Enlevé ! (traduction Savine)/20

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 193-206).


CHAPITRE XX

LA FUITE À TRAVERS LA LANDE : LES ROCS


Tantôt nous marchions, tantôt nous courions.

À mesure que le jour approchait, nous marchions moins et nous courions davantage.

Bien que le pays, en général, eût l’air désert, il y avait des chaumières et des maisons habitées et nous dûmes en rencontrer ainsi plus d’une vingtaine, dissimulées dans les endroits écartés des montagnes.

Lorsque nous approchions de l’une d’elles, Alan me laissait seul sur la route, s’avançait, allait frapper sur une des murailles de la maison, et causait quelques instants à la fenêtre avec quelqu’un qui venait de se lever.

C’était pour transmettre les nouvelles, et dans ce pays, c’était d’une telle nécessité que, même en fuyant pour sauver sa vie, Alan était obligé de s’acquitter de ce devoir.

De plus, les autres s’y conformaient également avec tant de soin que, dans plus de la moitié des maisons où nous nous arrêtâmes, l’on avait entendu parler de l’assassinat.

Dans d’autres, autant que je pus le conjecturer en me tenant à distance et entendant une langue inconnue, la nouvelle était accueillie avec plus de consternation que de surprise.

Malgré toute notre hâte, le jour parut quand nous étions encore bien loin de tout abri.

Il nous trouva dans une vallée immense, parsemée de rochers et parcourue par une rivière écumante.

Elle était entourée de montagnes sauvages.

Il n’y poussait ni gazon ni arbres, et souvent, depuis, j’ai pensé que ce devait être la vallée de Glencoe, où eut lieu le massacre, sous le roi Guillaume.

Quant aux détails de notre itinéraire, je n’en puis vraiment rien dire ; tantôt nous prenions des raccourcis brusques, tantôt nous faisions de grands détours. Notre allure était des plus rapides, nous voyagions ordinairement de nuit, les noms des localités que je demandais et que j’entendais étant en langue gaélique, je les ai facilement oubliés.

La première lueur de l’aube nous montra cet horrible endroit, et je vis aussitôt Alan froncer les sourcils.

— Voilà un pays qui n’est point fait pour vous ni pour moi dit-il. C’est un endroit où ils sont obligés de monter la garde et d’ouvrir les yeux.

En disant ces mots, il descendit en redoublant de vitesse dans sa course vers un endroit où la rivière était divisée en deux lits par trois rochers.

Elle s’y jetait avec un affreux bruit de tonnerre qui me donna le frisson.

Du lit de la rivière s’élevait un léger brouillard d’écume.

Alan ne regarda ni à droite ni à gauche, mais il bondit et arriva juste sur le rocher du milieu, où il tomba à quatre pattes afin d’avoir plus de prise. Le rocher était en effet assez peu étendu, et il eût pu piquer une tête par-dessus l’autre côté.

J’avais eu à peine le temps de mesurer la distance ou de me rendre compte du danger, que je m’étais élancé après lui. Il me saisit et m’arrêta.

Nous étions donc debout, côte à côte sur un petit rocher que l’écume rendait glissant, et nous avions à franchir d’un saut un bras bien plus large, par-dessus une rivière qui rugissait de tous côtés.

Quand je vis où j’étais, une faiblesse mortelle causée par l’épouvante s’empara de moi, et je mis ma main sur mes yeux.

Alan me prit, me secoua.

Je m’aperçus bien qu’il me parlait, mais le grondement de la cascade et le trouble de mon esprit m’empêchèrent d’entendre.

Je vis seulement qu’il avait la figure rouge de colère et qu’il trépignait sur le rocher.

Le même regard me montra tout près les flots qui faisaient rage, le brouillard flottant dans l’air. Alors je me cachai de nouveau les yeux, et un frisson me parcourut le corps.

Moins d’une minute après, Alan avait porté la bouteille d’eau-de-vie à mes lèvres, et me forçait à avaler une gorgée, qui me ramena le sang à la tête.

Alors portant ses mains à sa bouche et rapprochant sa bouche de mon oreille, il me cria : « Pendaison ou noyade ! » me tourna le dos, bondit par-dessus l’autre bras du courant et prit terre sain et sauf.

Maintenant j’étais seul sur le rocher, ce qui me donnait plus d’espace. L’eau-de-vie faisait bourdonner mes oreilles.

