Enlevé ! (traduction Savine)/26

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Traduction par Albert Savine.
P.-V. Stock (p. 268-283).


CHAPITRE XXVI

MA FUITE PREND FIN, NOUS PASSONS LE FORTH


Ainsi que je l’ai dit, le mois d’août n’était pas encore terminé, mais il tirait à sa fin.

C’était une époque de beau temps, chaud, et promettant de bonne heure une superbe récolte, quand je fus reconnu en état de voyager.

Notre argent avait tant diminué qu’il nous fallait aller au plus vite.

Si nous n’arrivions pas à temps chez M. Rankeillor, ou s’il n’était pas en mesure de m’aider, dès mon arrivée chez lui, nous étions sûrs de mourir de faim.

En ce qui concernait Alan, la poursuite devait s’être considérablement ralentie, et la ligne du Forth, y compris même le pont de Stirling étaient sans doute surveillés assez mollement.

— Le principe essentiel de la stratégie, disait-il, c’est d’arriver par où on nous attend le moins.

Le Forth, voilà ce qui nous embarrasse.

Vous connaissez l’adage : « Le Forth, c’est la bride qui retient le sauvage Highlander. »

Eh bien ! si nous cherchons à nous faufiler en contournant la source de la rivière et en descendant par Kippen ou par Balfron, c’est précisément là qu’ils comptent nous mettre la main au collet. Mais si nous marchons tout droit vers le vieux pont de Stirling, je parie mon épée qu’on nous laissera passer sans nous demander le mot d’ordre.

En conséquence, nous nous dirigeâmes vers la maison d’un Maclaren dans le Strathire, un ami de Duncan, chez qui nous passâmes la nuit du 21, et de là, nous repartîmes pour faire, sans nous presser, une autre étape avant le crépuscule.

Le 22, nous couchâmes dans un fourré de bruyère, sur la pente d’une hauteur, dans Uam-Var, en vue d’une harde de daims, et nous goûtâmes dix heures du meilleur sommeil sous un beau soleil rafraîchi par la brise, et étendus sur un sol bien sec.

Cette nuit-là, nous rencontrâmes le ruisseau d’Allan, que nous descendîmes. Arrivés au haut des collines, nous vîmes au-dessous de nous le district de Stirling tout entier, aussi plat qu’une galette, avec la ville et le château qui se dresse sur une hauteur au milieu d’elle, et la lune qui éclairait les chaînes du Forth.

— Maintenant, dit Alan, je ne sais pas si vous vous en doutez, mais vous êtes de retour dans votre pays. Dès la première heure, nous avons franchi la ligne de démarcation des Hautes-Terres, et bientôt, si nous pouvions seulement franchir cette eau si tortueuse, rien ne nous empêcherait de jeter nos bonnets en l’air.

Dans le ruisseau d’Allan, près de son confluent avec le Forth, nous trouvâmes une petite île sablonneuse couverte de bardanes, de petasites et d’autres plantes basses très propres à nous cacher au cas où la nécessité nous aurait forcés à nous coucher.

C’est là que nous campâmes, bien en vue du château de Stirling, d’où nous pouvions entendre les battements de tambour quand une partie de la garnison manœuvrait.

Des faucheurs étaient à l’ouvrage dans les champs, sur une des rives. Nous entendions très bien le frottement des pierres sur les faux, les voix des hommes qui causaient et même les mots.

Il fallait se tenir bien à couvert et garder le silence, car le sable de la petite île était échauffé par le soleil, les plantes vertes nous ombrageaient la tête, nous avions en abondance de quoi boire et manger, et pour comble, nous étions bien près de n’avoir plus rien à craindre.

Dès que les faucheurs eurent cessé leur travail, et que l’obscurité se fit, nous traversâmes le ruisseau à gué, et nous nous mîmes en route vers le pont de Stirling en tirant du côté des champs et longeant les haies.

Le pont est au pied même de la hauteur qui porte le château.

C’est un vieux pont haut, étroit, dont chaque pile se termine en clocheton qui domine le parapet.

Vous pouvez deviner avec quel intérêt je le considérais, car ce pont n’était pas seulement un endroit fameux dans l’histoire ; c’était surtout la porte du salut pour Alan et moi.

La lune n’était pas encore levée quand nous y arrivâmes.

Quelques lumières brillaient sur la façade de la forteresse.

