Emma/XVI

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Traduction par Pierre de Puliga.
Journal des débats (p. 112-118).



XVI


Ses cheveux nattés et la femme de chambre renvoyée, Emma s’assit pour réfléchir à la triste situation qu’elle avait provoquée : c’était l’écroulement de tous ses projets et surtout c’était pour Harriet un coup terrible. L’ensemble lui apportait tristesse et humiliation, mais ce n’était rien, en comparaison du mal qui en résultait pour Harriet ; elle se fut volontiers soumise à être convaincue plus encore d’erreur, de faux jugement, d’inconséquence, à condition que les effets de ses bévues eussent été concentrés sur elle-même : « Si je n’avais pas persuadé à Harriet de prendre cet homme en affection j’aurais subi cet affront sans me plaindre… Mais cette pauvre Harriet ! »

M. Elton avait affirmé n’avoir jamais pensé sérieusement à Harriet : jamais ! Elle chercha à se rappeler le passé, mais tout était confus dans son esprit ; elle était évidemment partie d’une idée préconçue et avait tout fait plier à son désir. Il fallait bien pourtant que les manières de M. Elton eussent été indécises, flottantes, douteuses pour qu’elle ait pu s’abuser à ce point. Le portrait ? Quel empressement il avait montré pour ce portrait ! Et la charade ? Et cent autres circonstances qui avaient paru désigner si clairement Harriet. Évidemment dans la charade il y avait une allusion à « l’esprit vif » mais il y en avait une aussi au « doux regard ». En réalité rien ne s’adaptait ni à l’une ni à l’autre : ce n’était qu’un pathos sans vérité et sans goût. Qui donc aurait pu voir clair à travers un tel tissu d’absurdités ?

Sans doute elle avait souvent jugé les manières de M. Elton inutilement galantes, mais ayant remarqué depuis longtemps qu’il ne possédait qu’un usage imparfait du monde, elle avait interprété cet empressement comme une manifestation de reconnaissance. C’était M. Jean Knightley qui, le premier, lui avait ouvert les yeux. Elle reconnaissait que les deux frères avaient fait preuve, dans toute cette affaire d’une grande perspicacité. Elle se rappela ce que M. Knightley lui avait dit, un jour, à propos de M. Elton, l’avertissement qu’il lui avait donné, la conviction qu’il avait manifestée concernant la prudence des idées matrimoniales de M Elton ; elle rougit en constatant combien il avait mieux pénétré ce caractère qu’elle n’avait su le faire elle-même ; elle se sentait cruellement mortifiée ; M. Elton lui apparaissait maintenant à beaucoup de points de vue exactement l’inverse de ce qu’elle avait imaginé et désiré qu’il fût : fat, présomptueux, vaniteux ; rempli du sentiment de sa propre importance et parfaitement indifférent aux sentiments des autres.

Contrairement à ce qui arrive d’habitude, la préférence qu’il lui marquait avait fait perdre à M. Elton tout son prestige : elle se souciait peu de son attachement et ses espoirs l’offensaient. Elle voyait clairement qu’il désirait se marier avantageusement et qu’ayant eu l’arrogance de lever les yeux vers elle, il avait fait semblant d’être amoureux ; elle était parfaitement tranquille que les souffrances qu’il endurerait n’étaient pas d’une nature à inspirer la sympathie. Rien dans son langage ni dans ses manières n’indiquait une sincère affection ; il n’avait épargné ni les soupirs, ni les belles paroles, mais il eut été difficile de choisir des expressions moins naturelles ou d’imaginer un ton de voix plus étranger au véritable amour. Elle n’avait pas besoin de se tourmenter à son sujet ; il voulait simplement s’élever et s’enrichir ; et puisque Mlle Woodhouse de Hartfield, l’héritière de sept cent cinquante mille francs n’était pas si facile à obtenir qu’il l’avait imaginé, il ne tarderait pas à jeter son dévolu sur n’importe quelle jeune fille ayant de cinq à deux cent mille francs.

