Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction/III/04

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Félix Alcan (p. 227-243).
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LIVRE TROISIÈME



CHAPITRE IV

Critique de la sanction religieuse et métaphysique.

I

SANCTION RELIGIEUSE



Plus nous avançons dans cette critique, plus la sanction proprement dite, c’est-à-dire la « pathologie » morale, nous apparaît comme une sorte de garde-fou, ayant son utilité là seulement où il y a un chemin tracé et quelqu’un qui y marche. Au delà de la vie, dans l’éternel précipice, les garde-fous deviennent tout à fait superflus. Une fois terminée « l’épreuve » de l’existence, il n’y a plus à y revenir, si ce n’est, bien entendu, pour en tirer des expériences et de sages enseignements, au cas où il nous faudrait recommencer de nouvelles épreuves. Telle n’est pas la pensée des principales religions humaines. Les religions, en tant qu’elles commandent une certaine règle de conduite, l’obéissance à certains rites, la foi à tels ou tels dogmes ont toutes besoin d’une sanction pour confirmer leurs commandements. Elles s’accordent toutes à invoquer la sanction la plus redoutable qui se puisse imaginer : à ceux qui ont violé leurs ordres d’une manière ou d’une autre, elles promettent des peines éternelles et font des menaces qui dépassent ce que l’imagination de l’homme le plus furieux peut rêver d’infliger à son plus mortel ennemi.

Par là, comme sur beaucoup d’autres points, les religions sont en plein désaccord avec l’esprit de notre temps ; mais il est étrange de penser qu’elles sont suivies encore par une foule de philosophes et de métaphysiciens. Se figurant Dieu comme la plus terrible des puissances, on en conclut que, lorsqu’il est irrité, il doit infliger le plus terrible des châtiments. On oublie que Dieu, ce suprême idéal, devrait être tout simplement incapable de faire du mal à personne, à plus forte raison de rendre le mal pour le mal. Précisément parce que Dieu est conçu comme le maximum de puissance, il pourrait n’infliger que le minimum de peine ; car plus est grande la force dont on dispose, moins on a besoin d’en dépenser pour obtenir un effet donné. Comme en outre on voit en lui la suprême bonté, il est impossible de se le représenter infligeant même ce minimum de peine ; il faut bien qu’au moins le « père céleste » ait cette supériorité sur les pères d’ici-bas, de ne point fouetter ses enfants. Enfin, comme il est par hypothèse la souveraine intelligence, nous ne pouvons pas croire qu’il fasse rien sans raison ; or pour quelle raison ferait-il souffrir un coupable ? Dieu est au-dessus de tout outrage et n’a pas à se défendre ; il n’a donc pas à frapper.