Plus bas, on voyait quelques fenêtres éclairées dans les maisons de la ville, mais il régnait un grand silence, et on eût dit qu’il n’y avait pas de garde sur le pont.

J’étais d’avis de nous y engager, mais Alan fut plus défiant.

— Cette tranquillité m’inquiète plutôt, dit-il, et nous ferons bien de nous tenir cachés derrière une digue, pour voir ce qui se passe.

Nous nous cachâmes donc.

Au bout d’un quart d’heure passé à causer à voix basse et à écouter, sans rien entendre que l’eau battant les piles, survint enfin une vieille femme qui s’avançait en clopinant sur une canne.

Elle commença par s’arrêter tout près de notre cachette, en geignant du long trajet qu’elle avait dû faire.

Puis elle se dirigea vers le raide escalier qui menait au pont.

La femme était si petite et la nuit si sombre que nous la perdîmes bientôt de vue.

Nous n’entendions que le bruit de ses pas, de son bâton et de sa toux qui revenait par quintes, et ces bruits s’éloignaient.

— Elle doit avoir passé maintenant, dis-je à Alan.

— Non, répondit-il, son pas sonne encore creux sur le pont.

Et aussitôt :

— Qui va là ? cria-t-on, et nous entendîmes une crosse de fusil résonner sur les pierres.

Je dois supposer que la sentinelle était endormie ; si nous avions essayé avant, nous aurions peut-être passé inaperçus ; mais l’homme était réveillé maintenant, et cette chance nous échappait.

— Cela ne réussira jamais, dit Alan, cela ne réussira jamais, David.

Et sans dire un mot, il se mit à ramper à travers champs.

Puis quand il fut arrivé hors de la portée de l’oreille, il se releva et enfila une route qui se dirigeait vers l’Est.

Je ne comprenais rien à sa conduite, et ce désappointement m’avait disposé à bien prendre quoi que ce fût.

Un instant auparavant, je me figurais que je frappais à la porte de M. Rankeillor, pour revendiquer mon héritage, comme un héros de ballade, et maintenant, j’étais rejeté dans le vagabondage, je redevenais un suspect, poursuivi, sur la rive dangereuse du Forth.

— Eh bien ? demandai-je.

— Eh bien ? répondit Alan, que voulez-vous ? Ils ne sont pas aussi bêtes que je le croyais. Nous avons toujours le Forth à passer, David. Que le diable emporte les pluies qui l’ont formé et les collines qui lui ont fait son lit.

— Et pourquoi aller à l’Est ?

— Oh ! dit-il, c’est une affaire de chance. Si nous ne pouvons pas passer la rivière, nous verrons s’il n’y a rien à faire vers l’embouchure.

— Il y a des gués sur la rivière, dis-je, il n’y en a pas dans le golfe.

— Assurément il y a des gués, fit Alan, il y a même un pont, mais à quoi servent-ils puisqu’ils sont gardés !

— Bon, dis-je, mais on peut traverser une rivière à la nage.

— Quand on sait nager, cela va tout seul, répliqua-t-il ; mais j’en suis encore à me demander si vous ou moi nous sommes de première force à cet exercice ; pour mon compte, je nage comme une pierre.

— Je ne suis pas votre égal pour disserter, dis-je, mais je vois bien que nous empirons la situation. S’il est malaisé de passer une rivière, le simple bon sens montre qu’il est plus malaisé de passer une mer.

— Mais il y a quelque chose qui s’appelle un bateau, si je ne me trompe, fit Alan.

— Et quelque chose qu’on appelle de l’argent, répliquai-je. Or, nous n’avons ni l’un ni l’autre, et on eût aussi bien fait de ne pas les inventer

— Vous croyez, demanda Alan.

— Oui, je le crois, dis-je.

— David, reprit-il, vous êtes un homme dépourvu d’invention et même de foi. Je vais mettre tout ce que j’ai d’esprit à la chose, et si je ne puis ni demander, ni emprunter, ni même voler un bateau, eh bien, j’en ferai un.

— Il me semble que je vous vois ? dis-je. Mais il y a autre chose : si vous passez un pont, il ne racontera pas d’histoires, mais si nous traversons le golfe, il y aura un bateau du côté où il n’en faut pas. Quelqu’un l’aura amené là : tout le pays sera sens dessus dessous.

