Empereur et prolétaire

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La Grande revue40 (p. 146-152).

Empereur et prolétaire


Sur des bancs de bois, dans la basse taverne sombre,
Où le jour pénètre à travers les vitres sales,
Autour de longues tables, était assise, triste,
Une bande errante, faces assombries,
Enfants pauvres et sceptiques de la plèbe prolétaire.

Ah ! s’exclamait l’un, vous dites que l’homme est une lumière
Sur ce monde plein d’amertumes et de torture ?
En lui nulle étincelle n’est candide ni entière,
Son rayon est sordide comme le globe de boue
Sur lequel il règne tout puissant.

Dites-moi qu’est-ce que la justice ? — Les forts se retranchèrent
Avec leur fortune et leur grandeur derrière leur cercle de lois ;
On les voit éternellement comploter, au moyen des biens qu’ils ont volés,
Contre ceux qu’ils condamnèrent au labeur
Et dont ils exploitent le travail de toute une vie.

Les uns comblent de plaisirs leur vie,
Ils passent des jours joyeux et les heures leur sourient ;
Vin d’ambre dans les coupes ; l’hiver, jardins, verdures,
L’été, divertissements, Alpes aux fronts de glace ;
Ils font de la nuit le jour et ils bouchent les yeux du jour.

La vertu pour eux — ça n’existe pas. Mais ils ont soin
De vous la prêcher, car c’est vous qui devez être les bras forts
Des États, masses lourdes qu’il faut pousser,
Et elles doivent être luttées, les guerres une fois allumées ;
Car vous mourant dans le sang, eux peuvent être grands.


Et les flottes superbes et les armées glorieuses,
Et les couronnes que les rois posent sur leur front,
Et ces millions, qui en amas luxueux
Sont entassés chez le riche, oppriment le pauvre
Et sont extorqués à la sueur du peuple hébété.

La religion — phrase par eux inventée
Afin que par son pouvoir ils vous courbent sous le joug,
Car s’il manquait aux cœurs l’espoir de la récompense,
Après que vous travaillâtes amèrement, misérables toute votre vie,
Supporteriez-vous encore la condamnation, comme des bêtes à la charrue ?

Elle vous a obscurci la vue par des ombres qui ne sont pas,
Et vous a fait croire que vous serez récompensés…
Non ! La mort dans la vie a éteint tout plaisir —
Celui qui en ce monde n’a eu que des douleurs
N’a rien au-delà, car bien morts sont ceux qui sont morts.

Mensonges et phrases voilà tout ce que les états soutiennent,
Et non point l’ordre naturel.
Pour que vous défendiez leur fortune, leur grandeur et leur bien-être
Ils arment vos bras, afin que vous frappiez en vous-mêmes,
Et ils vous mènent à la guerre contre vous-mêmes.

Pourquoi faut-il que vous soyez les esclaves de leurs millions néfastes,
Vous, qui à peine pouvez vivre de votre travail ?
Pourquoi faut-il que la maladie et la mort soient votre lot,
Lorsqu’eux dans leurs richesses splendides et vastes
Vivent comme dans les cieux, n’ont même pas le temps de mourir ?

Pourquoi oubliez-vous qu’en vous est le nombre, en vous le pouvoir ?
Vous pourrez très aisément, quand vous le voudrez, vous partager la terre.
Ne leur construisez donc plus de maisons où ils enferment des richesses,
Où voudriez-vous qu’on vous enferme, quand poussés par la souffrance
Vous croyez avoir, vous aussi, le droit de vivre.

Eux, protégés par les lois, s’abandonnent aux plaisirs
Et ils sucent à la terre sa plus douce sève,

Ils attirent, dans la volupté de l’orgie bruyante
Des musiques aveugles, vos filles belles ;
Leurs vieillards flétrissent nos beautés vierges.

Et si vous demandez alors ce qu’à vous il vous reste ?
Le labeur ; qui leur permettra de se vautrer dans les joies,
L’esclavage pour toute la vie, le pain noir mouillé de pleurs,
La misère dans la honte de vos filles souillées.
Tout pour eux, et rien pour vous ; à eux le ciel, à vous les douleurs. !

