Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction/Intro/01

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Félix Alcan (p. 9-52).

INTRODUCTION

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CRITIQUE DES DIVERS ESSAIS

POUR JUSTIFIER MÉTAPHYSIQUEMENT L’OBLIGATION

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CHAPITRE PREMIER


Morale du dogmatisme métaphysique. — I. L’hypothèse optimiste. — II. L’hypothèse pessimiste. — III. L’hypothèse de l’indifférence de la nature.


La morale de la métaphysique réaliste admet un bien en soi, un bien naturel distinct du plaisir et du bonheur, une hiérarchie possible des biens dans la nature et, par cela même, une hiérarchie des différents êtres. Elle revient à la maxime antique : « se conformer à la nature ». — N’est-il point illusoire de chercher ainsi dans la nature un type du bien à réaliser par nous et qui nous oblige ? Peut-on connaître le fond des choses et le vrai sens de la nature, pour agir dans la même direction ? La nature, scientifiquement, considérée, a-t-elle même un sens ? — Trois hypothèses sont en présence : l’optimisme, le pessimisme, l’indifférence de la nature ; examinons-les tour à tour, afin de voir si elles peuvent justifier métaphysiquement l’obligation absolue, impérative et catégorique, de la morale ordinaire.


I

L’HYPOTHÈSE OPTIMISTE. — PROVIDENCE ET IMMORTALITÉ


I. — Les Platon, les Aristote, les Zénon, les Spinoza, les Leibnitz ont soutenu l’optimisme et essayé de fonder une morale objective en conformité avec cette conception du monde.

On sait toutes les objections auxquelles ce système a déjà donné lieu. En réalité, l’optimisme absolu est plutôt immoral que moral, car il enveloppe la négation du progrès. Une fois qu’il a pénétré dans l’esprit, il produit comme sentiment correspondant la satisfaction de toute réalité : au point de vue moral, justification de toute chose ; au point de vue politique, respect de toute puissance, résignation passive, étouffement volontaire de tout sentiment du droit et en conséquence du devoir. Si tout ce qui existe est bien, il n’y faut rien changer, il ne faut pas vouloir retoucher l’œuvre de Dieu, ce grand artiste. De même, tout ce qui arrive est également bien ; tout événement se justifie, puisqu’il fait partie d’une œuvre divine achevée en ses détails. On aboutit ainsi non seulement à l’excuse, mais à la divinisation de toute injustice. Nous nous étonnons aujourd’hui des temples que les anciens élevaient aux Néron et aux Domitien ; non seulement ils refusaient de comprendre le crime, mais ils l’adoraient : faisons-nous autre chose quand nous fermons les yeux sur la réalité du mal ici-bas, pour pouvoir ensuite déclarer ce monde divin et bénir son auteur ? Le culte des Césars était chez les Romains le signe d’un état moral inférieur ; réagissant sur cet état même, il les avilit encore, les dégrada davantage. On en peut dire autant du culte d’un dieu créateur qui devrait répondre de tout, et qui, en réalité, est l’irresponsabilité suprême. L’optimisme béat est un état analogue à celui de l’esclave qui se trouve heureux, du malade qui ne sent pas son mal : au moins ce dernier n’attribue-t-il pas un caractère divin à sa maladie. La charité même, pour subsister, a besoin de croire à la réalité et à l’indignité des misères qu’elle soulage ; si la pauvreté, si la douleur, si l’ignorance (bienheureux les humbles d’esprit !), si tous les maux de ce monde ne sont pas de vrais maux, et, au fond, des injustices, des absurdités de la nature, comment la charité pourra-t-elle garder le caractère rationnel qui est la condition d’existence de toute vertu ? Et quand la charité, comme une flamme sans aliment, s’éteindra, qui fera la valeur de votre monde, que vous imaginez comme une œuvre de charité absolue, de bonté absolue et toute puissante ?

Le pessimisme même peut être souvent supérieur, comme valeur morale, à l’optimisme outré : il n’entrave pas toujours les efforts en vue du progrès ; s’il est pénible de voir tout en noir, c’est parfois chose plus utile que de voir tout en rose ou en bleu. Le pessimisme peut être le symptôme d’une surexcitation maladive du sens moral, froissé à l’excès par les maux de ce monde ; l’optimisme, lui, indique trop souvent une apathie, un engourdissement de tout sens moral. Quiconque ne réfléchit pas et se laisse aller à l’habitude est optimiste de tendance : le peuple ignorant, pris en masse, surtout dans les campagnes, est à peu près satisfait du temps présent, il est routinier : le plus grand mal à ses yeux est le changement. Plus une population est inférieure, plus elle est aveuglément conservatrice, ce qui est la forme politique de l’optimisme. Aussi, rien de plus dangereux que de vouloir donner encore à l’optimisme une consécration religieuse et morale, d’en faire ainsi le principe directeur de la pensée et de la conduite : l’esprit humain peut être alors paralysé dans tous ses ressorts, l’homme peut être démoralisé par son dieu.

Qu’on me permette de raconter un rêve. Une nuit, — quelque ange ou quelque séraphin m’avait-il pris sur son aile pour m’emporter au paradis de l’évangile, auprès du « créateur » ? — je me sentais planer dans les cieux, au-dessus de la terre. À mesure que je m’élevais, j’entendais monter de la terre vers moi une longue et triste rumeur, semblable à la chanson monotone des torrents qui s’entend du haut des montagnes, dans le silence des sommets. Mais cette fois je distinguai des voix humaines : c’étaient des sanglots mêlés d’actions de grâce, des gémissements entrecoupés de bénédictions, c’étaient des supplications désolées, les soupirs de poitrines mourantes qui s’exhalaient avec de l’encens ; et tout cela se fondait en une seule voix immense, en une si déchirante symphonie que mon cœur se gonfla de pitié ; le ciel m’en parut obscurci, et je ne vis plus le soleil ni la gaieté de l’univers. Je me tournai vers celui qui m’accompagnait. « N’entendez-vous pas ? » lui dis-je. L’ange me regarda d’un visage serein et paisible « Ce sont, dit-il, les prières des hommes qui, de la terre, montent vers Dieu. » Pendant qu’il parlait, son aile blanche brillait au soleil mais elle me parut toute noire et pleine d’horreur. « Comme je fondrais en larmes si j’étais ce Dieu ! » m’écriai-je, et je me mis en effet à pleurer comme un enfant. Je lâchai la main de l’ange et je me laissai retomber sur la terre, pensant qu’il restait en moi trop d’humanité pour que je pusse vivre au ciel.

Si l’optimisme, au lieu de considérer le monde comme actuellement bon, tente d’y rétablir la notion d’un progrès continu et réglé par une loi divine, réussira-t-il mieux à absoudre le monde et à fonder la moralité humaine ? Nous ne le croyons pas.

Si on suppose avec les optimistes un but lointain qui serait le même pour tous les êtres, les moyens d’y arriver peuvent être si opposés, que le moraliste sera impuissant à déduire de la connaissance du but une règle pratique de conduite : tous les chemins mènent à Rome ; peut-être aussi une foule de chemins mènent-ils au but universel, et l’injustice peut-elle servir comme la justice. La lutte est parfois, pour l’humanité même, un moyen d’avancer aussi sûr que l’union, et on ne voit pas pourquoi, à un point de vue universellement optimiste, la bonne volonté humaine serait plus conforme aux fins cachées de la nature ou de Dieu que la mauvaise volonté. Même toute volonté consciente est souvent inutile, et le bien semble pouvoir, au moins en partie, se réaliser sans l’intervention de l’homme. Un rocher sur lequel vient se fendre le front d’un enfant peut servir plus que cet enfant à l’avenir du globe, puisqu’il concentre en lui depuis des milliers d’années une parcelle de la chaleur solaire et travaille, selon sa mesure, à ralentir le refroidissement terrestre. La morale du dogmatisme optimiste nous ordonne de contribuer au bien du tout ; mais il y a pour cela trop de voies possibles. Tout peut être utile. Le professeur de gymnastique qui, dans la même chambre, réunissait la figure de Jésus-Christ et son propre portrait, croyait faire autant que Jésus pour l’humanité. Il n’avait peut-être pas tort au regard de l’universelle et providentielle évolution. Les plus grands peuples ont été ceux qui étaient les plus forts et avaient le plus robuste appétit ; les Romains étonnèrent le monde par leur gourmandise ; les Anglais, les Allemands, les Russes (qui auront plus tard un rôle si important) sont de grands mangeurs ; l’égoïste même peut aussi travailler au perfectionnement universel : il peut produire une génération saine, vigoureuse, hardie. L’égoïsme a fait la grandeur de la race anglaise. Sous beaucoup de rapports, Érasme Darwin était un naïf égoïste : le génie de son petit-fils l’a justifié. Tout devient donc relatif, à ce point de vue des résultats pour l’ensemble. Qu’est-ce que les nègres, aux yeux des voyageurs, ont retiré de plus clair du christianisme ? La loi religieuse qu’on voulait leur inspirer ? Non, mais la propreté du dimanche. Et les peuples africains ou asiatiques, qu’ont-ils retiré du mahométisme ? Boire de l’eau.