— Mon garçon, s’écria Alan, si je fabrique un bateau, je fabriquerai quelqu’un pour le ramener de l’autre côté. Ainsi donc ne m’étourdissez pas de vos sottises, mais marchez, c’est tout ce que vous avez à faire, et laissez Alan penser pour vous.

Nous passâmes toute la nuit à descendre la rive gauche du district de Stirling, au pied de la haute chaîne des monts d’Ochill, et par Alloo, Clackmannan et Culross, les localités que nous évitâmes.

Vers dix heures du matin, très affamés, très las, nous atteignîmes le hameau de Limekilns.

C’est un endroit très rapproché de la rive, et de là, par Hope on aperçoit Queensferry.

De ces deux endroits s’élevait de la fumée.

On moissonnait les champs.

Deux vaisseaux étaient à l’ancre et des bateaux allaient et venaient sur le Hope.

C’était d’ailleurs un spectacle charmant pour moi et je ne pouvais me rassasier de contempler ces pentes commodes avec leurs verdures, leurs champs cultivés et les gens activement occupés dans la campagne et sur la mer.

Néanmoins, c’était sur la rive du Sud que se trouvait la maison de M. Rankeillor, où m’attendait sans aucun doute la fortune, et j’étais toujours sur la côte nord, pauvrement vêtu d’un costume étranger au pays, avec les trois schellings d’argent qui me restaient pour tout avoir, ma tête mise à prix, et sans autre compagnon qu’un homme hors la loi.

— Ô Alan ! dis-je, songez-y donc, là-bas, de l’autre côté, il y a tout ce que le cœur peut désirer. Les oiseaux passent, les bateaux passent, tous ceux qui peuvent passer, passent à leur gré. Il n’y a que moi… Mon ami, c’est à vous briser le cœur.

À Limekilns, nous entrâmes dans une petite auberge que nous n’eussions pas prise pour telle, sans la baguette plantée dans le mur au-dessus de la porte, et nous achetâmes un peu de pain et de fromage à une fille d’honnête apparence, qui était la servante.

Nous emportâmes ces provisions dans un paquet.

Nous comptions nous asseoir, pour manger, dans un bouquet du bois auprès de la mer, que nous apercevions à un tiers de mille en avant de nous.

Tout en marchant, je ne cessais de regarder l’autre rive, de soupirer, et sans que j’y fisse attention, Alan avait pris un air songeur.

À la fin, il s’arrêta au milieu du chemin.

— Avez-vous remarqué la jeune fille à qui nous avons acheté cela ? me dit-il en frappant sur le paquet qui contenait le pain et le fromage.

— Certainement, répondis-je, c’était une brave fille.

— Vous le pensiez ? s’écria-t-il. Eh bien, David, mon garçon, c’est là une bonne nouvelle.

— Vous me dites là quelque chose d’étonnant. Et pourquoi ! demandai-je. À quoi cela vous avance-t-il ?

— Bon, dit Alan, en prenant un de ses airs narquois, je me disais que cela nous aiderait à trouver ce bateau.

— Si c’était le contraire, cela serait plus vraisemblable, dis-je

— Voilà ! Vous n’en savez rien, et c’est tout, dit Alan. Je ne demande pas que cette fillette s’éprenne de vous. Il me suffit qu’elle soit apitoyée à votre sujet, David ; et pour en arriver là, il n’est pas du tout nécessaire qu’elle vous trouve beau garçon.

Voyons !

Et il me dévisagea avec attention.

— Je voudrais que vous soyez un brin plus pâle. À cela près vous faites très bien mon affaire. Vous m’avez un de ces airs déguenillés, rapetassés, débraillés, si bien qu’on dirait que vous avez déterré un costume dans un champ de pommes de terre. Venez ; en route pour cette auberge et ce fameux bateau.

Je le suivis en riant.

— David Balfour, dit-il, vous êtes un garçon de beaucoup d’esprit, quand vous le voulez, et c’est évidemment un emploi fort plaisant pour vous. Avec tout cela, si vous tenez quelque peu à mon cou, sans parler du vôtre, vous serez sans doute assez bon pour faire sérieusement votre partie. Je vais jouer un bout de rôle, comme un acteur, et au fond de cette comédie, il y a quelque chose de très sérieux pour nous deux, il y a la potence. Rappelez-vous cela, s’il vous plaît, et comportez-vous en conséquence.

— Bien, bien, je ferai comme vous voudrez.