Mais le fait qu’il ait pu parler d’encouragement, supposer qu’elle avait compris ses intentions, imaginer que l’idée lui était venue de l’accepter comme mari, voilà qui était particulièrement odieux. Cet homme se jugeait l’égal, comme situation et comme intelligence, de Mlle Woodhouse ! Il avait pour Harriet un dédain complet, comprenant à merveille la hiérarchie sociale au-dessous de lui et en même temps l’ignorant complètement au-dessus. Peut-être n’était-il pas juste de lui demander d’apprécier la différence qui existait, entre eux touchant les facultés et les raffinements de l’esprit ; cette inégalité même formant un obstacle à la perception d’une supériorité de ce genre ; mais il ne pouvait ignorer que, tant par la fortune que par la situation sociale, elle lui était grandement supérieure ; il devait savoir que les Woodhouse, la branche cadette d’une très ancienne famille, se trouvaient établis à Hartfield depuis plusieurs générations. L’importance foncière de Hartfield, à vrai dire, n’était pas considérable, la propriété ne formant qu’une sorte d’enclave dans le domaine de Donwell Abbey ; mais leur fortune par ailleurs était si considérable qu’ils se trouvaient être de bien peu inférieurs aux propriétaires de Donwell Abbey. Les Woodhouse tenaient depuis fort longtemps une place élevée dans la considération de leurs voisins, quand M. Elton était arrivé, il y avait deux ans à peine, pour faire son chemin comme il le pourrait, sans alliances sauf dans le commerce, sans rien pour le recommander, excepté sa situation et sa politesse. Le plus extraordinaire, c’est qu’il s’était imaginé qu’elle était amoureuse de lui ! Elle voulut se persuader tout d’abord qu’elle n’avait fourni à M. Elton aucun prétexte à s’illusionner de la sorte, mais, après réflexion, elle fut bien obligée de reconnaitre avoir, par l’extrême bonne grâce dont elle avait fait preuve à l’égard du soupirant d’Harriet, rendu possible une interprétation erronée : du moment que le motif véritable de sa manière d’être demeurait incompris, un homme de facultés ordinaires et de délicatesse médiocre avait pu se croire encouragé. Puisqu’elle avait si mal interprété les sentiments de M. Elton, comment pouvait-elle s’étonner que, de son côté, aveuglé par l’amour-propre et l’intérêt, il se fût trompé ? Elle seule était responsable de l’erreur initiale. Il lui apparaissait maintenant que c’était une sottise de faire des efforts pour influencer l’union de deux personnes ; c’était s’aventurer trop loin, assumer une trop grande responsabilité, prendre légèrement ce qui est sérieux, mêler l’artifice à ce qui doit être simple. Elle se sentait toute honteuse et prit la résolution de ne plus agir ainsi à l’avenir.

— Non sans peine, j’ai fini par amener Harriet à avoir une véritable affection pour cet homme. Si je n’étais pas intervenue, elle n’aurait jamais pensé à lui, du moins avec l’espoir d’être payée de retour, car elle est extrêmement modeste. Pourquoi ne m’être pas bornée à lui faire refuser le jeune Martin ! J’avais raison alors et j’aurais dû m’arrêter ; le temps et la chance aurait fait le reste. Je l’avais introduite dans la bonne compagnie et je lui donnais la possibilité de plaire à qui en valait la peine ; je n’aurais pas dû tenter plus. Mais maintenant cette pauvre fille a perdu son repos : je n’ai été pour elle qu’une triste amie. Et dans le cas où ce désappointement ne serait pas pour elle aussi sérieux que je le crois ; je ne vois personne qui pourrait le moins du monde être un parti pour elle : William Cox ?… Non, je ne pourrais jamais admettre William Cox, un petit avocat prétentieux ! »

Elle rougit et se mit à rire de cette prompte récidive puis considéra de nouveau toutes les conséquences de son erreur : les désolantes explications qu’elle aurait à donner à Harriet, et la gêne des rencontres ultérieures avec M. Elton, la contrainte qu’il lui faudrait s’imposer pour dissimuler son sentiment et éviter un éclat. Finalement elle se coucha, doutant d’elle-même et de tout, certaine seulement de s’être grossièrement trompée.

Il est rare que le retour du jour n’apporte avec lui un soulagement appréciable aux chagrins de la jeunesse ; Emma se réveilla le lendemain matin dans de meilleures dispositions d’esprit et assez encline à ne plus considérer la situation, comme inextricable ; d’abord M. Elton n’était pas véritablement amoureux d’elle et, de son côté, elle ne manquait pas à son égard de cette sympathie qui eût pu lui rendre pénible la désillusion qu’elle lui infligeait ; en second lieu, elle se rendait compte que la nature d’Harriet ne la prédisposait pas à ressentir très profondément les émotions de ce genre ; enfin il n’était pas nécessaire que personne fût mis au courant de ce qui s’était passé et elle n’avait à craindre pour son père aucun contrecoup fâcheux.

Ces pensées la réconfortèrent et la vue de l’épais tapis de neige qui couvrait le sol lui causa une agréable surprise comme propice à leur intimité familiale ; bien que ce fût Noël, elle avait une excellente excuse pour se dispenser d’aller à l’église ; elle évitait ainsi une rencontre pénible.

Les jours suivants, l’état du temps demeura indécis entre la gelée et le dégel ; chaque matin commençait par la neige ou la pluie et chaque soir amenait la gelée. Il ne pouvait être question de sortir. Emma se trouva donc à même de profiter des avantages de son isolement : pas de communications avec Harriet, sauf par lettre ; pas d’église le dimanche suivant et aucune nécessité d’inventer une excuse pour l’absence de M. Elton ; il paraissait tout naturel à M. Woodhouse que l’on restât chez soi par un temps pareil, et il ne manquait pas de dire à M. Knightley qu’aucune température n’arrêtait : « Ah ! Monsieur Knightley, que n’imitez vous M. Elton qui ne s’expose pas à prendre froid ! »

Cette vie paisible et retirée convenait exactement à M. Jean Knightley dont l’humeur était un facteur important du bien-être général : du reste celui-ci avait épuisé si complètement sa mauvaise humeur au cours de l’expédition de Randalls que son amabilité fut invariable pendant tout le reste du séjour : il était gracieux pour chacun et parlait de tous avec bienveillance. Malgré la paix ambiante, Emma ne pouvait oublier toutefois qu’elle se verrait bientôt dans la nécessité d’avoir une explication avec Harriet et son esprit ne trouvait pas de repos.