Je venais d’avoir ce bon exemple sous les yeux, et il me restait juste assez d’intelligence pour comprendre que si je ne faisais pas le saut immédiatement, je ne le ferais jamais.

Je pliai fortement les genoux et me lançai en avant, avec cette sorte de désespoir furieux qui parfois m’a tenu lieu de courage.

Sans doute je n’atteignis le rocher que du bout des bras. Mes mains glissèrent, puis retrouvèrent prise et glissèrent de nouveau, quand Alan me saisit, d’abord par les cheveux, puis par le collet, et d’un vigoureux effort, m’attira à lui sain et sauf.

Il ne dit pas un mot, mais se remit à courir de toutes ses forces.

Il me fallut me relever en chancelant et courir après lui.

J’étais déjà fatigué, mais cette fatigue était devenue accablante. J’avais des contusions. L’eau-de-vie m’avait enivré.

Tout en courant, je butais. J’éprouvais un point de côté qui faillit me jeter à bas et lorsqu’enfin Alan s’arrêta au pied d’un gros rocher qui se dressait parmi un grand nombre d’autres, il n’était que temps pour David Balfour. Un grand rocher, ai-je dit. En réalité il y avait là deux rochers qui se touchaient par le sommet : tout deux avaient une vingtaine de pieds de haut et semblaient à première vue inaccessibles.

Même Alan, dont vous eussiez pu dire avec raison qu’il avait quatre mains, échoua deux fois dans leur ascension.

Ce ne fut qu’à la troisième tentative, en montant sur mes épaules et se donnant un élan si énergique, que je crus avoir les clavicules cassées, qu’il parvint à se hisser.

Une fois là, il me tendit sa ceinture de cuir, et avec cette aide et celle de deux ou trois creux où mon pied avait prise, je grimpai près de lui.

Alors je compris pourquoi nous étions venus là.

Les deux rochers, ayant une légère dépression à leur sommet, et s’inclinant l’un vers l’autre, formaient ainsi une sorte de plat ou saucière, dont l’intérieur pouvait loger trois ou quatre hommes.

Pendant tout ce temps, Alan n’avait pas prononcé un mot.

Il avait couru et grimpé avec une si sauvage énergie, une telle rage silencieuse, une telle précipitation, que je compris qu’il craignait terriblement qu’il survînt quelque malheur.

Même maintenant que nous étions sur le rocher, il ne dit rien. Il gardait ce même froncement de sourcils sur la figure, et même il s’aplatit tant qu’il put contre le rocher, n’ayant qu’un œil au-dessus du rebord de notre abri et inspectant le tour de l’horizon.

Le jour s’était tout à fait levé. Nous pouvions voir les pentes pierreuses de la vallée, ainsi que son fond, qui était semé de blocs, la rivière qui décrivait des zigzags, avec ses cascades blanches, mais nulle part la fumée d’une maison, nuls êtres vivants, excepté quelques aigles qui voltigeaient autour d’un escarpement en criant.

Enfin Alan sourit.

— Oui, dit-il, maintenant nous avons une chance.

Puis me regardant d’un air plaisant, il reprit :

— Vous n’êtes pas fort pour sauter.

Ces mots me firent sans doute rougir d’embarras, car il ajouta aussitôt :

— Bah ! il n’y a pas à vous en blâmer. Avoir peur d’une chose, et la faire quand même, voilà qui indique la meilleure sorte d’hommes. D’ailleurs, il y avait de l’eau là-bas dessous et l’eau est une chose qui me fait reculer moi-même. Non, non, dit-il encore, ce n’est pas vous qui méritez le blâme, c’est moi.

Je lui demandai pourquoi.

— Pourquoi ? répondit-il, c’est que cette nuit je me suis conduit comme une mazette. Tout d’abord je me suis trompé de route, et cela dans mon propre pays d’Appin, si bien que le jour nous a surpris dans un endroit où nous n’aurions jamais dû être. Grâce à cela, nous voilà ici exposés à quelque danger, et point confortablement installés. Et enfin, la pire de ces deux fautes, pour un homme qui a été aussi longtemps sur la lande que moi, c’est que je suis parti sans me pourvoir d’une bouteille d’eau et nous aurons à passer ici un long jour d’été sans autre chose que de l’eau-de-vie pure. Vous croyez que c’est un détail sans importance, mais, avant la nuit, David, vous m’en direz des nouvelles.

