Enlevé ! (traduction Savine)/12

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 106-118).


CHAPITRE XII

J’ENTENDS PARLER DU RENARD ROUGE


Avant que nous eussions terminé le nettoyage de la dunette, une brise se leva un peu au nord-est ; elle balaya la pluie et fit reparaître le soleil.

Ici je dois donner quelques explications que le lecteur ferait bien de suivre sur une carte.

Le jour où le brouillard nous avait enveloppés et où nous avions coulé la barque d’Alan, nous avions parcouru le Petit Minch.

À l’aube qui suivit la bataille, le calme nous surprit à l’est de l’île de Canna ou plutôt entre cette île et celle d’Eriska qui forme un anneau de la chaîne des Long Islands.

Or, pour se rendre de là au loch Linnhe, la route la plus directe passait par les goulets du détroit de Mull.

Mais le capitaine n’avait pas de carte ; il redoutait de pousser son brick aussi avant parmi les îles, et comme le vent était favorable, il avait préféré prendre par l’ouest de Tiree et arriver par la côte méridionale de la grande île de Mull.

Pendant tout le jour, la brise souffla dans la même direction et prit de la force au lieu de tomber.

Vers l’après midi, une houle commença à se dessiner, contournant les îles extérieures du groupe des Hébrides.

Naturellement pour doubler les îles intérieures, il fallait aller au sud-ouest, de sorte que tout d’abord nous avions cette houle sur notre cabrion, et nous éprouvions un fort roulis.

Mais après la tombée de la nuit, quand nous eûmes doublé l’extrémité méridionale de Tiree et comme nous allions piquer plus droit vers l’est, la mer vint à nous en poupe.

Jusqu’à présent, c’est-à-dire pendant la première partie de la journée, avant qu’arrivât la houle, le temps avait été fort agréable. Nous naviguions alors par un beau soleil, et nous apercevions de différents côtés un grand nombre d’îles montagneuses.

Alan et moi, nous étions assis dans la dunette, les deux portes ouvertes, et nous fumions une pipe ou deux du bon tabac du capitaine.

C’est à ce moment-là que nous nous racontâmes notre histoire l’un à l’autre.

C’était important surtout pour moi, car j’acquis ainsi une connaissance plus détaillée de cette sauvage contrée des Highlands sur laquelle je mettrais bientôt le pied.

En ces jours-là, si rapprochés des derniers moments de la grande insurrection, on avait besoin de bien savoir ce qu’on faisait avant de s’engager dans la lande.

Ce fut moi qui commençai en lui narrant tout mon malheur.

Il écouta mon récit avec une grande bonhomie, excepté quand je vins à parler de mon excellent ami, M. Campbell, le ministre.

Alan prit feu aussitôt et me cria qu’il détestait tout ceux qui portaient ce nom.

— Pourquoi ? lui demandai-je. C’est un homme à qui vous seriez fier de donner la main.

— Je ne vois rien que je puisse donner à un Campbell, dit Alan, à moins que ce ne soit une balle de plomb. Je voudrais faire la chasse à tous ceux de ce nom comme à des coqs de bruyère. Et si j’étais à l’article de la mort, je me traînerais sur mes genoux jusqu’à ma fenêtre pour tirer sur eux.

— Quoi, Alan ! m’écriai-je, que vous ont donc fait les Campbell ?

— Eh bien, me répondit-il, vous savez parfaitement que je suis un Stewart d’Appin, et pendant longtemps les Campbell ont tracassé et pillé ceux de mon nom. Oui, ils nous ont pris de bonnes terres par trahison, jamais à la pointe de l’épée, non, cria-t-il de toute sa force, en même temps qu’il laissait tomber son poing sur la table.

Mais je ne fis guère attention à cela. Je savais bien que ceux qui ont le dessous tiennent généralement ce langage.

— Ce n’est pas tout, il y a pire, reprit-il, et c’est toujours la même histoire, des paroles menteuses, des papiers menteurs, des tours bons pour un rétameur ambulant, et tout cela couvert des apparences de la légalité, pour achever de vous mettre en fureur.

— Vous qui êtes si prodigue de vos boutons, dis-je, j’ai de la peine à croire que vous soyez un bon juge en affaires.

— Ah ! fit-il en retrouvant son sourire, je tiens ma prodigalité du même homme qui m’a donné les boutons, et ce fut mon propre père, Duncan Stewart. Qu’il repose en paix !