Dès que nous approchâmes du hameau, il me dit de prendre son bras et de m’appuyer sur lui comme un homme qui n’en peut plus, et au moment où il ouvrit, en la poussant, la porte de l’auberge, il avait presque l’air de me porter.

La jeune fille se montra, l’air tout surpris, et il y avait de quoi, de notre prompt retour ; mais Alan ne perdit pas son temps en explications, m’approcha une chaise, me fit asseoir et demanda une tasse d’eau-de-vie, qu’il me fit avaler à petites gorgées, puis brisant le pain et le fromage, me le servit avec des façons de bonne d’enfant, le tout d’un air grave, compatissant, affectueux qui eût trompé un juge.

Il n’est pas étonnant que la jeune fille se soit prise à ce tableau que nous lui présentions, d’un jeune garçon malade, surmené, et de son dévoué camarade.

Elle se rapprocha tout près et resta debout, adossée à la table voisine.

— De quoi souffre-t-il ? demanda-t-elle enfin.

Alan se tourna vers elle, et à mon grand étonnement, il lui répondit avec une sorte de furie :

— De quoi il souffre ! Il a fait plus de centaines de milles qu’il n’a de poils au menton, et il a couché plus souvent dans la bruyère mouillée que dans des draps secs. De quoi il souffre ? a-t-elle dit ! Il souffre assez, je crois. De quoi il souffre ! Vraiment !

Et il continua à grommeler tout seul, en me donnant à manger, d’un air mécontent.

— Il a l’air bien jeune, dit la jeune fille.

— Trop jeune, dit Alan qui lui tournait le dos.

— Il ferait mieux d’aller à cheval.

— Et où pourrais-je lui trouver un cheval ? lui cria-t-il en se retournant, l’air toujours en colère. Voudriez-vous que j’en vole un ?

Je m’imaginais que cette brusquerie la ferait partir de mauvaise humeur, et en effet elle lui ferma d’abord la bouche, mais mon compagnon savait fort bien ce qu’il faisait, et si naïf qu’il fût en certain détail de la vie, il avait plus d’un tour dans son sac pour de pareilles circonstances.

— Vous n’avez pas besoin de me le dire, fit-elle enfin, vous êtes des gentilshommes.

— Bien ! fit Alan un peu radouci (malgré lui, je pense) par ce commentaire sans art… Et supposons que nous en soyons, avez-vous jamais entendu dire que d’être noble, cela mette de l’argent dans les poches.

À ces mots, elle soupira, comme si elle était, elle-même, une grande dame déshéritée :

— Non, dit-elle, cela n’est que trop vrai.

J’aurais ragé intérieurement du rôle que je jouais, d’être assis, la langue liée, partagé entre la confusion et l’envie de rire ; mais de toute façon je ne pus y tenir davantage, et je dis à Alan de me laisser, que je me trouvais mieux.

Les mots s’arrêtaient dans ma gorge, car j’ai toujours détesté de prendre part à des mensonges, mais mon embarras même contribua au succès du complot, car la jeune fille ne manqua pas d’attribuer l’enrouement de ma voix à la maladie et à la fatigue.

— N’a-t-il pas d’amis ? demanda-t-elle, la voix pleine de larmes.

— Oh ! si, il en a, s’écria Alan, si nous pouvions seulement le leur amener. Des amis, et de riches amis, des lits pour y coucher, de la nourriture à manger, et des docteurs pour le visiter ! Et cependant le voilà réduit à marcher péniblement dans la boue et à dormir dans la bruyère, comme un mendiant.

— Et pourquoi cela ? demanda la jeune fille.

— Ma chère enfant, je ne puis pas vous le dire tout à fait sans danger, mais au lieu de cela, je pourrai me faire comprendre néanmoins, fit Alan, et je vais vous siffler un petit air.

En disant ces mots, il s’allongea bel et bien par-dessus la table, et en sifflant très légèrement, presque d’un simple souffle, mais sur un ton très sentimental ; il joua quelques mesures de la chanson :

Charlie est celui que j’aime

— Chut ! fit-elle, en regardant vers la porte par-dessus son épaule.

— C’est cela, dit Alan.

— Lui, si jeune ! s’écria Alan.

— Il est assez vieux pour…

Et Alan posa son index sur sa nuque, donnant ainsi à entendre que j’étais assez grand pour avoir la tête coupée.

— Ce serait une honte affreuse, s’écria-t-elle, en devenant pourpre.

