Enlevé ! (traduction Savine)/17

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 163-171).


CHAPITRE XVII

LA MORT DU « RENARD ROUGE »


Le lendemain, M. Henderland me trouva un homme qui possédait un bateau et qui devait dans l’après-midi traverser le Loch Linnhe dans la direction d’Appin, en pêchant.

Il le décida à me prendre à son bord, car c’était une de ses ouailles.

Cela m’épargna une longue journée de voyage et le prix de deux bacs publics qu’il m’aurait fallu employer.

Il était environ midi quand nous partîmes.

C’était un jour sombre, chargé de nuages, et le soleil n’éclairait que de petites surfaces.

La mer en cet endroit était très profonde, très calme ; il s’y formait à peine une vague, de sorte qu’il me fallut porter de cette eau à mes lèvres pour me convaincre que c’était vraiment de l’eau salée.

Les montagnes des deux rives étaient hautes, rudes et nues, très noires et très sombres sous l’ombre des nuages, mais couvertes comme d’un réseau d’argent formé par de petits filets d’eau qui reflétaient le soleil.

Elle avait l’air d’une âpre contrée, cette contrée d’Appin, pour que les gens l’aimassent autant que faisait Alan Breck.

Il n’y eut qu’un incident à mentionner.

Un peu après notre départ, le soleil donna sur une petite tache mobile d’un rouge écarlate, qui longeait la rive.

Ce rouge-là ressemblait beaucoup à celui des uniformes de soldats : de temps à autre aussi, on distinguait de petites étincelles, de courts éclairs comme si le soleil avait été reflété par le brillant de l’acier.

Je demandai à mon batelier ce que cela pouvait être.

Il me répondit qu’il supposait que c’était une partie de la garnison du fort William qui marchait sur Appin contre les pauvres fermiers du pays.

Ah ! c’était un triste spectacle pour moi, et soit que je pensasse à Alan, soit par quelque instinct prophétique qui surgissait au fond de mon âme, bien que ce fût seulement la seconde fois que je voyais les troupes du roi George, je ne les vis pas d’un bon œil.

Enfin nous arrivâmes vers l’endroit où commence le Loch Leven, et je demandai à débarquer là.

Mon batelier, qui était un bon garçon, et tout disposé à tenir la promesse qu’il avait faite au catéchiste, n’eût pas demandé mieux que de me conduire jusqu’à Ballachulish, mais comme cela m’eût amené plus loin que ma mystérieuse destination, j’insistai et je débarquai enfin sur la lisière du bois de Lettermore ou Lettervore, car je l’entends désigner de ces deux manières dans Appin, le pays d’Alan.

C’était un bois de bouleaux qui poussait sur la pente raide et accidentée d’une montagne qui dominait le Loch.

Il y avait bien des clairières et des espaces couverts de fougères. Une route, ou plutôt une piste de chevaux le traversait du nord au sud.

Je m’assis sur la crête de la montagne, tout près d’un ruisseau, pour manger le peu de pain d’avoine de M. Henderland, et réfléchir à ma situation.

Là je fus tourmenté non seulement par une nuée de moustiques piquants, mais bien plus encore par les hésitations qui surgissaient dans mon esprit.

Que devais-je faire ?

Pourquoi devenir le compagnon d’un outlaw, d’un homme dont l’occasion pouvait faire un meurtrier ?

Ne serait-ce pas agir en homme de sens que de me rendre à pied, tout droit, dans le Sud, sans autre guide que moi-même, à mes frais ?

Que penseraient M. Campbell et M. Henderland si jamais ils venaient à apprendre ma folie et ma présomption ?

Tels étaient les doutes qui se présentaient à moi, plus pressants que jamais.

Pendant que j’étais assis, réfléchissant ainsi, un bruit d’hommes et de chevaux m’arriva à travers bois, et bientôt après, au tournant de la route, quatre voyageurs apparurent.

En cet endroit, elle était si étroite et si rude, qu’ils avançaient un à un, conduisant leurs chevaux à la main.

Le premier était un gentilhomme de haute taille, aux cheveux rouges, à l’air impérieux, à la figure échauffée.

Il tenait à la main son chapeau, dont il se servait pour s’éventer, car il était accablé par la chaleur.

Le second était un légiste, à en juger par son costume noir et soigné et à sa perruque blanche.

Le troisième était un domestique, et était en partie vêtu en étoffe de tartan. Cela montrait que son maître était ou bien un outlaw, ou bien au contraire un personnage des mieux vus par le gouvernement, car l’Acte interdisait le port du tartan.