C’était le plus bel homme de toute la parenté, et le meilleur tireur à l’épée qu’il y eût dans les Highlands, David, et cela revient à dire, le meilleur qu’il y eût de par le monde. Je dois le savoir, car il a été mon maître. Il était dans la garde noire, quand elle fut formée, et comme les autres gentlemen, simples soldats, il avait un valet derrière lui pour porter son mousquet dans les marches.

Bon, il paraît qu’un jour le Roi eut la fantaisie de voir l’escrime écossaise à l’épée ; mon père et trois autres furent choisis et envoyés à Londres, pour qu’il pût en juger comme il faut.

Bien ! on les introduit. Ils donnent une séance d’escrime qui dure deux heures de suite, devant le roi George, la reine Caroline et le boucher Cumberland, et un grand nombre d’autres dont le nom m’importe peu.

Quand ils eurent fini, le Roi (cela n’empêche qu’il soit un fieffé usurpateur), le Roi leur parla avec bonté et mit trois guinées dans la main de chacun.

Or, comme ils sortaient du palais, ils eurent à passer devant la loge du portier.

Mon père se dit qu’il était peut-être le premier gentleman simple soldat qui eût jamais passé par cette porte, et qu’il était très à propos de donner au pauvre portier une idée convenable de leur qualité.

Il met donc les trois guinées du Roi dans la main de cet homme, comme si c’était son habitude.

Les trois autres, qui le suivaient, en font autant, et alors les voilà dans la rue, sans un penny pour toute la peine qu’ils s’étaient donnée.

Les uns disent que ce fut un tel qui donna le premier un pourboire au portier du Roi, les autres disent que ce fut un tel, mais la vérité c’est que Duncan Stewart fut le premier, et je suis prêt à le prouver à l’épée ou au pistolet. Et voilà l’homme que j’ai eu pour père. Que Dieu lui donne le repos !

— Je pense qu’un tel homme n’a pas dû vous léguer une fortune, dis-je.

— Ah ! c’est vrai. Il m’a légué des culottes pour me couvrir, et pas grand’chose de plus. C’est ce qui fait que je me suis engagé, ce qui était même, au bon temps, une tache noire sur ma réputation, et ce qui n’arrangerait guère mes affaires, si je tombais aux mains des habits rouges.

— Comment, m’écriai-je, vous avez été dans l’armée anglaise ?

— J’y ai servi, dit Alan, mais j’ai déserté pour aller du bon côté, à Preston Pans, et cela me réconforte un peu.

Il m’était difficile de partager cette manière de voir, je regardais la désertion sous les armes comme une impardonnable faute contre l’honneur.

Mais si jeune que je fusse, j’étais trop avisé pour dire ce que je pensais.

— Ah ! cher ami, dis-je, mais c’est la peine de mort.

— Oui, fit-il, si on mettait la main sur moi, ce serait l’affaire d’une courte séance et d’une longue corde. Mais j’ai dans ma poche ma commission du Roi de France, et cela me protégerait quelque peu.

— J’en doute beaucoup, dis-je.

— Et moi aussi, j’ai des doutes à ce sujet, fit sèchement Alan.

— Mais, grand Dieu, mon ami, m’écriai-je, vous qui êtes un rebelle condamné, et un déserteur, et un homme du Roi de France, qu’est-ce qui vous tente et vous amène dans ce pays. C’est braver la Providence.

— Peuh ! je reviens tous les ans depuis 1746.

— Qu’est-ce qui vous fait revenir ? ami, m’écriai-je.

— Voilà, c’est le désir de revoir les amis et le pays, dit-il. La France est un bon séjour, sans doute, mais il me faut les bruyères et le daim. En outre, j’ai à m’occuper de diverses choses. Je rassemble quelques gaillards pour servir le Roi de France, je fais le racoleur, comme vous voyez, et cela me rapporte quelque argent. Mais le principal, l’essentiel, ce sont les intérêts de mon chef, Ardshiel.

— Je croyais que votre chef s’appelait Appin.

— Oui, mais Ardshiel est le capitaine du clan, dit Alan, ce qui ne m’aida point à comprendre.

— Voyez-vous, David, lui qui pendant toute sa vie a été un si grand personnage, qui a dans ses veines un sang royal et qui porte un nom de roi, il en est réduit aujourd’hui à vivre dans une ville de France comme un pauvre particulier.

Lui qui d’un coup de sifflet pouvait rassembler quatre cents épées, je l’ai vu de mes propres yeux, allant acheter du beurre sur la place du marché et le rapporter chez lui dans une feuille de chou.