Les religions sont toujours portées à se représenter l’homme méchant comme un Titan engageant une lutte contre Dieu même : Jupiter une fois vainqueur, il est tout naturel qu’il prenne désormais ses sûretés et écrase son adversaire sous une montagne. Mais c’est se faire de Dieu une étrange idée que de se figurer qu’il pourrait ainsi lutter matériellement avec les coupables sans perdre de sa majesté et de sa sainteté. Du moment où la « Loi morale » personnifiée entreprend ainsi une lutte physique avecles coupables, elle perd précisément son caractère de loi ; elle s’abaisse jusqu’à eux, elle déchoit. Un dieu ne peut pas lutter avec un homme : il s’expose à être terrassé, comme l’ange par Jacob. Ou Dieu, cette loi vivante, est la toute-puissance, et alors nous ne pouvons pas véritablement l’offenser, mais aussi il ne doit pas nous punir ; ou nous pouvons réellement l’offenser, mais alors nous pouvons quelque chose sur lui, il n’est pas la toute-puissance, il n’est pas l’« absolu, » il n’est pas Dieu. Les fondateurs des religions se sont imaginé que la loi la plus sainte devait être la loi la plus forte : c’est absolument le contraire. L’idée de force se résout logiquement dans le rapport d’une puissance à une résistance : toute force physique est donc moralement une faiblesse. Etrange conception et bien anthropomorphique, que de supposer Dieu ayant une geôle ou une « géhenne, » et pour serviteur et geôlier le démon. En somme le démon n’est pas plus responsable de l’enfer que le bourreau ne l’est des instruments de supplice qu’on lui remet entre les mains ; il peut se trouver même assez à plaindre de la besogne qu’on lui fait accomplir. La vraie responsabilité passe par-dessus sa tête ; il n’est que l’exécuteur des hautes œuvres divines, et un philosophe pourrait soutenir non sans vraisemblance que le vrai démon, ici, c’est Dieu. Si une loi humaine, si une loi civile ne peut se passer de sanction physique, c’est, nous l’avons vu, en tant qu’elle est civile et humaine. Il n’en est pas ainsi de la « loi morale, » qui est supposée ne protéger qu’un principe, et qu’on se représente comme immuable, éternelle, impassible en quelque sorte : on ne peut être passible devant une loi impassible. La force ne pouvant rien contre elle, elle n’a pas besoin de lui répondre par la force. Celui qui croit avoir renversé la loi morale doit la retrouver toujours debout en face de lui, comme Hercule voyait sans cesse se relever sous son étreinte le géantqu’il s’imaginait avoir terrassé pour jamais. Être éternel, voilà la seule vengeance possible du bien à l’égard de ceux qui le violent.

Si Dieu avait créé des volontés d’une nature assez perverse pour lui être indéfiniment contraires, il serait réduit en face d’elles à l’impuissance, il ne pourrait que les plaindre et se plaindre lui-même de les avoir faites. Son devoir ne serait pas de les frapper, mais d’alléger le plus possible leur malheur, de se montrer d’autant plus doux et meilleur qu’elles seraient pires : les damnés, s’ils étaient vraiment inguérissables, auraient en somme plus besoin des délices du ciel que les élus eux-mêmes. De deux choses l’une : ou les coupables peuvent être ramenés au bien ; alors l’enfer prétendu ne sera pas autre chose qu’une immense école où l’on tâchera de dessiller les yeux de tous les réprouvés et de les faire remonter le plus rapidement au ciel ; ou les coupables sont incorrigibles comme des maniaques inguérissables (ce qui est absurde) ; alors ils seront aussi éternellement à plaindre, et une bonté suprême devra tâcher de compenser leur misère par tous les moyens imaginables, par la somme de tous les bonheurs sensibles. De quelque façon qu’on l’entende, le dogme de l’enfer apparaît ainsi comme le contraire même de la vérité.

Au reste, en damnant une âme, c’est-à-dire en la chassant pour jamais de sa présence ou, en termes moins mystiques, en l’excluant pour jamais de la vérité, Dieu s’exclurait lui-même de cette âme, limiterait lui-même sa puissance et, pour tout dire, se damnerait aussi dans une certaine mesure. La peine du dam retombe sur celui même qui l’inflige. Quant à la peine du sens, que les théologiens en distinguent, elle est évidemment bien plus insoutenable encore, même si on la prend en un sens métaphorique. Au lieu de damner, Dieu ne peut qu’appeler éternellement à lui ceux qui s’en sont écartés ; c’est surtout pour les coupables qu’il faudrait dire avec Michel-Ange que Dieu ouvre tout grands ses deux bras sur la croix symbolique. Nous nous le représentons comme regardant tout de trop haut pour qu’à ses yeux les réprouvés soient jamais autre chose que des malheureux ; or les malheureux ne doivent-ils pas être, en tant que tels, sinon sous les autres rapports, les préférés de la bonté infinie ?