Dans le grand organisme de l’univers, le microbe de la fièvre typhoïde ou du choléra a une fonction à remplir, qu’il ne peut pas et ne doit pas cesser de remplir ; l’homme a, lui aussi, des fonctions particulières, et l’homme de mal comme l’homme de bien. À une certaine distance le bien sort du mal. C’est ainsi que les grandes défaites, les grands sacrifices d’hommes sont souvent utiles aux peuples. Spinoza malade riait, dit-on, en voyant son araignée favorite dévorer les mouches qu’il lui jetait ; peut-être alors, par un retour sur lui-même, songeait-il à ce mal intérieur qui le dévorait ; peut-être souriait-il de se sentir, lui aussi, enveloppé dans quelque toile d’araignée invisible qui paralysait sa volonté, rongé silencieusement par la multitude des monstres infiniment petits. Encore une fois, dans l’immensité du monde, les voies et chemins suivis par chaque être, au lieu d’être parallèles ou d’être concentriques, s’entrecroisent, se coupent de toutes manières : celui qui se trouve par hasard au point d’intersection de ces voies est naturellement brisé. Il y a ainsi au fond de la nature, prétendue « aussi bonne que possible, » une immoralité fondamentale, qui tient à l’opposition des fonctions entre les êtres, à la catégorie de l’espace et de la matière. Dans l’optimisme absolu, le bien universel est une fin qui emploie et justifie tous les moyens.

Rien ne nous dit, d’ailleurs, que la ligne qui mène à ce bien universel passe directement par l’humanité et exige de tous les individus ce dévouement à l’humanité que les moralistes considèrent d’habitude comme le fond pratique de l’obligation morale. Si un tigre croyait, en sauvant la vie d’un de ses semblables, travailler à l’avènement du bien universel, il se tromperait peut-être : il vaut mieux pour tous que les tigres ne s’épargnent point entre eux. Ainsi tout se confond et s’aplanit pour la métaphysique des hauteurs : bien et mal, individus et espèces, espèces et milieux ; il n’y a plus rien de vil, comme disait l’optimiste Spinoza, « dans la maison de Jupiter. »

On a essayé une dernière hypothèse pour sauver dans une certaine mesure l’optimisme, pour excuser la cause créatrice ou la substance éternelle, sans compromettre le sens moral et l’instinct du progrès. On s’est efforcé de montrer dans le mal physique (la souffrance) et dans le mal intellectuel (l’erreur, le doute, l’ignorance) une condition sine qua non du bien moral ; par là on espère les justifier. Le but de l’univers, dit-on, n’est pas extérieur à la volonté humaine : le but de l’univers, c’est la moralité ; or la moralité suppose choix et lutte, c’est-à-dire qu’elle suppose la réalité du mal physique ou intellectuel et la possibilité du mal moral. Il s’ensuit que tout le mal répandu si libéralement dans ce monde n’a qu’un objet : poser une alternative devant l’homme. Selon cette doctrine, où le platonisme vient se confondre avec le Kantisme, le monde même ne serait qu’une sorte de formule vivante du problème moral. Wéga de la Lyre ou Arcturus, tous les soleils, les étoiles et leurs satellites rouleraient à jamais dans l’espace pour qu’ici-bas, un jour, une heure (peut-être jamais jusqu’ici, selon Kant), un petit mouvement de désintéressement se produise, pour qu’un verre d’eau soit donné dans une intention vraiment bonne à quelqu’un qui a soif.

Cela est beau, mais comment déduire un « devoir catégorique » d’une hypothèse aussi incertaine, aussi contraire, semble-t-il, aux faits ? Si le monde ne vaut que comme une simple matière à la charité, son existence paraît difficile à justifier et les voies de Dieu sont bien tortueuses.

L’hypothèse que nous examinons présuppose l’existence du libre arbitre, d’une puissance de choix (au moins nouménale) : sans liberté absolue, point de responsabilité absolue, ni de mérite ou de démérite. Acceptons sans examen toutes ces notions : on peut encore démontrer à leurs partisans que ce monde, fait selon eux en vue de la moralité, est loin d’être le meilleur possible sous ce rapport. En effet, si le mérite est en raison directe de la souffrance, je puis fort bien imaginer un monde où la souffrance serait beaucoup plus intense encore que dans celui-ci ; où le tiraillement entre le bien et le mal serait beaucoup plus déchirant ; où le devoir, rencontrant plus d’obstacles, serait plus méritoire. Supposons même que le Créateur entasse tant d’obstacles devant sa créature qu’il devienne très difficile à celle-ci de ne pas céder, de ne pas être entraînée vers le mal, le mérite de la créature, si par un effort suprême elle triomphe, sera infiniment plus grand. Si ce qu’il y a de plus beau au monde pour Dieu, c’est la résignation de Job ou le dévouement de Régulus, pourquoi les occasions de ces hautes vertus sont-elles si rares, et pourquoi le progrès les rend-il tous les jours plus rares encore ? En notre siècle, un général d’armée qui ferait comme Décius ne favoriserait nullement la victoire de ses soldats ; au contraire, son héroïsme serait une faute de tactique. Le niveau de la vertu s’abaisse tous les jours. Nous n’éprouvons plus de ces puissantes tentations qui faisaient frémir les corps musculeux de saint Jérôme et de saint Antoine. Le progrès va le plus souvent à l’encontre du développement de la vraie moralité, de celle qui ne naît pas toute faite, mais se fait elle-même. J’ai peut-être en moi une énergie de volonté qui, il y a une quinzaine de siècles, m’eût transformé en martyr ; de nos jours, je reste bon gré mal gré un homme ordinaire, faute de bourreaux. Que notre siècle, en somme, est pauvre de vrai mérite, quelle décadence aux yeux d’un partisan de la liberté et de la moralité absolues : Si le monde n’a pour but que de nous poser le problème moral, il faut convenir que la barbarie le posait avec bien plus de force que la civilisation. Nous sommes trop heureux aujourd’hui pour être profondément moraux. Nous pouvons, en général, satisfaire si facilement nos désirs en faisant le bien, que ce n’est presque plus la peine de faire le mal, du moins le mal plein et grossier. Quand le Christ fut tenté c’était dans un désert, sur la montagne ; il était presque nu, épuisé par le jeûne ; de nos jours, où la plupart sont bien vêtus et ne jeûnent plus, on ne voit plus le diable d’aussi près ; mais aussi, s’il n’y a plus de tentateur, il n’y a plus de Christ.

Pour expliquer le monde vous établissez une sorte d’antinomie entre le bonheur sensible et la vertu ; vous dites : le monde est d’autant plus parfait qu’il est moins heureux, parce que la perfection est dans la volonté triomphant de la douleur et du désir[1] ; eh bien ! précisément au nom de la même antinomie, on peut encore condamner ce monde. Chacun de ses progrès peut être considéré comme un pas en arrière. Chaque qualité héréditaire que nous acquérons avec le temps supprime quelque chose du caractère absolu de la volonté primitive. Pour tout autre être que pour Dieu, le seul moyen de se rapprocher de l’absolu, c’est la pauvreté, la souffrance et le labeur ; tout ce qui peut limiter au dehors la puissance d’un être lui permet de la mieux déployer au dedans. Les stoïciens se plaisaient à répéter qu’Eurysthée n’avait pas été l’ennemi ni l’envieux d’Hercule, mais au contraire son ami et son bienfaiteur ; ils disaient que chacun de nous a aussi un Eurysthée divin, qui l’exerce sans cesse à la lutte ; ils représentaient le monde entier, le grand Être vivant, comme une sorte d’Alcide en travail. Soit ; mais, encore une fois, notre Eurysthée est bien peu ingénieux à multiplier nos épreuves et nos labeurs. Le sort nous gâte aujourd’hui, comme les grands-pères gâtent dans la famille les petits enfants. Nous vivons dans un milieu trop facile et trop large, et le perpétuel agrandissement de notre intelligence étouffe par degrés notre volonté. Il faut être logique : vous ne pouvez justifier le monde qu’en plaçant le bien ou la condition du bien précisément dans ce que tous les êtres considéraient jusqu’alors comme un mal ; la conséquence, c’est que, les êtres travaillant tous à éviter ce qu’ils considèrent comme un mal, ils travaillent tous contre votre théorie, et l’évolution de l’univers va dans un sens diamétralement contraire à votre prétendu bien. Alors vous condamnez l’œuvre même que vous vouliez absoudre. Chacun est libre de placer le bien où il l’entend, mais, de quelque façon qu’il l’entende, il ne peut faire que ce monde soit vraiment bon. On ne peut même pas se consoler en pensant qu’il est le plus mauvais des mondes possibles, et qu’il constitue ainsi l’épreuve suprême pour la volonté. L’univers n’est point une œuvre extrême, en mal comme en bien ; ce serait quelque chose d’être absolument mauvais, et l’absolu n’est point de ce monde. Rien ici-bas ne nous fait éprouver la satisfaction de quelqu’un qui voit un but poursuivi et touché. Il est impossible de montrer un plan dans l’univers, — même celui de tout abandonner à la spontanéité méritoire des êtres. Le monde n’a point sa fin en nous, pas plus que nous n’avons dans le monde notre fin fixée d’avance. Rien n’est fixé, arrangé et prédéterminé ; il n’y a point « d’adaptation » primitive et préconçue des choses les unes aux autres. Cette adaptation supposerait d’abord un monde des idées préexistant au monde réel, puis un démiurge arrangeant les choses sur le plan donné, comme fait un architecte : l’univers ressemblerait alors à certains palais d’exposition, dont toutes les pièces, construites à part l’une de l’autre, n’eurent besoin ensuite que d’être ajustées l’une à l’autre. Mais non : c’est plutôt un de ces édifices étranges auxquels chacun a travaillé de son côté, sans se préoccuper de l’ensemble ; il y a autant de fins et de plans qu’il y a d’ouvriers. C’est un désordre superbe, mais une telle œuvre manque trop d’unité pour qu’on puisse ou la blâmer ou la louer absolument. Y voir la complète réalisation d’un idéal quelconque, c’est rabaisser son idéal, conséquemment se rabaisser soi-même ; c’est une erreur qui peut devenir une faute. Celui qui a un dieu devrait le respecter trop pour en faire un créateur du monde.