Si j’avais été plus versé en ces sortes de choses, j’aurais reconnu, dans les couleurs du tartan, celles d’Argyle ou de Campbell.

Le serviteur avait une valise de belle taille attachée par des courroies sur son cheval, et un filet rempli de citrons destinés à aromatiser le punch, suspendu au pommeau de la selle, comme c’était l’usage chez la plupart des voyageurs gourmands, dans cette partie du pays.

Quant au quatrième, qui fermait la marche, j’avais déjà vu de ses pareils, et je reconnus immédiatement que c’était un officier du Shériff.

Dès que j’eus aperçu ces gens qui arrivaient, je pris aussitôt mon parti (et je ne saurais en donner d’autre raison) d’aller jusqu’au bout de mon aventure.

Quand le premier d’entre eux passa près de moi, je me levai du milieu de la fougère et lui demandai le chemin d’Aucharn.

Il s’arrêta et me regarda d’un air qui me parut singulier, puis se tournant vers le légiste :

— Mungo, lui dit-il, il y a plus d’un homme qui aimerait mieux recevoir cet avertissement que deux. Me voici sur la route de Duror, pour la besogne que vous savez, et voici un jeune garçon qui se lève dans le bois et me demande si je suis sur la route d’Aucharn.

— Glenure, dit l’autre, ce n’est pas là un sujet de plaisanterie.

Ces deux hommes s’étaient rapprochés, fort près, et me regardaient avec attention, tandis que les deux autres s’étaient arrêtés à un jet de pierre en arrière.

— Et que cherchez-vous à Aucharn ? dit Colin Roy, Campbell de Glenure, celui que l’on surnommait le Renard Rouge, et que j’avais arrêté.

— L’homme qui y demeure.

— James des Vaux, dit Glenure d’un air distrait.

Puis se tournant vers son légiste, il lui dit :

— Est-ce qu’il rassemblerait son monde ? Le croyez-vous ? Quoi qu’il en soit, nous ferons mieux de rester où nous sommes et d’attendre les soldats.

— Si vous êtes inquiets à mon sujet, lui dis-je, vous saurez que je ne suis ni de ses gens, ni des vôtres, mais un honnête sujet du roi George, qui ne doit rien à personne et ne craint personne.

— Ah ! voilà qui est bien dit, repartit l’agent, mais puis-je prendre la liberté de demander ce que fait cet honnête homme, si loin de son pays ? Et pourquoi vient-il chercher le frère d’Ardshiel ? J’ai du pouvoir ici, je dois vous le dire. Je suis l’agent du roi sur plusieurs de ces domaines et j’ai derrière moi douze escouades de soldats.

— J’ai entendu quelques mots çà et là dans le pays, répondis-je, quelque peu embarrassé. On m’a dit que vous étiez un homme dur à mener.

Il continua à me regarder, comme s’il ne savait que penser.

— Bon, dit-il enfin, vous avez la langue bien pendue, mais je ne déteste pas le franc parler. Si vous m’aviez demandé le chemin qui mène chez James Stewart un autre jour que celui-ci, je vous l’aurais montré et vous aurais souhaité bon voyage. Mais aujourd’hui ? Eh ! Mungo…

Et il se tourna pour regarder le légiste.

Au moment même où il faisait ce mouvement, une détonation d’arme à feu retentit dans le haut de la montagne, et le son fut immédiatement suivi de la chute de Glenure sur la route.

— Oh ! je suis mort, cria-t-il à plusieurs reprises.

Le légiste l’avait relevé et le soutenait dans les bras.

Le domestique se tenait debout près de lui, en se tordant les mains.

Alors le blessé promena de l’un à l’autre ses yeux égarés, et il y eut dans le timbre de sa voix un changement qui allait au cœur.

— Ne songez qu’à vous-mêmes, dit-il, je suis mort.

Il fit un effort pour ouvrir ses habits comme s’il voulait voir la blessure, mais ses doigts glissèrent sur les boutons.

Alors il exhala un grand soupir. Sa tête tomba sur ses épaules et il mourut.

Le légiste n’avait pas dit un mot, mais sa figure avait une expression aussi pointue qu’une plume. Elle était blanche comme celle du mort.

Le domestique éclata en plaintes et en lamentations bruyantes comme un enfant.

Pour moi, je restais là, les regardant, pétrifié d’horreur.