II

SANCTION D’AMOUR ET DE FRATERNITÉ


Jusqu’ici, nous avons considéré comme liés les deux aspects de la sanction : châtiment et récompense ; mais peut-être est-il possible de les considérer à part l’un de l’autre. Certains philosophes, par exemple, semblent disposés à rejeter la récompense proprement dite et le droit à la récompense, pour n’admettre comme légitime que le châtiment[1]. Cette première position est, croyons-nous, la plus difficile que l’on puisse prendre dans l’examen de la question. — Il en est une seconde, tout opposée, où un autre philosophe s’est placé, et que nous devons examiner pour être complet : rejeter tout à fait le châtiment, s’efforcer pourtant de maintenir un rapport rationnel entre le mérite et le bonheur[2].

Cette doctrine renonce à l’idée kantienne qui fait du mérite la conformité à une loi toute formelle. L’univers est représenté comme une immense société, où tout devoir est toujours un devoir envers quelqu’un d’actif, de vivant. Dans cette société, « celui qui aime doit être aimé ; » quoi de plus naturel ? Dire que l’homme vertueux mérite le bonheur, « c’est dire que toute bonne volonté lui veut du bien en retour du bien qu’il a voulu. » Le rapport du mérite au bonheur devient alors « un rapport de volonté à volonté, de personne à personne, un rapport de reconnaissance et ronséquemment de fraternité et d’amour moral[3]. » Ainsi, dans l’idée de retour et de reconnaissance, on trouverait le lien cherché entre la bonne action et le bonheur. L’amabilité, tel serait le principe nouveau de la sanction, principe qui, tout en excluant le châtiment, suffirait à justifier une sorte de récompense ; non matérielle, mais morale. Remarquons-le, cette sanction n’est pas valable pour un être que, par hypothèse, on considérerait comme absolument solitaire ; mais, suivant la doctrine que nous examinons, il n’existe nulle part d’être semblable ; on ne peut pas sortir de la société parce qu’on ne peut pas sortir de l’univers : la loi morale n’est donc au fond qu’une loi sociale, et ce que nous avons dit des rapports actuels entre les hommes vaut aussi pour les rapports idéaux de tous les êtres les uns avec les autres. À ce point de vue, la récompense devient une sorte de « réponse » d’amour ; toute bonne action ressemble à un « appel » adressé à tous les êtres du vaste univers ; il paraît illégitime que cet appel ne soit pas entendu et que l’amour, infécond, ne produise pas la reconnaissance : l’amour suppose la mutualité de l’amour, conséquemment la coopération et le concours, conséquemment la satisfaction de la volonté et le bonheur. Quant au malheur sensible d’un être, il s’expliquerait, dans cette doctrine, par la présence de quelque volonté aveugle s’élevant contre lui du sein de la nature, du sein de la société universelle. Or si, par hypothèse, un être est vraiment aimant, il deviendra aimable non seulement aux yeux des hommes, mais aux yeux de toutes les volontés élémentaires qui constituent la nature ; il acquerra ainsi une sorte de droit idéal à être respecté et aidé par elles, conséquemment à être heureux par elles. On peut considérer tous les maux sensibles, — souffrances, maladies, mort — comme provenant d’une sorte de guerre et de haine aveugle des volontés inférieures ; lorsque cette haine prend pour victime l’amour même, nous nous en indignons, et quoi de plus juste ? Si l’amour d’autrui ne doit être payé qu’avec de l’amour, nous avons du moins la conscience qu’il doit l’être avec celui de la nature toutentière, non pas seulement avec celui de tel ou tel individu ; cet amour de la nature, ainsi universalisé, deviendra pour celui qui en est l’objet le bonheur, y compris même le bonheur sensible : le lien entre la bonne volonté et le bonheur, que nous voulions briser, sera de nouveau rétabli.