II. — Le refuge de l’optimisme, c’est l’immortalité personnelle, qui serait la grande excuse de Dieu. La croyance en l’immortalité supprime tout sacrifice définitif, ou du moins réduit ce sacrifice à peu de chose. Devant l’infinité de la durée, la souffrance ne paraît plus qu’un point, et même la vie actuelle tout entière diminue étrangement de valeur.

L’idée du devoir absolu et celle de l’immortalité sont intimement liées : le devoir présent à la conscience constitue pour les spiritualistes la marque distinctive de l’individu dans le flux des générations animales, son sceau de souveraineté, son titre à une place à part dans le « règne des fins. » Si au contraire le devoir absolu se ramène à une illusion, l’immortalité perd sa principale raison d’existence, l’homme devient un être comme un autre ; il n’a plus la tête dans une lumière mystique, comme le Christ sur la montagne, qui se transfigurait en s’élevant et apparaissait de niveau avec les prophètes divins planant dans le ciel. Aussi l’immortalité a-t-elle toujours été le principal problème de la morale comme de la religion. On l’avait mal posé autrefois en le confondant avec celui de l’existence de Dieu. Au fond, l’humanité se soucie assez peu de Dieu ; pas un martyr ne se serait sacrifié pour ce solitaire des cieux. Ce qu’on voyait en lui, c’était la puissance capable de nous rendre immortels. L’homme a toujours voulu escalader le ciel, et il ne le peut pas tout seul : il a inventé Dieu pour que Dieu lui tendît la main ; puis il s’est attaché d’amour à ce sauveur. Mais on dirait demain aux quatre cents millions de chrétiens : Il n’y a pas de Dieu ; il y a seulement un paradis, un homme-christ, une vierge-mère et des saints, — ils se consoleraient bien vite.

L’immortalité nous suffit, en effet. Pour moi, je ne demande pas de « récompense, » je ne mendie pas : rien que la vie ; être réuni à ceux que j’ai aimés ; l’éternité de l’amour, de l’amitié, du désintéressement. Je me rappelle mon long désespoir le jour où, pour la première fois, il m’est entré dans l’esprit que la mort pouvait être une extinction de l’amour, une séparation des cœurs, un refroidissement éternel ; que le cimetière avec ses tombes de pierre et ses quatre murs pouvait être la vérité ; que du jour au lendemain les êtres qui faisaient ma vie morale me seraient enlevés, ou que je leur serais enlevé et que nous ne serions jamais rendus les uns aux autres. Il y a de certaines cruautés auxquelles on ne croit pas, parce qu’elles vous dépassent trop ; on se dit : c’est impossible, parce qu’intérieurement on pense : comment pourrais-je faire cela ? La nature se personnifie à vos yeux : sa lumière semble une grâce qui vous est adressée ; il y a dans toutes ses créatures une telle surabondance de jeunesse et d’espérance, que vous vous laissez, vous aussi, étourdir par cet entraînement de la vie universelle.

Ainsi la forme antique du problème religieux et moral, l’existence de Dieu, se ramène à cette forme nouvelle : l’immortalité. Cette question, à son tour, revient à savoir si dès maintenant je suis, moi ; ou si ma personnalité est une illusion, et si, au lieu de dire moi, il faut que je dise nous, le monde. Au cas où dans la nature un seul être, si chétif qu’il fût en apparence, pourrait dire moi, sans doute il serait éternel. Il y a ici deux grandes hypothèses en présence. D’abord, fusion réelle de tous les moi apparents l’un dans l’autre, pénétrabilité réelle de toutes les consciences dans la nature, réduction de toutes les prétendues unités substantielles à des multiplicités phénoménales, perspectives fuyantes ouvertes en nous-mêmes comme au dehors de nous-mêmes, et où l’œil se perd. Au lieu de cela, autre hypothèse : la nature ayant un but, l’individu. Comme un arbre immense dont la sève vient finalement se concentrer en quelques noyaux, peut-être aussi, en quelque point, la sève de la nature se ramasse-t-elle pour s’épanouir plus tard. Les individus formeraient alors des groupements durables ; n’y a-t-il pas aussi des îlots dans l’océan ? De plus, certains de ces individus tiendraient l’un à l’autre, s’attacheraient assez pour ne se séparer jamais. S’il pouvait suffire de s’aimer assez pour s’unir ! Cette union serait alors l’éternité : l’amour nous rendrait éternels.

Par malheur, il y a bien des objections contre l’immortalité. Une première, et des plus graves, peut se tirer de la doctrine de l’évolution. Le caractère de toute intégration, de toute individuation, c’est d’être provisoire, de ne servir qu’à préparer une intégration plus large, une individuation plus riche. Un individu n’est pour la nature qu’un temps d’arrêt qui ne peut être définitif, sans quoi elle se trouverait arrêtée dans sa marche. Les anciens qui, avec Platon, se figuraient la nature comme dominée par des types immuables auxquels elle conforme éternellement ses créations, pouvaient supposer que ses œuvres les plus réussies, les plus rapprochées du type éternel, participaient à l’éternité : si la nature agissait d’après des types des espèces, des idées, nous pourrions espérer, en nous façonnant sur ces idées, de devenir nous aussi immortels. Mais de nos jours prédomine une conception bien différente. On pouvait encore croire au commencement de ce siècle que l’immobilité des espèces animales suppose un plan préconçu, une idée à jamais imposée à la nature vivante ; depuis Darwin nous voyons dans les espèces mêmes des types passagers que la nature transforme avec les siècles, des moules qu’elle pétrit elle-même au hasard et qu’elle ne tarde pas à briser l’un après l’autre. Si l’espèce est provisoire, qu’est-ce donc que l’individu ? Il y a entre l’individu et l’espèce une solidarité qui n’a pas toujours été comprise. On répète sans cesse que l’individu et l’espèce ont des intérêts contraires, que la nature sacrifie l’un à l’autre ; — ne serait-il pas aussi vrai et plus vrai de dire qu’elle les sacrifie l’un et l’autre, et que, ce qui condamne l’individu, c’est précisément la condamnation de son espèce ? Si l’espèce était immuable, nous pourrions espérer d’être sauvés par notre conformité avec elle. Mais non, tout est entraîné par le même tourbillon, espèces et individus ; tout passe, roule à l’infini. L’individu est un composé d’un certain nombre de pensées, de souvenirs, de volontés correspondant entre elles, de forces en équilibre. Cet équilibre ne peut subsister que dans un certain milieu intellectuel et physique qui lui soit favorable ; or, ce milieu ne peut lui être fourni que pendant un certain temps. L’homme, dans sa constitution, ne peut pas avoir deviné l’éternité. Il n’y a de progrès indéfini en tous sens ni pour un individu ni pour une espèce : l’individu et l’espèce ne sont que des moyens termes entre le passé et l’avenir ; le triomphe complet de l’avenir a besoin de leur disparition.

Passons à une seconde objection qu’on peut faire à l’immortalité. Si la pensée, si la volonté était immortelle, c’est qu’il y aurait en elle une puissance supérieure à la nature, capable de la dominer, de la dompter : la vie, dans cette hypothèse, serait une sorte de lutte de l’esprit contre la nature, la mort serait la victoire. Mais alors, ces âmes victorieuses, pourquoi se retirent-elles à l’écart, loin de l’éternel combat qui continue de se livrer sans elles ? Pourquoi abandonnent-elles ? et puisque leur puissance n’a pu être diminuée par la mort, pourquoi ne mettent-elles pas cette puissance au service des hommes, leurs frères ? Elle était profonde sans le savoir, cette croyance des anciens qui voyaient partout autour d’eux se mouvoir et agir l’âme des ancêtres, qui sentaient revivre à leurs côtés les morts, peuplaient le monde d’esprits et douaient ces esprits d’une puissance plus qu’humaine. Si la pensée traverse la mort, elle doit devenir pour autrui une providence. Il semble que l’humanité ait le droit de compter sur ses morts comme elle compte sur ses héros, sur ses génies, sur tous ceux qui marchent devant les autres. S’il est des immortels, ils doivent nous tendre la main, nous soutenir, nous protéger : pourquoi se cachent-ils de nous ? Quelle force ne serait-ce pas pour l’humanité de sentir avec elle, comme les armées d’Homère, un peuple de dieux prêt à combattre à son côté ! Et ces Dieux seraient ses fils, ses propres fils, sacrés par le tombeau ; leur nombre irait s’agrandissant toujours, car la terre féconde ne cesse pas de produire la vie, et la vie se fondrait en immortalité. La nature créerait ainsi elle-même des êtres destinés à devenir sa propre providence. Cette conception est peut-être la plus primitive et en même temps la plus attrayante qui ait jamais tenté l’esprit humain : selon nous, elle est inséparable de la conception de l’immortalité. Si la mort ne tue pas, elle délivre : elle ne peut pas jeter les âmes dans l’indifférence ou l’impuissance ; il devrait donc y avoir, suivant l’antique croyance, des esprits répandus partout, actifs, puissants, providentiels. Les mythologies des anciens ou des sauvages, les superstitions de nos campagnards devraient être vraies. — Qui oserait pourtant l’affirmer aujourd’hui, ou seulement regarder la chose comme probable ? La science n’a jamais constaté une seule fois l’existence d’une intention bonne ou mauvaise derrière un phénomène de la nature ; elle tend à la négation des esprits, des âmes, et conséquemment de la vie immortelle. Croire à la science, semble-t-il, c’est croire à la mort.