J’étais désireux de me montrer sous un jour plus favorable, et je lui offris, s’il voulait jeter l’eau-de-vie, de descendre, et de remplir la bouteille à la rivière.

— Je serais bien fâché de jeter cette bonne eau-de-vie, dit-il, elle vous a rendu cette nuit un service d’ami. Sans elle, et selon mon pauvre jugement, vous seriez encore perché sur le rocher de là-bas.

Et ce qui est plus encore, ajouta-t-il, vous avez pu observer, vous qui êtes un homme doué d’une grande perspicacité, qu’Alan Stewart marchait peut-être un peu plus vite qu’à son ordinaire.

— Vous ! m’écriai-je, vous couriez à vous crever.

— Vraiment, je courais tant que cela ? Eh bien, alors, vous pouvez être certain qu’il n’y avait pas une minute à perdre ; j’en ai assez dit pour le moment. Dormez, mon garçon, je veillerai.

Je m’allongeai donc pour dormir.

Un peu de terre tourbeuse avait glissé d’entre les deux rochers, et il y poussait quelques brins d’herbe, qui me servirent de lit.

La dernière chose que j’entendis, ce furent les cris des aigles.

Je crois pouvoir dire qu’il était environ neuf heures du matin, quand je fus brusquement éveillé.

Alan m’avait mis la main sur ma bouche.

— Chut ! Vous ronfliez, chuchota-t-il.

— Eh bien ? dis-je surpris de son air inquiet et sombre, et pourquoi pas ?

Il regarda par-dessus le bord du rocher et me fit signe de l’imiter.

Il faisait alors grand jour, un jour sans nuage et très chaud.

La vallée se voyait aussi nettement que dans un tableau.

À environ un demi-mille en amont, se trouvait un camp d’habits rouges.

Un grand feu flambait au milieu, et quelques soldats y faisaient la cuisine.

Tout près, au sommet d’un rocher presque aussi haut que le nôtre, se tenait debout une sentinelle dont le soleil faisait briller les armes.

Sur toute la route qui descendait le long de la rivière étaient disposées d’autres sentinelles, plus rapprochées dans certains endroits, plus espacées dans d’autres.

Quelques-unes, comme la première, étaient postées sur des points élevés.

D’autres, enfin, placées sur le terrain horizontal. Elles faisaient le va-et-vient et se rencontraient à mi-chemin.

Plus haut, vers le fond de la vallée, où le terrain était plus découvert, la chaîne de poste se continuait par des cavaliers que nous pouvions voir au loin se mouvant en deux sens.

Plus bas, en aval, c’était encore de l’infanterie, mais comme le volume du cours d’eau était très grossi par le confluent d’un fort ruisseau, les soldats étaient plus écartés les uns des autres et ne surveillaient que les endroits où l’on pouvait passer soit à gué, soit en allant d’une pierre à l’autre.

Je ne jetai sur tout cela qu’un coup d’œil, et me hâtai de rentrer la tête.

C’était vraiment un étrange spectacle que cette vallée, si solitaire à l’aurore, et qui à cette heure était hérissée d’armes, et pointillée d’habits et de culottes rouges.

— Vous voyez, David, dit Alan, voilà ce que je craignais c’est qu’ils n’eussent l’idée de garder le côté du ruisseau. Il y a deux heures qu’ils ont commencé à arriver, mais, mon garçon, vous êtes de première force pour dormir. Nous sommes bien à l’étroit. S’ils remontent les pentes de la vallée, ils nous apercevront aisément avec une lunette, mais s’ils se contentent d’occuper le bas, nous pourrons encore nous en tirer. Les postes sont plus clairsemés en aval, et quand il fera nuit, nous essayerons notre adresse à passer entre eux.

— Et que ferons-nous jusqu’à la nuit.

— Nous n’avons qu’une chose à faire, rester ici et laisser rôtir le mouton.

Cette excellente expression écossaise de laisser rôtir le mouton peut résumer la plus grande partie de la journée que nous avions à passer.

Vous vous souvenez sans doute que nous étions allongés sur le sommet nu d’un rocher comme des macarons sur une tôle de four. Le soleil nous grillait sans merci. Le rocher était si échauffé que la main ne pouvait à peine en supporter le contact.

Le petit espace couvert de terre et de fougère, qui conservait davantage de fraîcheur, était à peine suffisant pour une seule personne.

Nous nous étendions tour à tour sur le roc nu, et nous nous trouvions véritablement dans la situation de ce saint martyr qui fut rôti sur un gril.