Cette hypothèse, nous en convenons, est la seule et dernière ressource pour justifier métaphysiquement le sentiment empirique d’indignation que produit en nons le mal sensible, lorsqu’il accompagne la bonne volonté. Seulement remarquons bien ce qu’enveloppe l’hypothèse. Il faut en venir, dans cette doctrine, à admettre sans preuve que toutes les volontés qui constituent la nature sont d’essence et de direction analogues, de manière à converger vers le même point. Si le bien que poursuit, par exemple une société de loups, était dans le fond des choses aussi différent du bien poursuivi par la société humaine qu’il semble l’être en apparence, la bonté d’un homme n’aurait rationnellement rien de respectable pour celle d’un loup, ni celle d’un loup pour un homme. Il faut donc compléter l’hypothèse précédente par cette autre, bien séduisante et bien hasardeuse, que nous avons ailleurs exprimée nous-même comme possible : « À l’évolution extérieure, dont les formes sont si variables, ne correspondrait-il pas une tendance, une aspiration intérieure éternellement la même et travaillant tous les êtres ? N’y aurait-il pas en eux une connexion de tendances et d’efforts analogue, à la connexion anatomique signalée par G. Saint-Hilaire dans les organismes[4] ? »

Selon cette doctrine, l’idée de sanction vient se fondre dans l’idée plus morale de « coopération ; » celui qui fait le bien universel travaille à une œuvre si grande qu’il a idéalement droit au concours de tous les êtres, membres du même tout, depuis la première monère jusqu’à la cendre cérébrale de l’organisme le plus élevé. Celui qui fait le mal, au contraire, devrait recevoir de tous un « refus de concours », qui serait une sorte de punition négative ; il se trouverait moralement isolé, tandis que l’autre serait en communion avec l’univers.

Ainsi restreinte, épurée, sauvée par la métaphysique, cette idée d’une harmonie finale entre le bien moral et le bonheur devient assurément admissible. Mais, en premier lieu, ce n’est plus vraiment la sanction d’une loi formelle : tout ce qui restait des idées de loi proprement nécessaire ou impérative, de sanction également nécessaire a disparu. Ce n’est plus même la loi formelle de Kant, ni le jugement synthétique a priori par lequel la légalité serait unie à la félicité comme récompense ; en un mot, ce n’est plus un régime de législation, conséquemment de vraie sanction. Nous pouvons même dire qu’on nous transporte ici dans une région supérieure à celle de la justice proprement dite : c’est la région de la fraternité. Ce n’est plus la justice commutative, car l’idée de fraternité exclut celle d’un échange mathématique, d’une balance de services exactement mesurables et égaux sous le rapport de la quantité : la bonne volonté ne mesure pas son retour à ce qu’elle a reçu ; elle rend deux et même dix pour un. Ce n’est même plus de la justice distributive au sens propre, car l’idée d’une distribution exacte, même morale, n’est plus celle de la fraternité. L’enfant prodigue pourra être fêté plus que l’enfant sage. On pourra aimer un coupable, et le coupable aura peut-être plus besoin que tout autre d’être aimé. J’ai deux mains, l’une pour serrer la main de ceux avec qui je marche dans la vie, l’autre pour relever ceux qui tombent, le pourrai même, à ceux-ci, tendre les deux mains ensemble. Ainsi, dans cette sphère, les rapports purement rationnels, les harmonies purement intellectuelles, à plus forte raison les rapports légaux semblent s’évanouir ; par cela même s’évanouit le rapport vraiment rationnel, logique et même quantitatif, qui relierait la bonne volonté à une proportion déterminée de bien extérieur et d’amour intérieur. De là résulte une sorte d’antinomie : l’amour est ou une grâce particulière et une élection qui ne ressemble guère à une sanction, ou une sorte de grâce générale et une égalité idéale étendue à tous les êtres, qui ne ressemble pas davantage à une sanction. Si j’aime plus un homme qu’un autre, il n’est pas certain que mon amour soit en raison directe de son mérite, et si j’aime tous les hommes dans leur humanité, si je les aime universellement, également, la proportion semble disparaître encore entre le mérite et l’amour. D’ailleurs les « bonnes volontés » elles-mêmes ne voudraient pas sans doute, dans l’idéale justice, être l’objet d’aucune marque de préférence ; les victimes volontaires de l’amour n’accepteraient pas d’être placées en rien avant les autres lors d’une redistribution quelconque des biens sensibles. Elles objecteraient qu’après tout la souffrance volontaire est moins à plaindre que la souffrance imposée : pour qui admet la supériorité de l’idéal sur la réalité, l’homme de bien est le riche, même quand cette richesse supra-sensible a présenté pour lui des inconvénients et des peines sensibles.