Il y a une troisième objection. C’est chose illusoire que cette induction familière à la vie : je suis, donc je serai. Cette illusion n’en est pas moins naturelle. Encore aujourd’hui on trouve des peuplades de l’Afrique où l’on ne paraît même pas s’imaginer qu’il soit absolument nécessaire à l’homme de mourir : chez ces peuples, l’induction fondée sur la vie l’emporte encore sur celle de la mort. Nous n’en sommes plus là, nous, peuples civilisés : nous savons que notre vie actuelle a un terme ; nous espérons pourtant toujours qu’elle reprendra sous une autre forme. La vie répugne à se représenter et à affirmer la mort. La jeunesse est pleine d’espérance ; l’existence débordante et vigoureuse à peine à croire au néant. Celui qui sent en lui un trésor d’énergie et d’activité, une accumulation de forces vives, est porté à considérer ce trésor comme inépuisable. Beaucoup d’hommes sont comme les enfants : ils n’ont pas encore senti la limite de leurs forces. Un enfant me disait en voyant passer un cheval au galop dans un tourbillon de poussière : « Je courrais bien aussi vite, si je voulais, » — et il le croyait. Un enfant comprend difficilement que, ce qu’on veut de tout son cœur, on ne le puisse pas ; émerveillé de ce qu’il fait, il en conclut qu’il peut tout faire. Rien de plus rare que le juste sentiment du possible. Pourtant tout homme, quand il en vient aux prises dans la vie avec certains événements, se sent tout de suite tellement dominé, subjugué, qu’il perd même le sentiment de la lutte. Peut-on lutter contre la terre qui nous emporte autour du soleil ? C’est ainsi que celui qui approche de la mort se sent réduit à rien, devenu un jouet pour une puissance incommensurable avec la sienne. Sa volonté, ce qu’il y a de plus fort en lui, ne résiste plus, se détend comme un arc brisé, se dissout graduellement, s’échappe à elle-même. Pour comprendre combien la vie est faible devant la mort, il faut avoir passé non par ces maladies violentes et brutales qui étourdissent comme un coup de massue, mais par ces maladies chroniques à longues périodes qui n’atteignent pas directement la conscience, qui s’avancent par des progrès lents et mesurés, qui même, obéissant à une sorte de rythme, semblent reculer parfois, vous permettent de refaire connaissance avec la vie, avec une demi-santé, puis de nouveau reviennent, s’abattent sur vous, vous étreignent. Alors le patient éprouve successivement les impressions de celui qui naît à la vie et de celui qui s’en va vers la mort. Il a pendant un temps les ardeurs de la jeunesse, puis l’épuisement, l’accablement du vieillard. Et pendant qu’il est jeune, il se sent plein de foi en lui-même, en la puissance de sa volonté ; il se croit capable de dominer l’avenir, prêt à vaincre dans sa lutte contre les choses ; son cœur déborde d’espérance et se répand sur tout ; tout lui sourit, depuis les rayons du soleil et la feuille des arbres jusqu’au visage des hommes ; il ne voit plus dans la nature, cette indifférente, qu’une amie, une alliée, une volonté mystérieuse d’accord avec la sienne ; il ne croit plus à la mort, car la mort complète serait une sorte de défaillance de la volonté ; or, une volonté vraiment forte ne croit pas pouvoir défaillir. Ainsi il lui semble qu’à force de vouloir, il pourra conquérir l’éternité. Puis, sans qu’il s’en aperçoive clairement, cette plénitude de vie et de jeunesse qui faisait son espérance se dépense peu à peu, se retire de lui, se dérobe, comme l’eau d’un vase qui baisse invinciblement sans qu’on sache par où elle s’en va. En même temps sa foi dans l’avenir faiblit et se trouble : il se demande si la foi et l’espérance ne seraient point la conscience fugitive d’une activité momentanément puissante, mais bientôt subjuguée par des forces supérieures. En vain la volonté se tend alors et fait effort pour se relever, elle retombe bientôt de tout son poids, ployant sous l’organisme brisé comme un cheval abattu sous le harnais. Puis l’esprit s’obscurcit : on sent une sorte de crépuscule se faire en soi, se répandre sur toutes ses pensées, on sent venir le soir. On assiste à ce travail lent et triste de la dissolution qui suit nécessairement l’évolution : l’être par degrés se relâche et se fond ; l’unité de la vie se disperse, la volonté s’épuise en vain à rassembler, à maintenir sous une même loi ce faisceau d’êtres qui se divise et dont l’assemblage constituait le moi : tout se délie, se résout en poussière. Alors enfin, la mort devient moins improbable, moins inconcevable pour la pensée : l’œil s’y fait, comme il se fait à l’obscurité qui monte quand le soleil descend au-dessous de l’horizon. La mort n’apparaît plus que comme ce qu’elle est réellement : une extinction de la vitalité, un tarissement de l’énergie intérieure. Et la mort ainsi conçue laisse moins d’espoir : on se relève d’un étourdissement accidentel, mais comment se relever d’un entier épuisement ? Il suffit que l’agonie soit assez longue pour faire comprendre que la mort sera éternelle. On ne rallume pas un flambeau consumé jusqu’au bout. C’est bien là ce qu’il y a de plus triste dans les lentes maladies qui laissent la conscience jusqu’à la fin : c’est qu’elles enlèvent auparavant l’espérance ; c’est qu’on sent l’être miné jusque dans ses profondeurs, c’est qu’on ressemble à un arbre qui verrait se déchirer ses racines mêmes, à une montagne qui assisterait à son propre écroulement. On acquiert ainsi une sorte d’expérience de la mort ; on en approche assez pour que, par ce passage à la limite familier aux mathématiciens, on en obtienne une connaissance approximative. Anéantissement, ou du moins dispersion, dissolution, — si c’est là le secret de la mort, il est sans doute navrant à connaître, mais il vaut mieux encore le connaître.

La vie vraiment éternelle serait celle qui n’aurait pas à se diviser elle-même pour parcourir les divisions du temps, qui serait présente à tous les points de la durée et embrasserait d’un seul coup toutes les différences qui constituent pour nous cette durée même. Alors nous nous représenterions, immobiles, des êtres toujours changeants ; ainsi, sur les cartes de météorologie, on prévoit et on représente par des lignes fixes le tourbillonnement de la tempête qui passe. Mais cette éternité, qu’on croit enviable, constituerait peut-être la plus grande des tristesses : car l’opposition serait plus grande entre nous et le milieu, le déchirement serait perpétuel. Nous verrions tout fuir avant même de nous y attacher. Le dieu des religions qui, éternel, se représente les êtres emportés par le temps, ne pourrait être que la suprême indifférence ou le suprême désespoir, la réalisation de la monstruosité morale ou du malheur.

Malgré toutes les objections des philosophes, l’homme aspirera toujours, sinon à l’éternité intemporelle, du moins à une durée indéfinie. La tristesse qu’apporte avec elle l’idée de temps subsistera toujours : — se perdre soi-même, s’échapper à soi-même, laisser quelque chose de soi tout le long de la route, comme le troupeau laisse des flocons de laine aux buissons. « Désespoir de sentir s’écouler tout ce qu’on possède, » disait Pascal. Quand on se retourne en arrière, on se sent le cœur fondre, comme le navigateur emporté dans un voyage sans fin et qui apercevrait en passant les côtes de sa patrie. Les poètes ont senti cela cent fois. Mais ce n’est pas un désespoir personnel : toute l’humanité en est là. Le désir de l’immortalité n’est que la conséquence du souvenir : la vie, en se saisissant elle-même par la mémoire, se projette instinctivement dans l’avenir. Nous avons besoin de nous retrouver et de retrouver ceux que nous avons perdus, de réparer le temps. Dans les tombes des anciens peuples, on accumulait tout ce qui était cher au mort : ses armes, ses chiens, ses femmes ; ses amis mêmes se tuaient parfois sur la tombe, ils ne pouvaient admettre que l’affection pût être brisée comme un lien. L’homme s’attache à tout ce qu’il touche, à sa maison, à un morceau de terre ; il s’attache à des êtres vivants, il aime : le temps lui arrache tout cela, taille au vif en lui. Et tandis que la vie reprend son cours, répare ses blessures, comme la sève de l’arbre recouvre les marques de la cognée, le souvenir, agissant en sens inverse, le souvenir — cette chose inconnue dans la nature entière — garde les blessures saignantes et de temps en temps les ravive.

Mais ce souvenir des efforts passés et de leur inutilité finit par nous donner le vertige. Alors à l’optimisme succède le pessimisme. Le pessimisme se ramène au sentiment de l’impuissance, et c’est le temps qui nous donne à la fin ce sentiment. — Le monde, prétendent les stoïciens, est une grande fête. — Quand il en serait ainsi, répondent les pessimistes, une fête humaine ne dure qu’un jour, et le monde est éternel ; or, c’est encore une chose triste à imaginer qu’une fête éternelle, un jeu éternel, une danse éternelle comme celle des mondes. Ce qui était d’abord une joie et un motif d’espoir se change à la fin en accablement ; une grande fatigue vous prend : on voudrait aller à l’écart, dans la paix ; on ne le peut plus. Il faut vivre. Qui sait même si la mort sera le repos ? On est entraîné dans la grande machine, emporté par le mouvement universel, comme ces imprudents qui entraient dans le cercle mystérieux formé par les korigans ; une grande ronde les enlaçait, les entraînait, les fascinait, et, haletants, ils tournaient jusqu’à ce que la vie leur manquât avec l’haleine ; mais la ronde n’en était pas interrompue, elle se reformait plus rapide, et les malheureux, en expirant, voyaient encore à travers le nuage de la mort tourbillonner sur eux la ronde éternelle.

On comprend que les excès de l’optimisme aient produit la réaction pessimiste. Le germe du pessimisme est chez tout homme : pour connaître et juger la vie, il n’est même pas besoin d’avoir beaucoup vécu, il suffit d’avoir beaucoup souffert.