Quant à l’officier du Shériff, dès le bruit de la détonation, il avait couru en arrière pour hâter l’arrivée des soldats.

Enfin, le légiste laissa retomber la tête du mort dans son sang sur la route, et se redressa avec une sorte de vertige.

Je crois que ce fut ce mouvement-là qui me rendit conscience de moi-même, car à peine l’eut-il fait que je me mis à escalader la colline en criant :

— À l’assassin, à l’assassin !

Il s’était écoulé si peu de temps, quand j’atteignis le haut du premier raidillon et que je pus voir d’ensemble une partie de la montagne à découvert, que le meurtrier n’avait parcouru qu’une distance assez faible.

C’était un gros homme, vêtu d’un habit noir à boutons de métal, et il portait une longue canardière.

— Hé ! criai-je, je le vois !

En m’entendant, l’assassin tourna légèrement la tête pour regarder par-dessus son épaule. Puis il se mit à courir.

L’instant d’après, il avait disparu à la lisière du bois de bouleaux. Il se montra de nouveau au bord supérieur du bois où je le vis grimper comme un singe, car en cet endroit, la pente redevenait très rapide. Alors il plongea derrière un mur naturel de rocher, et depuis je ne le revis plus.

Pendant tout ce temps, j’avais couru de mon côté, et j’avais fait beaucoup de chemin, quand une voix me cria de m’arrêter.

J’étais au bord du bois d’en haut, de sorte que quand je m’arrêtai et regardai en arrière, je vis toute la partie découverte de la montagne au-dessous de moi.

Le légiste et l’officier du Shériff étaient debout, juste au-dessus de la route, criant et me rappelant par des gestes de la main.

Sur leur gauche, les habits rouges, le mousquet à la main, commençaient à se frayer passage l’un après l’autre à travers le bois d’en bas.

— Pourquoi reviendrais-je ? Montez vous-mêmes, criai-je.

— Dix livres si vous prenez le jeune homme, cria le légiste, c’est un complice. Il a été posté ici pour nous faire causer et stationner.

À ces mots, que je pus entendre distinctement, quoiqu’il les proférât tourné vers les soldats, et non de mon côté, mon cœur se serra soudain, et j’éprouvai une nouvelle sorte d’épouvante.

La chose s’était dessinée si brusquement, comme un coup de tonnerre dans un ciel clair, que je restais ahuri, impuissant.

— Plongez ici, parmi les arbres, dit une voix tout près de moi.

Vraiment je ne sus ce que je faisais, mais j’obéis, et aussitôt après j’entendis les détonations des armes à feu et les sifflements des balles dans les bouleaux.

Au milieu même de cet abri formé par les arbres, je trouvai Alan Breck debout, avec une ligne de pêche.

Il ne me salua pas, et vraiment ce n’était pas l’heure des politesses.

Il me dit seulement : « Venez » et se mit à courir le long des flancs de la montagne, dans la direction de Balachulish, et moi je le suivis comme un mouton.

Nous courions alors entre les bouleaux, tantôt nous baissant derrière les bosses peu élevées qui surgissaient sur la pente de la montagne, tantôt rampant à quatre pattes dans la bruyère.

Cette allure était mortellement fatigante.

Il me semblait que mon cœur faisait craquer mes côtés ; je n’avais ni le temps de réfléchir, ni assez de souffle pour parler.

Je me souviens seulement d’avoir vu, à ma grande surprise, que, de temps à autre, Alan se relevait, se dressait de toute sa hauteur, pour regarder derrière lui, et chaque fois c’étaient de grands cris lointains des soldats qui s’encourageaient l’un l’autre.

Un quart d’heure après, Alan s’arrêta, se coucha à plat dans la bruyère, et s’adressant à moi :

— Maintenant, me dit-il, c’est pour tout de bon. Faites comme moi, il y va de votre vie.

Et avec la même rapidité, mais désormais, avec des précautions infiniment plus grandes, nous parcourûmes le flanc de la montagne en sens inverse de celui que nous avions suivi, mais en remontant un peu plus haut, jusqu’à ce qu’enfin Alan se jetât dans le bois supérieur de Lettermore, où je l’avais trouvé d’abord, et s’étendît la face contre terre, et soufflant comme un chien.

Mes flancs me faisaient souffrir. La tête me tournait très fort, et ma langue pendait hors de ma bouche brûlante et sèche, si bien que j’étais étendu mort auprès de lui comme un cadavre.