Telles sont les difficultés que soulève, croyons-nous, cette théorie. Ces difficultés ne sont peut-être pas insolubles, mais leur solution sera à coup sûr une modification profonde apportée à l’idée traditionnelle de sanction ; car, pour ce qui est de la peine, le châtiment aura disparu ; et, pour ce qui est de la récompense, la compensation de pure justice semblera s’évanouir dans des relations supérieures de fraternité, échappant à des déterminations précises. D’une part, le mal sensible (y compris la mort) nous indigne toujours moralement, quel que soit le caractère bon ou mauvais de la volonté qu’il vient entraver ; la souffrance nous choque en elle-même et indépendamment de son point d’application : une distribution de souffrance est donc moralement inintelligible. D’autre part, en ce qui concerne le bonheur, nous voulons que tous soient heureux. Ces notions apportent un grand trouble dans la balance de la sanction. La proportionnalité, la rationalité, la loi, νόμος (de νέμω), ne sont applicables qu’à des relations d’ordre et d’utilité sociale, de défense et d’échange, de commutation et de distribution mathématiques. La sanction proprement dite est donc une idée tout humaine, qui entre comme élément nécessaire dans la conception de notre société mais, qu’on pourrait écarter sans contradiction d’une société très supérieure, composée de sages comme Bouddha ou Jésus.

En somme, les utilitaires et les kantiens, placés aux deux pôles opposés de la morale, sont pourtant victimes de la même erreur. L’utilitaire, qui sacrifie si peu que ce soit de son existence par l’espoir de voir un jour ce sacrifice lui rapporter quelque chose dans l’au delà de la vie, fait un calcul irrationnel à son point de vue : car, dans l’absolu, il ne lui est dû pour son dévouement intéressé rien de plus qu’il ne lui serait dû pour une mauvaise action intéressée. D’autre part, le kantien qui se sacrifie les yeux fermés pour la loi seule, sans rien calculer, sans rien demander, n’a pas non plus de droit véritable à une compensation, à une indemnité : il est rationnel que, quand on ne vise pas à un but, on y renonce, et le kantien ne vise pas au bonheur. Nous objectera-t-on que, si la loi morale nous oblige, elle est elle-même tenue à quelque chose envers nous ? dira-t-on qu’il peut y avoir un « recours de l’agent contre la loi ? » que si, par exemple, la loi exige sans compensation l’anéantissement du moi, elle est là suprême cruauté ; « une loi cruelle est-elle juste[5] ? » — Nous répondrons qu’il faut distinguer ici entre deux choses : les circonstances fatales de la vie et la loi qui règle notre conduite dans ces circonstances. Les conjonctures fatales de la vie peuvent être cruelles ; accusez-en la nature ; mais une loi ne peut jamais apparaître comme cruelle à celui qui croit à sa légitimité. Celui qui considère toute souillure comme un crime ne peut pas trouver cruel de rester chaste. Pour qui croit en une « loi morale, » il est impossible de juger cette loi en se plaçant à un point de vue humain, puisqu’elle est par hypothèse inconditionnelle, irresponsable, et est censée nous parler du fond de l’absolu. Elle ne fait pas avec nous un contrat où nous puissions débattre tranquillement les clauses, mettre en balance les avantages et les inconvénients.