II

HYPOTHÈSE PESSIMISTE


Le pessimisme n’est pas moins difficile à démontrer que l’optimisme : il n’est pas moins impossible de fonder une morale solide et objective sur un système que sur l’autre.

Le pessimisme a pour principe la possibilité d’une comparaison scientifique entre les peines et les plaisirs, comparaison dans laquelle les peines emporteraient la balance. Ce système peut s’exprimer ainsi : la somme des souffrances forme dans toute vie humaine un total supérieur à celui des plaisirs. D’où l’on conclut la morale du nirvâna. Mais cette formule qui se prétend scientifique n’a guère de sens. Veut-on comparer les douleurs aux plaisirs sous le rapport de la durée ? le calcul serait évidemment contraire aux pessimistes, car dans un organisme sain la douleur est généralement courte. Veut-on comparer les douleurs aux plaisirs sous le rapport de l’intensité ? Mais ce ne sont pas des valeurs fixes de même espèce, l’une positive, l’autre négative, l’une pouvant s’exprimer par le signe +, l’autre par le signe —. Il est d’autant plus impossible d’établir entre tel plaisir particulier et telle douleur une balance arithmétique, que le plaisir, variant en fonction de l’intensité du désir, n’est jamais le même dans deux instants de la vie, et que la douleur varie également selon la résistance de la volonté. En outre, quand nous nous représentons une souffrance ou un plaisir passés, les seuls dont nous ayons l’expérience, nous ne pouvons le faire qu’avec des altérations de toute sorte, des illusions psychologiques sans nombre.

En général, les pessimistes sont portés à comparer entre eux ces deux extrêmes, la volupté et la douleur : de là la prédominance que prend à leurs yeux cette dernière. La volupté proprement dite est après tout une rareté et un luxe ; beaucoup de gens préféreraient s’en passer et ne pas souffrir : la jouissance raffinée de boire dans une coupe de cristal n’est pas comparable à la souffrance de la soif. Mais la morale pessimiste ne tient pas compte du plaisir permanent et spontané de vivre : c’est que ce plaisir, étant continu, se raccourcit, s’amoindrit, dans le souvenir. C’est une loi de la mémoire que les sensations et les émotions de même nature se fondent l’une dans l’autre, se ramassent en une sorte de monceau vague, puis finissent par n’être plus qu’un point insaisissable. Je vis, je jouis, et cette jouissance de vivre m’apparaît au moment actuel comme digne de prix ; mais, si je me reporte à mes souvenirs, je vois se mêler la série indéfinie de ces moments agréables qui font la trame de la vie, je les vois se réduire à peu de chose, parce qu’ils sont semblables et non interrompus ; en face d’eux grandissent au contraire les moments de volupté et de douleur, qui semblent isolés et font seuls saillie sur la ligne uniforme de l’existence. Or la volupté, ainsi détachée du plaisir général de vivre, ne suffit plus dans mon souvenir à contre-balancer la souffrance, et cela tient à d’autres lois psychologiques.

La volupté s’altère très vite dans le souvenir (surtout lorsqu’elle n’éveille plus le désir, qui entre comme composant dans toute sensation et dans toute représentation agréable). Au contraire il y a dans la douleur un élément qui ne s’altère pas avec le temps, et qui souvent s’accroît : c’est ce que nous appellerons le sentiment de l’intolérabilité. Une vive douleur passée qui, en somme, avait été tolérée, peut apparaître comme absolument intolérable dans le souvenir, de telle sorte qu’au prix de cette douleur tous les plaisirs qui ont pu la précéder ou la suivre perdent leur prix : de là une nouvelle illusion d’optique dont il faut tenir compte. La douleur produit une sorte d’angoisse de tout l’organisme, un sentiment instinctif de danger qui se réveille au moindre souvenir ; la représentation même vague d’une douleur aura donc toujours un effet plus grand sur l’organisme que l’image d’une volupté non actuellement désirée. En général la peur est plus facile à exciter que le désir, et chez certains tempéraments la peur a tant de force que des hommes ont préféré, la mort à une opération douloureuse ; cette préférence ne provenait assurément pas d’un mépris de la vie, mais de ce fait que la douleur apparaît parfois comme impossible à supporter et comme au-dessus des forces humaines : simple apparence d’ailleurs, qui s’explique par une faiblesse de caractère et en somme une lâcheté. Même chez un homme courageux, la prévision ou la mémoire d’une vive douleur retentira plus fortement sur la chair que celles d’un plaisir. Un soldat recueillant ses souvenirs de sang-froid se représentera avec une émotion plus vive la déchirure intérieure d’un coup de sabre que tel ou tel grand plaisir de sa vie, et cependant, au milieu de l’action, sa blessure lui aura semblé presque peu de chose auprès de la joie de vaincre ; mais la joie de la victoire correspondait à une excitation d’esprit qui a disparu, tandis que la pensée de sa blessure fait encore aujourd’hui frissonner ses membres. Nous nous sentons toujours prêts à souffrir ; tandis que la jouissance exige des conditions beaucoup plus complexes où nous ne pouvons que difficilement nous replacer par la pensée. La volupté et la douleur ne sont donc pas égales devant le souvenir.

Citons encore une autre cause d’erreur dans la comparaison des temps heureux et malheureux de la vie : c’est que les jours heureux sont ceux qui passent le plus vite et qui semblent les plus courts ; au contraire les jours malheureux s’allongent pour ainsi dire, occupent plus de place dans la mémoire.

En somme le pessimisme s’explique en partie par des lois psychologiques qui font que les plaisirs passés, dont on est rassasié, apparaissent comme ne valant pas les peines supportées. Mais d’autre part il y a d’autres lois psychologiques selon lesquelles les plaisirs futurs apparaissent toujours comme ayant une valeur supérieure aux peines qu’on supportera pour les atteindre. Ces deux lois se font équilibre : c’est ce qui explique ce fait qu’en général l’humanité n’est point pessimiste et que, de leur côté, les pessimistes les plus convaincus ne se donnent qu’assez rarement la mort ; on espère toujours quelque chose de l’avenir, même quand la considération du passé porte à désespérer. Il y a un plaisir qui meurt pour ainsi dire après chaque action accomplie, qui s’en va sans laisser de trace dans le souvenir, et qui pourtant est le plaisir fondamental par excellence : c’est le plaisir même d’agir. Il constitue en grande partie l’attrait de toutes les fins désirées par l’homme ; seulement cet attrait se retire d’elles une fois qu’elles sont atteintes, une fois que l’action est accomplie. De là l’étonnement de celui qui essaye de juger la vie en recueillant ses souvenirs, et qui ne retrouve plus dans les plaisirs passés une cause suffisante pour justifier ses efforts et ses peines : c’est dans la vie même, c’est dans la nature de l’activité qu’il faut chercher une justification de l’effort. Toutes les gouttes d’eau tombées d’un nuage ne rencontrent pas le calice d’une rose ; toutes nos actions n’aboutissent pas à une volupté précise et saisissable ; mais nous agissons pour agir, comme la goutte d’eau tombe par son propre poids : la goutte d’eau elle-même, si elle avait conscience, éprouverait une sorte de volupté vague à traverser l’espace, à glisser dans le vide inconnu. Cette volupté fait le fond de la vie ; seulement elle disparaît du souvenir, qui n’est plus l’inconnu, mais le connu, et qui ne nous offre tout ensemble que le passé et le passif.

La morale pessimiste repose donc, non sur un raisonnement scientifique, mais sur une pure appréciation individuelle où peuvent entrer comme éléments bien des erreurs. Perpétuellement nous échangeons des peines contre des plaisirs, des plaisirs contre des peines ; mais, dans cet échange, la seule règle de la valeur est l’offre et la demande, et on peut rarement dire a priori que telles douleurs l’emportent sur tels plaisirs. Il n’y a pas de douleurs que l’homme ne s’expose à supporter pour courir la chance de certains plaisirs, ceux de l’amour, de la richesse, de la gloire, etc. On ne cesse pas de rencontrer des hommes offrant de souffrir, offrant de peiner, même sans y être poussés par les nécessités de la vie. On peut en conclure que la souffrance n’est pas le mal le plus redoutable à l’homme, que l’inaction est souvent pire encore, qu’il y a de plus un plaisir particulier qui se dégage de la souffrance vaincue et en général de toute énergie déployée.

Le malheur comme le bonheur est en grande partie une construction mentale faite après coup. Il faut donc se défier également et de ceux qui se piquent d’avoir été parfaitement heureux et de ceux qui affirment avoir été parfaitement malheureux. Le bonheur achevé est fait avec du souvenir et du désir, comme le malheur absolu avec du souvenir et de la crainte. Nous n’avons presque jamais eu conscience d’être pleinement heureux, et pourtant nous nous souvenons de l’avoir été. Où donc est le bonheur absolu s’il n’est pas dans la conscience ? Nulle part, c’est un rêve dont nous habillons la réalité, c’est l’embellissement du souvenir, comme le malheur absolu en est l’obscurcissement. Le bonheur, le malheur, c’est précisément le passé, c’est-à-dire ce qui ne peut plus être ; c’est aussi le désir éternel, qui ne sera jamais satisfait, ou la crainte toujours prête à renaître au moindre tressaillement d’alarme.

Le bonheur ou le malheur, dans le sens habituel où nous prenons ces mots, résulte ainsi d’une vue d’ensemble sur la vie humaine qui est souvent une illusion d’optique. Certaines rivières d’Amérique semblent rouler une masse d’eau noire, et cependant, si on prend un peu de cette eau dans le creux de la main, elle est limpide et cristalline : sa noirceur, qui effrayait presque, était un effet de masse et venait du lit où elle coule. De même, chacun des instants de notre vie pris à part peut avoir cette indifférence agréable, cette fluidité qui laisse à peine de trace sensible dans le souvenir ; pourtant l’ensemble paraît sombre, grâce à quelques moments de douleur qui projettent leur ombre sur tout le reste, ou heureux grâce à quelques heures lumineuses qui semblent pénétrer toutes les autres.