— C’est pourtant ce qui ne manquera pas d’arriver, si nous ne trouvons pas à faire mieux.

Sur ces mots, la jeune fille se retourna, sortit en courant de ce côté de la maison et nous laissa seuls.

Alan était enchanté, ravi du succès de son plan, et moi très furieux de m’entendre qualifier de Jacobite et de me voir traiter comme un enfant.

— Alan, m’écriai-je je ne puis en supporter davantage.

— Eh bien, lâchez tout, David, répondit-il, mais si en renversant la marmite maintenant, vous réussissez à tirer votre vie du feu, Alan Breck, lui, est perdu.

Cela était si vrai, que je fus réduit à grommeler, et même ce grognement concourut au succès d’Alan, car il fut entendu par la jeune fille, qui revenait apportant un plat de puddings blancs et une bouteille d’ale forte.

— Pauvre agneau, fit-elle.

Et dès qu’elle eut mis le plat devant nous, elle me toucha l’épaule très doucement, comme pour m’engager à reprendre courage.

Elle nous invita à manger, ajoutant que nous n’aurions rien de plus à payer, car l’auberge était à elle, ou du moins à son père, que celui-ci était allé passer toute la journée à Pittencrieff.

Nous ne nous fîmes pas répéter cette invitation, car le pain et le fromage n’étaient guère propres à nous restaurer, tandis que les gâteaux avaient une odeur appétissante.

Pendant que nous étions assis et que nous mangions, elle s’assit à la place correspondante d’une autre table, en nous regardant, réfléchissant, fronçant les sourcils, et tirant dans sa main le cordon de son tablier.

— Je trouve que vous avez la langue un peu longue, dit-elle enfin à Alan.

— Oui, mais, voyez-vous, je sais à qui je parle, répondit-il.

— Je ne vous trahirai jamais, reprit-elle, si c’est là ce que vous voulez dire.

— Non, vous n’êtes pas de cette sorte de gens, répondit-il, mais je vais vous dire ce que vous pourriez faire si vous vouliez nous aider.

— Je ne pourrais pas, dit-elle en secouant la tête, non, je ne le pourrais pas.

— Non ! dit-il, mais si vous pouviez…

Elle ne répondit pas.

— Voyons, mademoiselle, dit Alan, il y a des bateaux dans le royaume de Fife, car j’en ai vu deux, pas moins, sur la grève, quand je suis arrivé au bout de votre ville. Maintenant si nous pouvions nous servir d’un bateau pour passer à la faveur de la nuit dans le Lothian, si nous avions quelqu’un de discret et d’honnête pour conduire le bateau et le ramener ici, il y aurait deux existences sauvées, la mienne, selon toute probabilité, et la sienne, en toute certitude. Si nous ne trouvons pas ce bateau, nous n’avons au monde que trois shellings. aller ? Que faire ? quel autre endroit nous attend, ici, si ce n’est une potence avec ses chaînes. Je vous parle nettement, n’est-ce pas ? Nous laisserez-vous dans cet embarras terrible, ma jeune demoiselle ! Quand vous serez couchée bien chaudement dans votre lit, vous penserez à nous, pendant que le vent grondera dans la cheminée, et que la pluie tambourinera sur le toit. Et quand vous prendrez votre repas au coin d’un bon feu, est-ce que vous songerez à ce pauvre garçon que voilà, les doigts bleuis de froid et raidi par la faim ? Qu’il soit malade ou bien portant, il faudra qu’il marche, et ayant toujours la gorge serrée par la mort, il lui faudra toujours se traîner sous la pluie par les routes sans fin. Et quand il sera prêt de rendre l’âme sur un tas de froides pierres, il n’aura près de lui d’autres amis que moi et Dieu.

À cette supplication, je vis bien que la jeune fille était dans un grand embarras.

Elle était tentée de nous aider et, néanmoins, elle avait quelque crainte de secourir des malfaiteurs.

Je me décidai donc à intervenir moi-même et à lever ses scrupules en lui révélant une partie de la vérité.

— Avez-vous quelquefois, dis-je, entendu parler de M. Rankeillor, de Queensferry ?

— Rankeillor, le légiste ? dit-elle. Oh, oui, certes !

— Eh bien, dis-je, c’est chez lui que je dois me rendre. Et par là, vous pouvez juger si je suis un malfaiteur. Je vous dirai même plus, c’est que bien qu’une erreur terrible mette ma vie en quelque danger, le roi George n’a pas en Écosse d’ami plus dévoué que moi.