Au fond — même dans la morale kantienne — la sanction n’est qu’un suprême expédient pour justifier rationnellement et matériellement la loi formelle de sacrifice, la loi morale. On ajoute la sanction à la loi pour la légitimer[6] La doctrine des kantiens, poussée à ses dernières conséquences, devrait plutôt aboutir logiquement à une complète antinomie entre le pur « mérite moral » et l’idée d’une récompense ou même d’une espérance sensible quelconque ; elle devrait pouvoir se résumer dans cette pensée d’une femme d’Orient que nous rapporte le sire de Joinville : « Yves, frère prêcheur, vit un jour à Damas une vieille femme qui portait à la main droite une écuelle de feu, et à la gauche une fiole pleine d’eau. Yves lui demanda : « Que veux-tu faire de cela ? » Elle lui répondit qu’elle voulait avec le feu brûler le paradis, et avec l’eau éteindre l’enfer. Et il lui demanda : « Pourquoi veux-tu faire cela ? — Parce que je ne veux pas que nul fasse jamais le bien pour avoir la récompense du paradis, ni par peur de l’enfer, mais simplement par amour de Dieu. »

Une chose paraîtrait concilier tout : ce serait de démontrer que la vertu enveloppe analytiquement le bonheur ; que choisir entre elle et le plaisir, c’est encore choisir entre deux joies, l’une inférieure, l’autre supérieure. Les stoïciens le croyaient, Stuart Mill aussi et Épicure lui-même. Cette hypothèse peut se vérifier sans doute pour un petit nombre d’âmes élevées, mais sa complète réalisation n’est vraiment pas « de ce monde » : la vertu n’est point ici-bas à elle-même une parfaite récompense sensible, une pleine compensation (prœmium ipsa virtus). Il y a peu de chances pour qu’un soldat qui tombe frappé d’une balle aux avant-postes éprouve, dans le sentiment du devoir rempli, une somme de jouissance équivalente au bonheur d’une vie entière. Reconnaissons-le donc, la vertu n’est pas le bonheur sensible. Bien plus, il n’y a pas de raison naturelle et il n’y a pas non plus de raison purement morale pour qu’elle le redevienne plus tard. Aussi, lorsque certaines alternatives se posent, l’être moral a le sentiment d’être saisi dans un engrenage : il est lié, il est captif du « devoir ; » il ne peut se dégager et n’a plus qu’à attendre le mouvement du grand mécanisme social ou naturel qui doit le broyer. Il s’abandonne, en regrettant peut-être d’avoir été la victime choisie. La nécessité du sacrifice, dans bien des cas, est un mauvais numéro ; on le tire pourtant, on le place sur son front, non sans quelque fierté, et on part. Le devoir à l’état aigu fait partie des événements tragiques qui fondent sur la vie ; il est des existences qui y ont presque échappé : on les considère généralement comme heureuses.

Si le devoir peut ainsi faire de réelles victimes, ces victimes acquièrent-elles des titres exceptionnels à une compensation sensible, des titres au bonheur sensible supérieurs à celui des autres malheureux, des autres martyrs de la vie ? Il ne le semble pas. Toute souffrance, involontaire ou voulue, nous apparaît toujours comme appelant une compensation idéale, et cela, uniquement parce qu’elle est une souffrance. Compensation, c’est-à-dire balancement, est un mot qui indique un rapport tout logique et sensible, nullement moral. De même pour les mots de récompense et de peine, qui ont le même sens. Ce sont des termes de la langue passionnelle transportés mal à propos dans la langue morale. La compensation idéale des biens et des maux sensibles est tout ce qu’on peut retenir des idées vulgaires sur le châtiment et la récompense. Il faut se rappeler que la Némésis antique ne châtiait pas seulement les méchants, mais aussi les heureux de la vie, ceux qui avaient eu plus que leur part de jouissance. De même le christianisme, dans les temps primitifs, considérait les pauvres, les infirmes d’esprit ou de corps, comme ceux qui avaient le plus de chance d’être un jour les élus. L’homme riche de l’Évangile est menacé de l’enfer sans autre raison apparente que sa richesse même. Les premiers seront les derniers. Aujourd’hui encore, ce mouvement de bascule dans la grande machine du monde nous paraît désirable. L’idéal semblerait l’égalité absolue de bonheur entre tous les êtres, quels qu’ils fussent ; la vie, au contraire, est une consécration perpétuelle de l’inégalité ; la majeure partie des êtres vivants, bons ou mauvais, pourrait donc prétendre dans l’idéal à une réparation, à une sorte de balance des joies, à un nivellement universel. Il faudrait aplanir l’océan des choses. Que cela ait jamais lieu, aucune induction tirée de la nature ne peut le faire supposer, tout au contraire ; et d’autre part, d’aucun système moral on ne peut tirer, par une déduction rigoureuse, la reconnaissance d’un véritable droit moral à une telle compensation de la peine sensible. Cette compensation, désirée par la sensibilité, n’est nullement exigée par la raison ; elle est tout à fait douteuse pour la science, peut-être même impossible[7]