Ce n’est pas seulement une souffrance, mais encore une humiliation pour nous qui sommes de sa famille et de son clan. Et il y a en outre les petits, les enfants, l’espoir d’Appin. Il faut qu’ils apprennent à lire et à tenir une épée, dans ce pays lointain.

Or, les fermiers d’Appin ont à payer une redevance au roi George, mais leur fidélité est à l’épreuve, ils sont dévoués à leur chef, et grâce à cette affection, en les pressant un peu, en usant de menaces à l’occasion, les pauvres gens économisent de quoi payer une autre redevance à Ardshiel.

Eh bien, David, c’est moi qui suis l’intermédiaire.

En disant ces mots, il frappa sur la ceinture qui lui entourait le corps, et fit tinter les guinées.

— Est-ce qu’ils paient les deux redevances ? m’écriai-je.

— Oui, David, les deux ! dit-il.

— Comment ? deux redevances ! répétai-je.

— Oui, David, répondit-il, j’ai raconté toute autre chose à votre capitaine, mais c’est la vérité vraie. Et ils ne se font pas trop prier, c’est quelque chose d’admirable. Pour cela, c’est l’affaire de mon bon parent, l’ami de mon père, James des Vaux James Stewart, qui est le demi-frère d’Ardshiel. C’est lui qui récolte l’argent, qui se charge des arrangements.

Ce fut la première fois que j’entendis prononcer le nom de James Stewart, dont on parla tant dans la suite, à l’époque où il fut pendu.

Mais je n’y fis guère attention pour le moment, car mon esprit était tout à la générosité de ces pauvres highlanders.

— Voilà ce que j’appelle de la noblesse ! m’écriai-je. Je suis un Whig ou je ne vaux guère mieux, mais j’appelle cela de la noblesse.

— Oui, dit-il, vous êtes un Whig, mais vous êtes un gentleman, et c’est pourquoi vous parlez ainsi. Mais si par hasard vous apparteniez à cette maudite race des Campbell, vous grinceriez des dents rien qu’à en entendre parler. Si vous étiez le Renard Rouge….

Lorsqu’il prononça ces mots, ses dents se serrèrent, et il cessa de parler.

J’ai vu bien des figures terribles, mais jamais d’aussi terribles que celle d’Alan quand il prononça ce nom de Renard Rouge.

— Qui est-il donc, ce Renard Rouge ? demandai-je, la curiosité l’emportant sur mon effroi.

— Qui il est ? s’écria Alan. Eh bien ! Je vais vous le dire. Quand les hommes des clans eurent été dispersés à Culloden, et que la bonne cause succomba, que les chevaux marchèrent jusqu’au pâturon dans le meilleur sang du Nord, Ardshiel dut fuir comme un pauvre daim sur les montagnes, avec sa femme et ses enfants. Ce fut une terrible affaire pour nous que de les embarquer, et quand il était encore dans la lande, les gredins d’Anglais, ne pouvant s’emparer de sa personne, s’en prirent à ses droits. Ils le dépouillèrent de tout ce qu’il possédait. Ils lui enlevèrent ses terres. Ils désarmèrent tous les hommes de son clan, qui avaient porté les armes pendant trente siècles. Oui, ils leur ôtèrent même les vêtements qu’ils avaient sur le dos, de sorte qu’aujourd’hui c’est un délit de porter un plaid à tartan, et on peut jeter un homme en prison rien que parce qu’il a un kilt autour des jambes. Il y a quelque chose qu’ils n’ont pas pu tuer, c’est l’affection que les hommes du clan avaient pour leur chef. Ces guinées en sont la preuve. Et voilà que maintenant arrive un individu, un Campbell, Colin le Roux, de Glenure.

— C’est lui que vous appelez le Renard Rouge ?

— Voulez-vous m’apporter sa tignasse ? s’écria Alan, d’un ton furieux. Oui, c’est cet homme. Il arrive avec des papiers signés du roi George, pour remplir les fonctions de soi-disant intendant du Roi sur les terres d’Appin. Tout d’abord il se fait tout petit, il est à tu et à toi avec Sheamus, c’est-à-dire avec James des Vaux, l’agent de mon capitaine. D’un mot à l’autre, il parvient à savoir tout ce que je vous ai raconté, comment les pauvres gens d’Appin, les fermiers, les loueurs de terres, les tenanciers tordent jusqu’à leurs plaids pour en tirer une seconde redevance, et l’envoyer outre-mer à Ardshiel et à ses pauvres petits. Comment donc avez-vous appelé cela, quand je vous en ai parlé ?