Sa figure s’éclaircit entièrement à ces mots, pendant que celle d’Alan s’assombrissait.

— C’est plus que je n’en aurais demandé, dit-elle. M. Rankeillor est un homme connu.

Elle nous invita à terminer notre repas, pour sortir du hameau le plus tôt possible, et nous tenir cachés dans le petit bois près de la grève.

— Et vous pouvez, dit-elle, compter sur moi ; je trouverai bien quelque moyen de vous faire passer de l’autre côté.

Nous n’en dîmes pas davantage, mais nous lui serrâmes la main.

Nous expédiâmes les puddings, et nous partîmes de nouveau dans la direction de Limelkins, jusque vers le bois.

C’était un petit bosquet composé d’une vingtaine de sureaux, d’épines blanches et de quelques jeunes frênes.

Ils n’étaient pas assez serrés pour nous cacher à la vue des gens qui passaient sur la route ou sur la grève ; mais il fallait bien y rester et nous accommoder du beau temps chaud et des espérances fondées que nous avions d’une délivrance ; et nous fîmes des plans pour nous concerter sur ce qui nous restait à exécuter.

Nous ne fûmes inquiets qu’une fois.

Un joueur de flûte ambulant arriva et s’installa dans le même bois que nous.

C’était un affreux rôdeur au nez rouge, aux yeux chassieux, un ivrogne, avec une grande bouteille d’eau-de-vie dans sa poche et une histoire interminable de toutes les injustices commises à son égard par toutes sortes de gens, depuis le Lord Président de la Cour de Session, qui lui avait refusé justice, jusqu’aux baillis d’Inverkeithing qui lui en avait donné plus qu’il n’en demandait.

Il était impossible qu’il ne lui vînt pas des soupçons en présence de deux hommes qui demeuraient couchés tout un jour dans un fourré, sans vouloir expliquer ce qu’ils faisaient.

Tant qu’il resta là, il nous tint sur des charbons ardents, avec ses questions indiscrètes, et quand il fut parti, comme il n’était pas homme à tenir sa langue, nous étions très impatients de partir nous-mêmes.

Le jour se passa et s’acheva sans rien perdre de sa beauté.

La nuit vint ensuite, tranquille et claire. Des lumières parurent dans les hameaux, puis s’éteignirent l’une après l’autre.

Mais il était plus de onze heures, et l’inquiétude commençait à nous torturer étrangement quand nous entendîmes le bruit des rames, grinçant entre les goupilles.

Alors nous nous levâmes et nous vîmes la jeune fille qui se dirigeait de notre côté en ramant.

Elle ne s’en était rapportée à personne pour notre affaire, pas même à son amoureux, si elle en avait un.

Mais dès que son père s’était endormi, elle était sortie de chez elle par une fenêtre, avait pris le bateau d’un voisin et était venue toute seule à notre aide.

J’étais si intimidé que je ne savais comment lui exprimer ma gratitude, mais elle ne l’était pas moins à l’idée de l’entendre.

Elle nous pria instamment de ne pas perdre une minute, de ne pas dire un mot, en nous disant avec beaucoup d’à propos que le succès de notre entreprise demandait de la hâte et du silence, si bien que d’une chose à l’autre, elle finit par nous débarquer sur le rivage du Lothian, à peu de distance de Carriden.

Nous lui serrâmes les mains, puis elle se rembarqua, reprit les rames pour retourner à Limelkins avant qu’on eût dit un mot du service qu’elle nous avait rendu ou de notre reconnaissance.

Mais, après son départ, nous ne trouvions encore pas une parole.

Et d’ailleurs, il n’y avait pas de mots qui puissent égaler tant de bonté.

Alan seul resta longtemps sur le rivage en secouant la tête.

— C’est une très jolie fille, David, une très jolie fille.

Et moins d’une heure plus tard, comme nous étions couchés dans une horrible auberge sur la côte, et que je sommeillais, il recommença ses tirades élogieuses sur le compte de la jeune fille.

Quant à moi, je ne pouvais rien dire.

C’était une créature si simple que mon cœur était tourmenté à la fois de remords et de crainte ; de remords, parce que nous avions spéculé sur son ignorance et de la crainte que m’inspirait la possibilité de l’avoir entraînée dans les dangers de notre situation.