Je ne pus m’empêcher de songer combien il était étrange que dans le même climat, et seulement à quelques jours de distance, j’aie souffert aussi cruellement, d’abord du froid sur mon îlot, et maintenant, de la chaleur sur ce rocher.

Pendant tout ce temps-là, nous n’avions pas d’eau, nous n’avions à boire que de l’eau-de-vie pure, ce qui était pire que de ne rien boire, mais nous tenions la bouteille aussi fraîche que possible et en l’enterrant dans le sol. Nous éprouvâmes quelque soulagement à nous en humecter la poitrine et les tempes.

Tout le long du jour, les soldats continuèrent à aller et venir au fond de la vallée, soit qu’on relevât les sentinelles, soit que des patrouilles se missent en chasse à travers les rochers.

Ces rochers étaient semés en tel nombre que chercher des hommes dans ce dédale revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin, et l’inutilité de cette besogne les rendait d’autant plus négligents à l’accomplir.

Pourtant, nous voyions les soldats enfoncer leur baïonnette dans l’épaisseur de la bruyère, ce qui me pénétrait jusqu’au cœur d’un frisson glacial, ou bien ils rôdaient parfois autour de notre rocher, au point que nous osions à peine respirer.

Ce fut en ces circonstances que j’entendis pour la première fois parler la vraie langue anglaise.

Un des soldats appliqua le plat de la main à la surface de notre rocher du côté chauffé par le soleil, et la retira aussitôt avec un juron.

« J’t’r’ponds qu’ c’est c’aud », dit-il.

Je fus ébahi de cette façon de raccourcir les mots et du singulier accent qu’il avait, non moins que de cette singulière habitude de supprimer les h.

Sans doute, j’avais entendu Rançon, mais il avait été en rapport avec toute sorte de gens, et il parlait en somme d’une façon si rudimentaire, que je mettais tout sur le compte de son enfantillage.

Je n’en fus que plus surpris de retrouver ce parler dans la bouche d’un homme fait, et en réalité je ne m’y suis jamais habitué. Je n’ai certes pas réussi complètement à manipuler la grammaire anglaise, et l’œil d’un connaisseur pourrait çà et là en trouver des preuves dans ces souvenirs.

La monotonie et les souffrances de ces heures passées sur le roc ne pouvaient qu’augmenter à mesure que le jour s’avançait.

Le rocher s’échauffait de plus en plus. Le soleil dardait des rayons de flamme.

C’était de l’éblouissement, des nausées, des douleurs aiguës comme celles du rhumatisme qu’il fallait endurer.

Je me souvins alors, comme je m’en suis souvent souvenu dans la suite, de ces deux vers de nos psaumes écossais :

Ni la lune ne te frappera pendant la nuit.
Ni le soleil pendant le jour.

Et vraiment nous ne dûmes qu’à la bonté divine de n’être pas morts d’insolation.

Enfin, vers deux heures, la situation devint intenable pour les forces humaines, et il fallait maintenant résister à la tentation, tout autant qu’il fallait souffrir.

En effet, le soleil étant alors un peu descendu vers l’ouest, il y avait une petite tache d’ombre du côté du rocher exposé à l’est, c’est-à-dire du côté où nous n’avions pas à craindre les soldats.

— Une mort en vaut une autre ! dit Alan, en glissant par-dessus le bord du rocher et se laissant aller sur le sol dans l’ombre.

Je le suivis aussitôt, et je tombai de tout mon long, à cause de la faiblesse et du vertige que m’avait causés une si longue exposition au soleil.

Nous restâmes là étendus pendant une heure ou deux, perclus de douleurs aiguës, faibles, inertes et parfaitement visibles pour tout soldat qui aurait eu l’idée de flâner par là.

Pourtant il n’en vint aucun.

Tous passaient de l’autre côté, de sorte que même dans cette nouvelle position, notre rocher nous servit de cachette.

Bientôt nous reprîmes quelques forces, et comme les soldats s’étaient portés plus près de la rivière, Alan parla de se remettre en route.

À ce moment-là, je ne redoutais qu’une chose au monde, c’était qu’il ne fallût remonter sur le rocher ; je préférais n’importe quoi.

Nous nous remîmes donc en ordre de marche, et nous commençâmes à nous glisser d’un roc à l’autre, tantôt en rampant à plat ventre, tantôt en courant de toute notre vitesse.