Eux n’ont pas besoin de lois : la vertu est aisée
Quand on a ce qu’il faut… Mais les lois sont pour vous.
On vous applique la loi, on vous jauge la peine
Lorsque vous tendez la main vers de bonnes choses souriantes,
Car même au bras de la terrible nécessité il n’est pas pardonné.

Brisez l’ordre établi, cruel et injuste
Qui divise le monde en miséreux et en riches.
Et puisqu’après la mort aucune récompense ne vous attend
Faites que dans ce monde il y ait une part équitable,
Égale pour chacun, et que nous vivions en frères !

Brisez la statue nue de l’antique Vénus,
Brûlez ces toiles aux corps de neige,
Elle déchaînent dans l’âme l’idée malheureuse
De la perfection humaine, et elles font choir
Sous les griffes de l’usure les filles du peuple !

Brisez tout ce qui attise leur cœur malade,
Dévastez palais, temples, qui recèlent des crimes,
Abattez les statues des tyrans, qu’une lave coule dans le feu
Qui purifie les pierres de toute trace, esclave
De ceux qu’elle suit jusqu’au bout de la terre !

Brisez tout ce qui marque orgueil et fortune,
Ô ! déshabillez la vie de son vêtement de granit,
De pourpre, d’or, de larmes, d’ennui,
Qu’elle ne soit plus qu’un rêve, qu’une illusion
Qui sans angoisse traverse le temps infini.


De tous ces décombres dressez de gigantesques pyramides
Comme un memento mori sur le plan de l’histoire —
Celui-là est l’art, qui ouvre notre âme
À l’éternité ; non pas le corps nu qui rit
De sa moue de vendue, de son œil rusé et vif.

Oh ! emmenez le déluge, assez longtemps vous attendîtes
De voir quel bien pourrait surgir du bien —
Aucun ! La place de la hyène a été prise par le beau parleur,
La place de l’antique cruauté par l’insinuant tenace.
Les formes ont changé, mais le mal est resté.

Et vous retournerez alors vers les âges d’or
Que les mythes bleus nous murmurent souvent ;
Les plaisirs égaux seront partagés en égalité,
La mort même, éteignant la lampe de la vie qui se finit,
Vous apparaîtra comme un ange aux épais cheveux blonds.

Alors, vous mourrez aisément sans amertume ni souci,
Des adolescents vivront comme vous aurez vécu,
Mêmement la cloche ne pleurera plus de sa langue de bronze
Celui dont prît soin la bonne chance
Et que personne n’aura à plaindre ; il aura vécu sa vie.

Et les maladies, que la misère et la richesse hors-nature
Enfantent parmi les hommes, peu à peu s’évanouiront,
Il ne croîtra plus dans le monde que ce qui est destiné à croître,
On boira la coupe jusqu’à la lie, jusqu’à ce qu’on veuille la briser,
On mourra lorsqu’on n’aura plus de raison de vivre.


Sur les bords de la Seine en phaéton de gala
César passe, pâle, plongé dans ses pensées ;
Le lourd et sourd bruit des flots, le grondement sur le granit
Des centaines d’équipages, ne trompent pas ses réflexions :
Son peuple le rend silencieux et humble.

Son sourire est intelligent, profond et muet ;
Son regard lit dans les âmes des hommes,

Et sa main qui tient les destinées du monde
Est saluée, le long du chemin, par la masse des loqueteux.
Sa grandeur est mystérieusement liée à ceux-ci.

Il est, comme vous, convaincu dans sa grandeur solitaire
Dépourvue d’amour, que le principe mauvais,
L’injustice et le mensonge tiennent les freins du monde,
L’histoire humaine l’exprime éternellement ;
C’est l’histoire du marteau qui tombe sur l’enclume.

Et lui — lui, la cime splendide de ceux qui oppriment,
Salue en passant le défenseur muet.
Si vous manquiez sur cette terre, vous la cause ténébreuse
Des révolutions grandioses — la grandeur rayonnante
De César, César lui-même il y a longtemps serait tombé.

Par vos ombres incrédules,
Par vos sourires figés, que la pitié a quittés,
Par vos pensées de justice et de bonté rayonnante,
Par vos ombres seulement, puissances effrayantes,
Il force sous son joug ceux-là qui l’ont haï.