— Je vous ai dit, Alan, que c’était se conduire avec noblesse.

— Et vous n’êtes guère plus qu’un Whig ordinaire, s’écria Alan, mais quand Colin Roy le sut, le sang impur des Campbell s’alluma aussitôt de fureur. Il grinçait des dents quand il était assis devant sa bouteille de vin. Comment ! Un Stewart aurait un morceau de pain à manger, et il ne pourrait rien faire pour l’en empêcher ? Ah ! Renard Rouge, si jamais je vous tiens au bout de mon fusil, que Dieu ait pitié de vous !

Alan s’arrêta pour avaler sa colère.

— Eh bien, David, savez-vous ce qu’il fait ? Il déclare que toutes les fermes sont à louer. « Ah ! se dit-il dans le fond noir de son cœur, je trouverai bientôt d’autres tenants qui offriront une redevance plus élevée que ces Stewarts, ces Maccolls, ces Macrobs. » Tous ces noms-là, David, ce sont des noms de mon clan, et alors, se dit-il, il faudra qu’Ardshiel tende son bonnet aux passants sur les routes de France.

— Alors, dis-je, que se passa-t-il ?

Alan posa sa pipe que, depuis longtemps, il avait laissé éteindre, et mit ses mains sur ses genoux.

— Ah ! dit-il, vous ne le devineriez jamais : ces mêmes Stewarts, ces Maccolls, ces Macrobs, qui avaient deux redevances sur les bras, l’une qu’ils payaient par force au roi George, et l’autre qu’ils payaient par bonne volonté naturelle à Ardshiel, offrirent un revenu plus élevé qu’aucun des Campbell qui se trouvent dans toute l’Écosse, et pourtant il en envoya chercher bien loin, jusque sur les bords de la Clyde, et vers la croix d’Édimbourg, les priant, les suppliant de venir, puisqu’il y avait un Stewart à faire crever de faim, et un chien de Campbell à tête rouge à servir.

— Eh bien, Alan ! dis-je, voilà une étrange histoire, et bien belle aussi, et tout Whig que je sois, je suis content que l’homme ait été déjoué.

— Déjoué ? répéta Alan, vous ne les connaissez guère les Campbell, et vous connaissez encore moins le Renard Rouge. Lui battu ? il ne le sera jamais, tant que son sang n’aura pas arrosé les flancs des collines. Mais s’il arrive qu’un jour j’aie le temps et le loisir de chasser, David, mon garçon, il ne pousse pas assez de bruyère dans toute l’Écosse pour le dérober à ma vengeance.

— Ah ! mon cher Alan, dis-je, ce n’est ni sage, ni très chrétien que de laisser échapper tant de paroles de colère. Elles ne feront aucun mal à l’homme que vous appelez le Renard Rouge et à vous-même elles ne servent de rien. Racontez-moi simplement la chose ; que fit-il ensuite ?

— C’est une bonne observation, David, dit Alan. C’est la vérité vraie que cela ne lui nuira pas, et c’est malheureux. Mais pour ce que vous avez dit d’être chrétien, je le suis autrement que vous, sans cela je ne serais pas chrétien. À part cela, je pense tout à fait comme vous.

— Que vous ayez une opinion, que j’en aie une autre, dis-je, je sais du moins que le Christianisme interdit la vengeance.

— Oui, dit-il. On voit bien que vous avez reçu les leçons d’un Campbell. Ce monde-ci serait tout à fait agréable pour eux et ceux de leur espèce, s’il n’y avait rien qui ressemble à un gaillard embusqué derrière un fourré de bruyère. Mais il n’en est pas tout à fait ainsi. Voilà ce qu’il a fait.

— Oui, répondis-je, arrivez-y.