Les soldats, après avoir fouillé ce côté de la vallée, par acquit de conscience, et sous l’effet de la somnolence que causait la lourde chaleur de l’après-midi, s’étaient beaucoup relâchés de leur vigilance, et montaient la garde à moitié endormis, ou se bornaient à inspecter de l’œil les bords de la rivière, de sorte que dans cette direction, en la descendant, et en même temps nous en éloignant vers les montagnes, nous réussîmes à nous mettre hors de leur vue.

Mais ce fut là une des plus rudes besognes à laquelle j’aie jamais pris part.

Il faudrait à un homme cent yeux placés sur tout le corps pour arriver à se dérober à la vue dans ce pays inégal, et à la portée de la voix d’un aussi grand nombre de sentinelles.

Quand nous allions à travers un espace découvert, il fallait non seulement aller vite, mais encore apprécier d’un coup d’œil sûr et rapide l’ensemble du terrain et de plus mettre à l’épreuve la solidité de chaque pierre sur laquelle nous marchions, car il pesait sur cet après-midi un tel silence que le roulement d’un caillou résonnait avec le bruit d’un coup de pistolet, et eût réveillé l’écho le plus sonore parmi ces collines et ces escarpements.

Au coucher du soleil, nous avions gagné du terrain, même à une allure aussi lente, quoique nous vissions toujours bien distinctement la sentinelle placée sur son rocher.

Mais nous nous trouvâmes en présence de quelque chose qui eut raison de toutes nos craintes, c’était un ruisseau profond et rapide, qui se creusait un lit dans cet endroit pour rejoindre la rivière de la vallée.

À cette vue, nous nous jetâmes à terre pour plonger dans l’eau notre tête et nos épaules, et je ne saurais dire ce qui nous fut le plus agréable de la brusque sensation de fraîcheur que nous donna cette eau courante, ou de la possibilité d’étancher notre soif ardente.

Nous restâmes là, car les berges élevées nous cachaient. Nous bûmes à plusieurs reprises. Nous nous baignâmes la poitrine. Nous laissâmes nos poignets plongés dans cette eau courante, jusqu’à ce que sa fraîcheur nous fît souffrir, et enfin, éprouvant un soulagement, un étonnant retour de forces, nous ouvrîmes le panier aux provisions, pour faire du drammach dans la poêle.

Quoique ce mets soit tout simplement du biscuit d’avoine délayé dans de l’eau froide, ce n’en est pas moins un bon plat pour un homme affamé, et quand on n’a rien de ce qu’il faut pour faire du feu, ou bien qu’on a de bonnes raisons pour n’en pas faire, comme c’était notre cas, c’est le plat de résistance des gens qui ont gagné la lande.

Dès que la nuit nous eût entourés de ses ombres, nous nous remîmes en route. Nous marchions d’abord avec les mêmes précautions, mais bientôt l’on s’enhardit, on marcha en se tenant debout, et à un bon pas.

La route était très compliquée. Elle suivait les pentes raides des montagnes, ou bords extrêmes des escarpements à pic. Des nuages étaient survenus après le crépuscule, la nuit fut sombre et fraîche, de sorte que je marchai sans grande fatigue, mais en craignant à chaque instant de tomber et de rouler le long des pentes, sans me rendre compte de notre direction.

La lune se montra enfin et nous trouva encore en route.

Elle était à son dernier quartier, et elle avait été longtemps masquée par les nuages, mais elle brilla alors de tout son éclat, et me fit voir en grand nombre les noires cimes des montagnes. Elle était réfléchie bien au-dessous de nous par l’étroit bras de mer d’un loch.

À cette vue, nous nous arrêtâmes tous deux.

Pendant que je m’émerveillais de me voir à une telle hauteur, et marchant, à ce qu’il me semblait, au-dessus des nuages, Alan s’orientait.

Sans doute il fut satisfait de son examen, et il devait être sûr que nous étions assez loin pour que nos ennemis ne pussent nous entendre, car pendant tout le reste de notre trajet nocturne, il en charma la monotonie en sifflant des airs variés, tantôt guerriers, tantôt plaintifs, ou des airs très animés qui accéléraient le pas, ou des airs de mon propre pays, le Sud, qui me faisaient désirer vivement de revenir dans ce pays, et d’en finir avec ces aventures.

Et tout cela, sur ces vastes montagnes sombres et désertes, nous tint compagnie durant la route.