Paris brûle en flots, la tempête s’y baigne,
Des tours tonnantes bondissent, flambantes, comme des torches noires, dans le vent.
Parmi les langues des flammes qui se tordent en vagues,
Cris mugissants, cliquetis d’armes pénètrent la mer embrasée.
Le siècle est un cadavre — Paris est son tombeau.

Dans des rues qu’entrecroisent les flammes aveuglantes.
Montés sur des barricades de monceaux de granit.
Se meuvent les bataillons de la plèbe prolétaire
Avec leurs bonnets phrygiens et leurs armes luisantes ;
Et des cloches en branle retentissent, rauques.

Blanches comme le marbre, comme celui-ci impassible,
Des femmes, l’arme au bras, traversent l’air rouge,

Leur chevelure riche et noire s’épand sur leurs épaules,
Et couvre leurs seins — il y a haine et rage
Dans leurs yeux noirs, profonds et désespérés.

Ô ! guerroie, femme voilée par ta riche chevelure ;
L’enfant perdu est aujourd’hui un héros !
Car l’oriflamme rouge à l’ombre de justice
Sanctifie ta vie fangeuse et pécheresse.
Non ! la faute n’est pas à toi mais à ceux qui t’ont vendue !


La mer brille, calme ; et ses plaques grises
Se meuvent l’une sur l’autre comme des couches de cristal
Jetées sur la terre ; de la forêt mystérieuse
La lune émerge, grande, dans les plaines azurées,
Les emplissant de son œil superbe, triomphal.

Sur les ondes lentes, de vieux vaisseaux,
Meuvent en bercements leurs carcasses de bois ;
Glissant doucement, tels des fantômes, ils enflent leurs voiles
Devant la lune qui les traverse
Et dont la face apparaît comme un signe sur le disque de feu jaune.

Sur des bords bouleversés par le délire de la mer,
César veille toujours sous le tronc courbé
Du saule à la chevelure pendante, et les chants prolongés de l’eau,
En cercles fulgurants, s’allient ineffablement au souffle
De la brise du soir, et vibrent en cadence.

Il lui semble que dans l’air et la nuit étoilée,
S’avançant sur les cimes des forêts, par-dessus l’étendue des eaux,
Passe, barbe blanche, — sur le front assombri,
La couronne de paille lui pend, sèche —
Le vieux roi Lear.

Émerveillé, César regardait l’ombre des nuées
À travers la crête de laquelle transparaissaient des étoiles doucement tremblantes.
Son esprit s’ouvrait à tout le sens des tableaux
De la vie brillante, et les échos des peuples
Lui semblaient des voix qui enveloppent un monde d’amertume.


En tout homme le monde se tâtonne,
Le vieux Demiurgos s’évertue vainement,
Dans tout cerveau le monde s’interroge
De nouveau : d’où vient-il et où va-t-il ? Fleur
Des désirs obscurs plantés dans l’abîme.

Tout le noyau du monde, désir et grandeur,
Est caché et vit dans le cœur de chacun,
Jet hasardé, tel l’arbre en floraison
Qui charge de toute son essence chacune de ses fleurs
Et qui, en train de donner des fruits, les voit mourir.

Ainsi, le fruit humain gèle en chemin,
L’un se pétrifie en esclave, l’autre en empereur,
Emplissant de compréhensions sa pauvre vie
Et montrant au soleil la misère de sa face —
Car l’intelligence des choses est la même, donnée à tous.

Éternellement, les mêmes désirs masqués d’habits différents,
Et dans toute l’humanité le même homme, éternellement :
Le cruel mystère de la vie apparaît sous de multiples formes,
Il trompe tout le monde et ne se confesse à personne,
Désirs sans bornes plantés dans un atome.

Lorsque tu sais que ce rêve aboutit à la mort,
Qu’après toi le tout demeure tel qu’il est, quoi que tu fasses
Et quoi que tu veuilles faire dans ce monde — alors, tu es las
De l’éternelle course et une pensée te séduit :
Que la vie du monde est le rêve de la mort éternelle.


Mihaïl Eminescou.


Traduit du roumain par M. S.