Dans toutes ces questions nous sommes donc enveloppés d’illusions sans nombre. Rien de réel et d’absolument certain que la sensation présente : il faudrait pouvoir comparer seulement des sensations simultanées de plaisir et de peine ; mais, toutes les fois que la comparaison porte sur des sensations passées ou à venir, elle implique erreur. On ne peut donc démontrer par l’expérience ni le calcul la supériorité de la quantité de peine sur celle de plaisir ; au contraire l’expérience est contre les pessimistes, car l’humanité prouve sans cesse a posteriori la valeur de la vie, en la recherchant sans cesse.

La morale pessimiste essayera-t-elle de démontrer son principe par quelque argument tiré non plus du calcul mathématique, mais de la nature même du plaisir ? Une des thèses du pessimisme, c’est que, le plaisir supposant le désir, et le désir se ramenant le plus souvent au besoin, conséquemment à la souffrance, le plaisir suppose ainsi la souffrance et n’est qu’un instant fugitif entre deux états pénibles. De là cette condamnation du plaisir qu’on retrouve, depuis Bouddha, dans la morale pessimiste. Mais il est très inexact de représenter ainsi le plaisir comme lié à une douleur parce qu’il est lié à un désir ou même à un besoin. Ce n’est qu’à partir d’un certain degré que le besoin devient souffrance ; la faim, par exemple, est douloureuse, mais l’appétit peut être fort plaisant à ressentir. L’aiguillon du besoin n’est plus alors qu’une sorte de chatouillement agréable. Loi générale : un besoin devient agréable chez tout être intelligent toutes les fois qu’il n’est pas trop violent et qu’il a la certitude ou l’espoir de sa satisfaction prochaine. Il s’accompagne alors d’une anticipation de jouissance. Certaines souffrances prétendues qui précèdent le plaisir, comme la faim, la soif, le frisson amoureux, entrent comme éléments dans l’idée que nous nous faisons du plaisir ; sans elles la jouissance est incomplète. Bien plus, prises en elles-mêmes, elles sont accompagnées d’une certaine jouissance, à condition de ne pas se prolonger trop ; quand l’amant rappelle ses souvenirs, les moments de désir lui apparaissent comme agréables au plus haut point ; ils encadrent l’instant du plaisir aigu, qui sans eux serait beaucoup trop court et trop fugitif.

Platon a dit avec raison que les douleurs peuvent entrer dans la composition des plaisirs ; mais les plaisirs en revanche n’entrent point dans la composition des douleurs. Le dégoût qui suit l’abus de certains plaisirs n’est pas du tout inséparable de leur usage ; il ne s’introduit pas comme élément dans la conception qu’on s’en fait. Le plaisir a donc cette supériorité sur la douleur qu’il peut ne pas la produire ; tandis que la douleur, au moins la douleur physique, ne peut pas ne pas produire le plaisir par sa simple disparition, et quelquefois s’associe tellement au plaisir qu’elle représente elle-même un moment agréable.

Les peines d’origine intellectuelle ne sont pas elles-mêmes absolument incompatibles avec les plaisirs : quand elles ne sont pas très vives, elles se fondent avec eux ; elles leur donnent seulement une couleur moins voyante, elles les pâlissent pour ainsi dire, ce qui ne leur messied pas. La mélancolie peut aiguiser certaines jouissances. De toutes parts donc, malgré les moralistes chagrins, le plaisir enveloppe la peine et vient même s’y mêler.

En outre, plus nous allons, plus se développent et prennent une part considérable dans notre vie des plaisirs qui correspondent rarement à un besoin douloureux, à savoir les plaisirs esthétiques et intellectuels. L’art est dans l’existence moderne une source considérable de jouissances, qui n’ont pour ainsi dire pas la peine pour contre-poids. Son but est d’arriver à remplir presque de plaisir les instants les plus ternes de la vie, c’est-à-dire ceux où nous nous reposons de l’action : il est la grande consolation de l’oisif. Entre deux dépenses de force physique, l’homme civilisé, au lieu de dormir comme fait le sauvage, peut encore jouir d’une manière intellectuelle ou esthétique. Et cette jouissance peut se prolonger plus qu’aucune autre : on entend intérieurement certaines symphonies de Beethoven longtemps après les avoir entendues par les oreilles ; on en jouit avant, par anticipation, on en jouit pendant et après.

Pour résoudre (si tant est que ce soit possible) la question posée par la morale pessimiste, nous croyons qu’il faut s’adresser non seulement à la psychologie, mais à la biologie, et rechercher si les lois mêmes de la vie n’impliqueraient pas une plus-value du bien-être sur la peine. En ce cas, la morale positive que nous défendons aurait raison de vouloir conformer les actions humaines aux lois de la vie, au lieu de prendre pour but, comme la morale pessimiste, l’anéantissement final de la vie et du vouloir-vivre.

Tout d’abord quelle est la part des divers sens dans la douleur ? Celle du sens de la vue est presque nulle, ainsi que celle de l’ouïe, car les dissonances sensibles à l’oreille et les laideurs choquant l’œil sont de légers froissements qu’il est impossible de mettre en balance avec les vives jouissances de l’harmonie et de la beauté. Le plaisir prédomine encore beaucoup dans les sensations provenant du goût et de l’odorat : comme en général on ne mange que ce qui plaît à ces deux sens, et qu’il faut manger pour vivre, la conservation même de la vie suppose une satisfaction périodique du goût comme de l’odorat (qui y est si intimement lié). Enfin, bien peu de vraies souffrances nous viennent du tact, si on localise ce dernier sens dans la main. Tous nos maux physiques ou à peu près ont donc leur origine dans le toucher général ou dans la sensibilité interne : lors même qu’il nous arriverait de ces deux directions plus de peines que de jouissances, on peut se demander si ces peines suffiraient encore à contre-balancer les plaisirs de toute sorte fournis par les autres sens. Mais une question se pose : est-il possible, au point de vue biologique, que, dans la sensibilité interne, les sentiments de malaise et de souffrance l’emportent en moyenne sur ceux de bien-être ?

Nous croyons qu’on peut faire une réponse décisive à cette question : si, dans les êtres vivants, les sentiments de malaise l’emportaient réellement sur ceux de bien-être, la vie serait impossible. En effet, le sens vital ne fait que nous traduire en langage de conscience ce qui se passe dans nos organes. Le malaise subjectif de la souffrance n’est qu’un symptôme d’un mauvais état objectif, d’un désordre, d’une maladie qui commence : c’est la traduction d’un trouble fonctionnel ou organique. Au contraire le sentiment de bien-être est comme l’aspect subjectif d’un bon état objectif. Dans le rythme de l’existence, le bien-être correspond ainsi à l’évolution de la vie, la douleur à sa dissolution. Non seulement la douleur est la conscience d’un trouble vital, mais elle tend à augmenter ce trouble même : il n’est pas bon dans une maladie de sentir trop son mal, ou cette sensation l’exagère ; la douleur, qui peut être considérée comme le retentissement d’un mal jusqu’au cerveau, comme un trouble sympathique apporté dans le cerveau même, est un nouveau mal qui s’ajoute au premier, et qui, réagissant sur lui, finit par l’augmenter. Ainsi la douleur, qui ne nous apparaissait tout à l’heure que comme la conscience d’une désintégration partielle, nous apparaît maintenant elle-même comme un agent de désintégration. L’excès de la douleur sur le plaisir est donc incompatible avec la conservation de l’espèce. Lorsque, chez certains individus, l’équilibre de la souffrance et de la jouissance est dérangé et que la première l’emporte, c’est une anomalie qui d’habitude ne tarde pas à amener la mort de l’individu : l’être qui souffre trop est impropre à la vie. Pour qu’un organisme subsiste, il faut que, si on le prend en entier, son fonctionnement garde une certaine régularité ; il faut que la douleur soit bannie ou tout ou au moins réduite à quelques points.

Aussi, plus la sélection naturelle s’exerce sans entraves, plus elle tend à éliminer les souffrants ; en tuant le malade, elle tue aussi le mal. Si de nos jours la philanthropie réussit à sauver un certain nombre d’infirmes, elle n’a pu encore sauver leur race, qui s’éteint en général d’elle-même. Supposons un navire dans la tempête, montant et descendant sur le dos des vagues : la ligne qu’il suit pourrait être représentée par une suite de courbes, dont une branche marque la direction de l’abîme, une autre celle de la surface des eaux : si à un moment du trajet la courbe descendante l’emportait sans retour, ce serait l’indice que le vaisseau s’enfonce et va sombrer. Ainsi en est-il pour la vie, ballottée entre les vagues du plaisir et de la douleur : si on figure ces ondulations par des lignes et que la ligne de la douleur s’allonge plus que l’autre, c’est que nous sombrons. Le tracé que la sensation imprime en notre conscience n’est qu’une figure représentant la marche même de la vie ; et la vie, pour subsister, a besoin d’être une perpétuelle victoire du plaisir sur la douleur.

Ce que nous disons ici de la vie physique, telle que nous la révèle le sens interne, est vrai aussi de la vie morale. Au moral comme au physique, la souffrance marque toujours une tendance à la dissolution, une mort partielle. Perdre quelqu’un d’aimé, par exemple, c’est perdre quelque chose de soi et commencer soi-même à mourir. La souffrance morale vraiment triomphante tue moralement, anéantit l’intelligence et la volonté. Aussi celui qui, après quelque violente crise morale, continue de penser, de vouloir et d’agir dans tous les sens, celui-là pourra souffrir, mais sa souffrance ne tardera pas à être contre-balancée, par degrés étouffée. La vie l’emportera sur les tendances dissolvantes.