    scolastique. La sanction, dit-il, est moins un postulat de la morale qu’un postulat des passions, « nécessaire pour les légitimer et les l’aire entrer dans la science. » Par malheur, il vient de reconnaître qu’il ne peut pas y avoir de science de la morale indépendamment des passions, et que l’obligation de l’intérêt est une puissance logiquement équivalente à l’obligation morale. Si les passions postulent une sanction, d’autre part la morale postule les passions : c’est un cercle. Dans la morale ainsi conçue, le devoir se trouve, du moins au point de vue logique, mis sur un pied d’égalité avec l’intérêt : on place Bentham et Kant l’un en face de l’autre, on reconnaît qu’ils ont tous deux raison, et on s’arrange de manière à leur l’aire vouloir les mêmes objets au nom de principes contraires. La sanction sert de terrain d’accord, et le rémunérateur suprême, de juge de paix. Nous n’avons point à apprécier ici la valeur de ces systèmes de morale. Constatons seulement que le formalisme de Kant y a disparu; que « l’obligation de faire son devoir uniquement par devoir » n’y existe plus et est considérée comme un pur paradoxe (Science de la morale, I, 178); que la sanction n’est plus une conséquence du devoir, mais simplement une condition ; alors cette idée change entièrement d’aspect ; le châtiment et la récompense ne sont plus considérés comme rattachés à la conduite morale par un jugement synthétique à priori, mais ils sont demandés d’avance par les agents pour justifier au point de vue sensible le commandement de la « loi. » L’acte moral ne constitue plus lui-même et lui seul un droit au bonheur ; mais tout être sensibie est regardé comme pouvant naturellement espérer le bonheur et comme ne voulant pas y renoncer dans l’acte moral. MM. Renouvier et Sidgwick, cessant de soutenir que le devoir mérite une récompense, disent simplement que l’agent moral, s’attendant à une récompense, serait dupé s’il n’était récompensé un jour ; ils invoquent pour ainsi dire comme seul argument la véracité du désir, de même que Descartes invoquait la véracité de Dieu ; mais l’une et l’autre peuvent être suspectées à bon droit par toute morale vraiment scientifique.

