surprise de n’avoir pas reçu de réponse à sa lettre précédente : « Votre silence, ajoutait-elle, ne peut être interprété que de deux façons et il est également désirable pour les deux parties de liquider rapidement tout ce qui a trait à cette affaire ; en conséquence, je vous adresse par une voie sûre, toutes vos lettres et je vous prie, s’il ne vous est pas possible de me renvoyer les miennes sur-le-champ, – de façon à ce que le paquet me touche à Highbury d’ici une semaine – de bien vouloir me le faire parvenir à… » (Suivait tout au long l’adresse de Mme Smalbridge aux environs de Bristol.) Je connaissais le nom et l’endroit et je compris aussitôt : cette brusque décision concordait parfaitement avec son caractère résolu, et le secret dont elle avait été entourée, était une preuve nouvelle de sa délicatesse. Vous pouvez imaginer quel choc je ressentis ! Avant d’avoir découvert ma propre erreur, j’accusai la négligence de la poste. Que fallait-il faire ? Il n’y avait qu’une solution, parler à mon oncle. Sans cette sanction, je ne pouvais espérer être écouté encore. Je m’y décidai ; les circonstances étaient en ma faveur ; le malheur qui venait de le frapper avait adouci son orgueil et, sans grande peine, j’arrivai à faire agréer mon projet ; finalement le pauvre homme, avec un profond soupir, me souhaita de trouver dans l’état de mariage un bonheur semblable au sien ! Êtes-vous disposée à me plaindre dans l’affreuse inquiétude endurée par moi avant d’avoir gagné ma cause ? Pourtant je n’ai été véritablement malheureux qu’au moment où j’ai eu la révélation de l’état de santé de Mlle Fairfax : j’ai pu juger alors, à son visage, de la gravité des souffrances que je lui avais infligées. Je suis arrivé à Highbury à une heure où je pensais avoir bien des chances de la trouver seule : je ne fus pas désappointé ; après une longue lutte, j’obtins gain de cause ; j’eus beaucoup de peine à dissiper ses justes préventions, mais c’est chose faite, nous sommes réconciliés et désormais, aucun malentendu ne pourra plus exister entre nous. Maintenant, ma chère Madame, je vous prie de m’excuser d’avoir abusé de votre patience. Croyez à ma sincère reconnaissance pour toutes les bontés passées et permettez-moi de vous remercier par anticipation des attentions que votre cœur vous suggérera à l’égard de Mlle Fairfax. Vous jugerez sans doute que mon bonheur surpasse mon mérite : c’est aussi tout à fait mon opinion. Mlle Woodhouse m’appelle l’enfant chéri de la Fortune. J’espère qu’elle ne se trompe pas. Sur un point mon bonheur est indiscutable, c’est d’être à même de me dire :

» Votre fils affectionné et reconnaissant,

F.C.W.C. »