Au moral comme au physique, l’être supérieur est celui qui unit la sensibilité la plus délicate à la volonté la plus forte ; chez lui, la souffrance est très vive sans doute, mais elle provoque une réaction plus vive encore de la volonté ; il souffre beaucoup, mais il agit davantage, et comme l’action est toujours jouissance, sa jouissance déborde généralement sa peine. L’excès de la souffrance sur le plaisir suppose une faiblesse ou une défaillance de la volonté, conséquemment de la vie même : la réaction du dedans ne répond plus à l’action du dehors. Toute sensation est une sorte de demande formulée devant l’être sentant : — Veux-tu être heureux ou malheureux ? veux-tu m’accepter ou me rejeter, te soumettre à moi ou me vaincre ? — À la volonté de répondre. Et la volonté qui faiblit se condamne elle-même, commence une sorte de suicide.

Dans la souffrance morale il faut distinguer entre celle qui est tout affective et celle qui est tout intellectuelle : il faut distinguer entre les pessimistes par système, comme Schopenhauer, et ceux qui le sont par déchirement réel du cœur. La vie des premiers peut ressembler à celle de tous, et ils peuvent, être, en somme, fort heureux, car il est possible d’être intellectuellement triste sans l’être au fond même du cœur. Il ne se joue pas de drame dans l’intelligence seule, ou, s’il s’en joue à certaines heures, le rideau ne tarde pas à tomber doucement, comme de lui-même, sur cette scène encore trop extérieure à nous, et l’on rentre dans la vie commune, qui n’a rien en général de si dramatique. Les pessimistes par système peuvent donc avoir longue vie et longue postérité : c’est qu’ils sont heureux pour ainsi dire malgré eux. Mais il n’en est pas ainsi de ceux qui trouvent le monde mauvais parce qu’il est véritablement mauvais pour eux, de ceux chez qui la pensée pessimiste n’est qu’un abstrait de leurs propres douleurs. Ceux-là sont les plus à plaindre. Mais ils sont condamnés d’avance par la nature et pour ainsi dire par eux-mêmes : la pleine conscience de leur malheur n’est que la conscience vague de leur impossibilité de vivre. Toutes les souffrances physiques ou morales, hypocondrie, ambitions déçues, affections brisées, sont donc comme un air plus ou moins irrespirable. Les grands désolés, les malades du spleen, les mélancoliques vrais (il en est tant qui le sont par pose ou par système !) n’ont pas vécu ou n’ont pas fait souche. Ce sont des sensitives que brise un froissement. Les artistes de la douleur, les Musset, les Chopin, les Léopardi, les Shelley, les Byron, les Lenau, n’étaient pas faits pour la vie, et leur souffrance, qui nous a valu des chefs-d’œuvre, n’était que le résultat d’une mauvaise accommodation au milieu, d’une existence presque factice, qui peut se conserver un certain temps, mais qui ne peut guère se donner. Il est possible de rendre une sorte de vie artificielle à la tête d’un décapité : si alors sa bouche pouvait s’ouvrir et articuler des mots, ses paroles ne seraient assurément que des cris de douleur ; dans notre société il existe ainsi un certain nombre d’hommes chez lesquels le système nerveux prédomine à ce point qu’ils sont, pour ainsi dire, des cerveaux, des têtes sans corps : de tels êtres ne vivent que par surprise, par artifice ; ils ne peuvent parler que pour se plaindre, chanter que pour gémir, et leurs plaintes sont si sincères qu’elles nous vont jusqu’au cœur. Pourtant nous ne pouvons juger sur eux l’humanité pleine de vie, l’humanité d’où sortira l’avenir : leurs cris de douleur ne sont que le commencement de l’agonie.

Nous arrivons à cette conclusion qu’une certaine dose de bonheur est une condition même d’existence. M. de Hartmann suppose que, si la morale pessimiste triomphe un jour dans l’humanité, tous les hommes s’entendront pour rentrer eux-mêmes dans le néant un suicide universel mettra fin à la vie. Cette conception naïve renferme pourtant cette vérité que, si le pessimisme s’implantait assez avant dans le cœur humain, il pourrait en diminuer par degrés la vitalité et amener, non pas le coup de théâtre un peu burlesque dont parle M. de Hartmann, mais un affaissement lent et continu de la vie : une race pessimiste, et réalisant en fait son pessimisme, c’est-à-dire augmentant par l’imagination la somme de ses douleurs, une telle race ne subsisterait pas dans la lutte pour l’existence. Si l’humanité et les autres espèces animales subsistent, c’est précisément que la vie n’est pas trop mauvaise pour elles. Ce monde n’est pas le pire des mondes possibles, puisque, en dénnitive, il est et demeure. Une morale de l’anéantissement, proposée à un être vivant quelconque, ressemble donc à un contre-sens. Au fond c’est une même raison qui rend l’existence possible et qui la rend désirable.

III

HYPOTHÈSE DE L’INDIFFÉRENCE DE LA NATURE.


Si la morale du dogmatisme cherche l’hypothèse la plus probable dans l’état actuel des sciences, elle trouvera que ce n’est ni l’optimisme ni le pessimisme : c’est l’indifférence de la nature. Cette nature aux fins de laquelle le dogmatisme veut que nous nous conformions, montre en fait une indifférence absolue : 1o à l’égard de la sensibilité ; 2o à l’égard des directions possibles de la volonté humaine.

L’optimiste et le pessimiste, au lieu de chercher simplement à comprendre, sentent comme les poètes, sont émus, se fâchent, se réjouissent, mettent dans la nature du bien ou du mal, du beau ou du laid, des qualités ; écoutez le savant, au contraire il n’y a, pour lui, que des quantités, toujours équivalentes. La nature, à son point de vue, devient une chose neutre, inconsciente du plaisir comme de la souffrance, du bien comme du mal.

L’indifférence de la nature à nos douleurs ou à nos plaisirs est pour le moraliste une hypothèse négligeable, parce qu’elle est sans effet pratique : l’absence d’une providence soulageant nos maux ne changera rien à notre conduite morale, une fois admis que les maux de la vie n’excèdent pas en moyenne les jouissances, et que l’existence reste en elle-même désirable pour tout être vivant. Mais c’est l’indifférence de la nature au bien ou au mal qui intéresse la morale ; or, de cette indifférence une foule de raisons peuvent être données. La première est l’impuissance de la volonté humaine relativement au tout, dont elle ne peut pas changer d’une manière appréciable la direction. Que sortira-t-il pour l’univers de telle action humaine ? Nous l’ignorons. Le bien, le mal, ne semblent pas plus d’essence contraire pour la nature que le froid et le chaud pour le physicien : ce sont des degrés de température morale, et il est peut-être nécessaire que, comme le chaud et le froid, ils se fassent équilibre dans l’univers. Peut-être le bien et le mal se neutralisent-ils au bout d’un certain temps dans le monde, comme se neutralisent dans l’océan les mouvements divers des vagues. Chacun de nous trace son sillage, mais la direction de ce sillage importe peu à la nature ; il est destiné à s’effacer rapidement, à disparaître dans la grande agitation sans but de l’univers : est-il bien vrai que les mers tremblent encore du sillage du vaisseau de Pompée ? L’océan lui-même a-t-il une vague de plus aujourd’hui qu’autrefois, malgré les milliers de vaisseaux qui courent maintenant sur ses flots ? Est-il sûr que les conséquences d’une bonne action ou d’un crime commis il y a cent mille ans par un homme de l’âge tertiaire, aient modifié le monde en quelque chose ? Confucius, Bouddha ou Jésus-Christ agiront-ils sur la nature dans un milliard d’années ? Supposez une bonne action d’un éphémère : elle meurt comme lui dans un rayon de soleil ; peut-elle retarder d’un millionième de seconde la chute de la nuit qui tuera l’insecte ?

Il y avait une femme dont l’innocente folie était de se croire fiancée et à la veille de ses noces. Le matin, en s’éveillant, elle demandait une robe blanche, une couronne de mariée, et, souriante se parait. « C’est aujourd’hui qu’il va venir, » disait-elle. Le soir une tristesse la prenait, après l’attente vaine ; elle ôtait alors sa robe blanche. Mais le lendemain, avec l’aube, sa confiance revenait : « C’est pour aujourd’hui, » disait-elle. Et elle passait sa vie dans cette certitude toujours déçue et toujours vivace, n’ôtant que pour la remettre sa robe d’espérance. L’humanité est comme cette femme, oublieuse de toute déception : elle attend chaque jour la venue de son idéal ; il y a probablement des centaines de siècles qu’elle dit « c’est pour demain ; » chaque génération revêt tour à tour la robe blanche. La foi est éternelle comme le printemps et les fleurs. Toute la nature en est là peut-être, du moins la nature consciente et intelligente : peut-être, il y a une infinité de siècles, dans quelque étoile maintenant dissoute en poussière, espérait-on déjà le fiancé mystique. L’éternité, de quelque façon qu’on la conçoive, apparaît comme une déception infinie. N’importe ; la foi ferme cet infini désespérant : entre les deux abîmes du passé et de l’avenir, elle ne cesse de sourire à son rêve ; elle chante toujours le même chant de joie et d’appel, qu’elle croit nouveau et qui s’est déjà perdu tant de fois sans rencontrer aucune oreille ; elle tend toujours ses bras vers l’idéal, d’autant plus doux qu’il est plus vague, et elle remet sur son front sa couronne de fleurs sans s’apercevoir que depuis cent mille ans elle est fanée.