— Bon, David, reprit-il. Comme il ne pouvait pas se débarrasser des tenanciers loyaux par les moyens légaux, il a juré qu’il en viendrait à bout par des moyens malhonnêtes. Il fallait amener Ardshiel à mourir de faim. C’était là qu’on voulait en venir. Et puisque ceux qui le nourrissaient en exil ne voulaient pas se laisser acheter, il viendrait à bout de les expulser, à tort ou à raison. Il se mit donc en quête de gens de loi, de papiers, d’habits rouges pour le soutenir. Et voilà les braves gens de ce pays réduits à déménager, à partir à pied, chaque fils forcé de quitter la maison de son père, l’endroit où il était né, où il avait joué quand il était petit. Et quels sont ceux qui vont les remplacer ? Des mendiants aux jambes nues. Le roi George peut siffler pour avoir ses revenus. Il s’arrangera avec le peu qui en restera. Colin le Rouge n’en a cure. Du moment qu’il peut nuire à Ardshiel, c’est tout ce qu’il veut ; qu’il puisse enlever le pain de la table de mon chef, et quelques pauvres jouets aux mains de ses enfants… il retournera chez lui en chantant : vive Glenure !

— Laissez-moi dire un mot, fis-je. Soyez certain que s’il touche moins de revenus, le gouvernement a un doigt dans l’affaire. Ce n’est pas la faute de Campbell, mon ami, ce sont les ordres qu’il a reçus. Et si vous tuiez ce Colin aujourd’hui, vous en trouveriez-vous mieux ? Il y aurait un autre intendant à sa place, à peine dans le délai nécessaire pour monter à cheval.

— Vous êtes un rude gaillard dans la bataille, dit Alan, mais, mon garçon, vous avez le Whiggisme dans le sang.

Il y avait dans ces paroles assez de bienveillance, mais il y avait aussi tant de colère sous son dédain, que je crus sage de changer le sujet de la conversation.

Je lui exprimai mon étonnement de ce que dans un pays couvert de troupes, comme l’étaient les Highlands, et gardé comme une ville assiégée, un homme dans sa situation pût aller et venir sans être arrêté.

— C’est plus aisé que vous ne croyez, dit Alan. Une pente de colline nue, voyez-vous, est une simple route. S’il y a une sentinelle, vous n’avez qu’à prendre un autre chemin. De plus, la bruyère vous est d’un grand secours. Partout on a des amis, des granges et des meules de foin qui sont à des amis. En outre, quand on dit qu’un pays est couvert de troupes, ce n’est qu’une manière de parler. Un soldat ne tient pas plus de place que les semelles de ses bottes. J’ai pêché dans une rivière avec une sentinelle en faction sur l’autre bord. J’ai pris une belle truite. Je suis resté assis dans la bruyère à moins de six pieds de distance d’un autre soldat ; et en l’écoutant siffler, j’ai appris un air très joli. Le voici.

Et il me siffla cet air.

— Ce n’est pas tout, continua-t-il, et il ne fait pas aussi mauvais à présent qu’en mil sept cent quarante-six. Les Highlands sont pacifiés, comme ils le disent.

Cela n’est guère étonnant, puisqu’ils n’ont laissé ni un fusil, ni une épée depuis Cantyre jusqu’au cap de la Fureur, à l’exception des armes que les gens soigneux ont cachées dans le chaume de leur toit.

Mais ce que je voudrais savoir, David, c’est le temps que cela durera. Pas longtemps, croirez-vous, quand des hommes comme Ardshiel sont en exil, tandis que le Renard Rouge boit le vin et opprime les faibles chez eux.

Mais c’est une affaire hasardeuse que de juger ce que des gens supporteront et ce qu’ils ne supporteront pas.

Quand Colin le Rouge parcourt à cheval tout mon pauvre pays d’Appin, pourquoi ne se trouverait-il pas un brave garçon qui lui enverrait une balle dans le corps ?

En disant ces mots, Alan tomba dans une rêverie et resta assez longtemps fort triste et silencieux.

Pour faire connaître entièrement mon ami, j’ajouterai ici qu’il était fort bon musicien en tous genres, mais surtout bon joueur de fifre, qu’il était un poète fort estimé dans sa langue, qu’il avait lu beaucoup de livres anglais et français, qu’il était un tireur infaillible, bon pêcheur à la ligne, qu’il était un excellent escrimeur, tant à l’épée légère qu’à son arme particulière.

Quant à ses défauts, il les portait sur sa figure, et dès maintenant je les connaissais tous.

Mais le pire de tous, sa disposition puérile à se fâcher, à se faire des querelles, ce défaut-là, il l’avait maîtrisé en grande partie à mon égard, grâce à ma conduite lors de la bataille dans la dunette.

Mais cela tenait-il à ce que je m’étais bravement comporté, ou à ce que j’avais été témoin des exploits bien plus grands qu’il avait accomplis, c’est plus que je ne saurais dire, car bien qu’il appréciât beaucoup le courage d’autrui, il admirait surtout celui d’Alan Breck.