  1. « Nous admettons sans hésiter la maxime stoïcienne : La vertu est à elle-même sa propre récompense... Concevrait-on un triangle géométrique qui, par hypothèse, serait doué de conscience et de liberté, et qui, ayant réussi à dégager sa pure essence du conflit des causes matérielles qui tendent de toutes parts à violenter sa nature, aurait en outre besoin de recevoir des choses extérieures un prix pour s’être affranchi de leur empire ? » (M. P. Janet, La morale, 590.)
  2. M. Fouillée, La liberté et le déterminisme.
  3. Ibid.
  4. Voy. notre Morale anglaise contemporaine, p. 370, et M. Fouillée, la Science sociale comtemporaine, livre V.
  5. M. Janet, la Morale, p. 582.
  6. Cette pétition de principe, déguisée sous le nom de postulat, est bien plus sensible encore dans les systèmes de morale qui essayent de tenir plus ouvertement le milieu entre l’utilitarisme égoïste et le désintéressement absolu du stoïcisme. De ce nombre semblent être la morale de M. Renouvier en France et celle de M. Sidgwick en Angleterre. « La raison, dit M. Renouvier (avec lequel le moraliste anglais est sur ce point entièrement d’accord) n’a de prix et ne se fait reconnaître qu’autant qu’elle est supposée être conforme à la cause finale, principe des passions, au bonheur... Le postulat d’une conformité finale de la loi morale avec le bonheur... est l’induction, l’hypothèse propre de la morale... Refuse-t-on ce postulat ?… l’agent moral pourra opposer à l’obligation de justice une autre obligation, celle de sa conservation propre, et au devoir l’intérêt tel qu’il se le représente… Au nom de quoi lui enjoindrons-nous d’opter pour le devoir ? » (Science de la morale, t. I, p. 17). M. Henouvier, esprit très sinueux et circonspect, essaye bien ensuite de diminuer la portée de cet aveu par une distinction
  7. « Nous ne croyons pas que la foi à la sanction religieuse apporte un grand changement à l’aspect qu’un tel être, malade moralement, présente pour tout être sain. Le crime ne peut offrir pour l’homme qu’un seul attrait, celui de la richesse qu’il a chance de se procurer. Mais la richesse, quelque prix qu’elle ait aux yeux populaires, n’est pourtant pas sans commune mesure avec tout le reste. Proposez à un pauvre de le rendre millionnaire en lui donnant la goutte, il refusera s’il a l’ombre de raison. Proposez-lui d’être riche sous la condition d’être bancal ou bossu, il refusera probablement aussi, surtout s’il est jeune ; toutes les femmes refuseraient. La dilficulté qu’on éprouve à recruter certains états, même bien rétribués, comme celui de bourreau, montre encore qu’aux yeux du bon sens populaire l’argent n’est pas tout. S’il était tout, nulle menace religieuse ne pourrait empêcher l’assaut universel donné aux richesses. Je connais des femmes et aussi des hommes qui refuseraient une fortune s’il fallait l’acquérir dans l’état de boucher, — tant sont fortes certaines répugnances, même purement sentimentales et esthétiques. L’horreur morale du crime, plus puissante dans la généralité des cœurs que toute autre répugnance, nous écartera donc toujours des criminels, quelles que soient les perspectives de l’au-delà de la vie.

    Cette horreur ne sera que plus forte lorsque, au sentiment habituel de haine, de colère et de vengeance que nous cause la présence d’un criminel, se sera substitué par degré le sentiment de la pitié, — de cette pitié que nous éprouvons pour les êtres inférieurs ou mal venus, pour les monstruosités inconscientes de la nature. « Le seul élément respectable et durable dans l’idée de sanction, ce n’est ni la notion de peine ni celle de récompense, c’est la conception du bien idéal comme devant avoir une force suffisante de réalisation pour s’imposer à la nature, envahir le monde entier : il nous semblerait bon que l’homme juste et doux eût un jour le dernier mot dans l’univers. Mais ce règne du bien que l’humanité rêve n’a pas besoin, pour s’établir, des procédés de la royauté humaine. Le sentiment moral peut se considérer lui-même comme devant être la grande force et le grand ressort de l’univers ; cette ambition de la moralité à envahir progressivement la nature, par l’intermédiaire de l’humanité, est ce qu’il y a de plus élevé dans le domaine philosophique ; c’est aussi ce qu’il y a de plus propre à entretenir l’esprit de prosélytisme. Nul mythe n’est ici nécessaire pour exciter l’ardeur du bien et le sentiment de l’universelle fraternité. Ce qui est grand et beau se suffit à soi-même, porte en soi sa lumière et sa flamme. » (Irréligion de l’avenir, p, 358.).


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