M. Renan a dit : Dans la pyramide du bien, élevée par les efforts successifs des êtres, chaque pierre compte. L’Égyptien du temps de Chéphrem existe encore par la pierre qu’il a posée. » — Où existe-il ? dans un désert, au milieu duquel son œuvre se dresse sans but, aussi vaine dans son énormité que le plus mince des grains de sable de sa base. La « pyramide du bien » n’aura-t-elle point le même sort ? Notre terre est perdue dans le désert des cieux, notre humanité même est perdue sur la terre, notre action individuelle est perdue dans l’humanité : comment unifier l’effort universel, comment concentrer vers un même but le rayonnement infini de la vie ? Chaque œuvre est isolée : c’est une infinité de petites pyramides microscopiques, de cristallisations solitaires, de monuments lilliputiens qui ne peuvent se superposer en un tout. L’homme juste et l’homme injuste ne pèsent probablement pas plus l’un que l’autre sur le globe terrestre, qui va son chemin dans l’éther. Les mouvements particuliers de leur volonté ne peuvent pas plus retentir sur l’ensemble de la nature que le battement de l’aile d’un oiseau volant au-dessus d’un nuage n’est capable de rafraîchir mon front. La formule célèbre : ignorabimus, peut se transformer en celle-ci illudemur ; l’humanité marche enveloppée du voile inviolable de ses illusions.

Une seconde raison que l’ « indifférentisme » peut opposer à l’optimisme, c’est que le grand tout, dont nous ne pouvons changer la direction, n’a lui-même aucune direction morale. Absence de fin, amoralité complète de la nature, neutralité du mécanisme infini. Et en effet, l’effort universel ne ressemble guère à un travail régulier, ayant son but ; il y a longtemps qu’Héraclite l’a comparé à un jeu ; — ce jeu. c’est celui de la bascule, qui provoque si bien les éclats de rire des enfants. Chaque être fait contrepoids à un autre. Mon rôle dans l’univers est de paralyser je ne sais qui, de l’empêcher de monter trop haut ou de descendre trop bas. Nul de nous n’entraînera le monde, dont la tranquillité est faite de notre agitation.

Au fond du mécanisme universel on peut supposer une sorte d’atomisme moral, la mise en lutte d’une infinité d’égoïsmes. Il pourrait y avoir alors dans la nature autant de centres que d’atomes, autant de fins qu’il y a d’individus, ou du moins autant de fins qu’il y a de collections conscientes, de sociétés, et ces fins pourraient être opposées ; l’égoïsme serait alors la loi essentielle et universelle de la nature. En d’autres termes, il y aurait coïncidence de ce que nous appelons la volonté immorale chez l’homme avec la volonté normale de tous les êtres. Ce serait peut-être là le scepticisme moral le plus profond. Tout individu ne serait alors qu’une bulle de savon, ne vaudrait pas plus qu’elle. Toute la différence entre le toi et le moi, ce serait que, dans le premier cas, nous sommes en dehors de la bulle, dans le second, en dedans ; l’intérêt personnel ne serait qu’un point de vue, le droit en serait un autre ; mais il est naturel de donner la préférence au point de vue où l’on est sur celui où l’on n’est pas. Ma bulle de savon est ma patrie, pourquoi la briserais-je ?

L’amour de tout être déterminé, dans cette doctrine, serait aussi illusoire que peut l’être l’amour de soi. L’amour, rationnellement, n’a pas plus de valeur que l’égoïsme : l’égoïste en effet se trompe sur sa propre importance qu’il exagère, l’amant ou l’ami sur celle de l’être aimé. À ce point de vue encore le bien et le mal moral demeurent, pour « l’indifférentiste, » des choses tout humaines, toutes subjectives, sans rapport fixe avec l’ensemble de l’univers.

Il n’y a peut-être rien qui offre à l’œil et à la pensée une représentation plus complète et plus attristante du monde que l’océan. C’est d’abord l’image de la force dans ce qu’elle a de plus farouche et de plus indompté ; c’est un déploiement, un luxe de puissance dont rien autre chose ne peut donner l’idée ; et cela vit, s’agite, se tourmente éternellement sans but. On dirait parfois que la mer est animée, qu’elle palpite et respire, que c’est un cœur immense dont on voit le soulèvement puissant et tumultueux ; mais ce qui en elle désespère, c’est que tout cet effort, toute cette vie ardente est dépensée en pure perte ; ce cœur de la terre bat sans espoir ; de tout ce heurt, de tout ce trépignement des vagues, il sort un peu d’écume égrenée par le vent.

Je me rappelle qu’un jour, assis sur le sable, je regardais venir vers moi la foule mouvante des vagues : elles arrivaient sans interruption du fond de la mer, mugissantes et blanches ; par-dessus celle qui mourait à mes pieds, j’en apercevais une autre, et plus loin derrière celle-là, une autre, et plus loin encore, une multitude ; enfin, aussi loin que ma vue pouvait s’étendre, je voyais tout l’horizon se dresser et se mouvoir vers moi : il y avait là un réservoir de forces infini, inépuisable ; comme je sentais bien l’impuissance de l’homme à arrêter l’effort de tout cet océan en marche ! Une digue pouvait briser un de ces flots, elle en pouvait briser des centaines et des milliers ; mais qui aurait le dernier mot, si ce n’est l’immense et l’infatigable océan ? Et je croyais voir dans cette marée montante l’image de la nature entière assaillant l’humanité qui veut en vain diriger sa marche, l’endiguer, la dompter. L’homme lutte avec courage, il multiplie ses efforts, par moments il se croit vainqueur ; c’est qu’il ne regarde pas assez loin et qu’il ne voit pas venir du fond de l’horizon les grandes vagues qui tôt ou tard doivent détruire son œuvre et l’emporter lui-même. Dans cet univers où les mondes ondulent comme les flots de la mer, ne sommes-nous pas entourés, assaillis sans cesse par la multitude des êtres ? La vie tourbillonne autour de nous, nous enveloppe, nous submerge : nous parlons d’immortalité, d’éternité ; mais il n’y a d’éternel que ce qui est inépuisable, ce qui est assez aveugle et assez riche pour donner toujours sans mesure. Celui-là fait connaissance avec la mort qui apprend pour la première fois que ses forces ont une limite, qui se sent le besoin de se reposer, qui laisse tomber ses bras après le travail. La nature seule est assez infatigable pour être éternelle. Nous parlons aussi d’un idéal ; nous croyons que la nature a un but, qu’elle va quelque part ; c’est que nous ne la comprenons pas : nous la prenons pour un fleuve qui roule vers son embouchure et y arrivera un jour, mais la nature est un océan. Donner un but à la nature, ce serait la rétrécir, car un but est un terme. Ce qui est immense n’a pas de but.

On a répété souvent que « rien n’est en vain. » Cela est vrai dans le détail. Un grain de blé est fait pour produire d’autres grains de blé. Nous ne concevons pas un champ qui ne serait pas fécond. Mais la nature en son ensemble n’est pas forcée d’être féconde : elle est le grand équilibre entre la vie et la mort. Peut-être sa plus haute poésie vient-elle de sa superbe stérilité. Un champ de blé ne vaut pas l’océan. L’océan, lui, ne travaille pas, ne produit pas, il s’agite ; il ne donne pas la vie, il la contient ; ou plutôt il la donne et la retire avec la même indifférence : il est le grand roulis éternel qui berce les êtres. Quand on regarde dans ses profondeurs, on y voit le fourmillement de la vie ; il n’est pas une de ses gouttes d’eau qui n’ait ses habitants, et tous se font la guerre les uns aux autres, se poursuivent, s’évitent, se dévorent ; qu’importe au tout, qu’importe au profond océan ces peuples que promènent au hasard ses flots amers ? Lui-même nous donne le spectacle d’une guerre, d’une lutte sans trêve : ses lames qui se brisent et dont la plus forte recouvre et entraîne la plus faible, nous représentent en raccourci l’histoire des mondes, l’histoire de la terre et de l’humanité. C’est pour ainsi dire l’univers devenu transparent aux yeux. Cette tempête des eaux n’est que la continuation, la conséquence de la tempête des airs : n’est-ce pas le frisson des vents qui se communique à la mer ? À leur tour les ondes aériennes trouvent l’explication de leurs mouvements dans les ondulations de la lumière et de la chaleur. Si nos yeux pouvaient embrasser l’immensité de l’éther, nous ne verrions partout qu’un choc étourdissant de vagues, une lutte sans fin parce qu’elle est sans raison, une guerre de tous contre tous. Rien qui ne soit entraîné dans ce tourbillon ; la terre même, l’homme, l’intelligence humaine, tout cela ne peut nous offrir rien de fixe à quoi il nous soit possible de nous retenir, tout cela est emporté dans des ondulations plus lentes, mais non moins irrésistibles ; là aussi règne la guerre éternelle et le droit du plus fort. À mesure que je réfléchis, il me semble voir l’océan monter autour de moi, envahir tout, emporter tout ; il me semble que je ne suis plus moi-même qu’un de ses flots, une des gouttes d’eau de ses flots ; que la terre a disparu, que l’homme a disparu, et qu’il ne reste plus que la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux, ses reflux, les changements perpétuels de sa surface qui cachent sa profonde et monotone uniformité.

Entre les trois hypothèses d’une nature bonne, d’une nature mauvaise et d’une nature indifférente, comment choisir et décider ? C’est une chimère que de donner pour loi à l’homme : conforme-toi à la nature. Cette nature, nous ne savons pas ce qu’elle est. Kant a donc eu raison de dire qu’il ne faut pas demander à la métaphysique dogmatique une loi certaine de conduite.

  1. Voir ces idées résumées dans Vallier, de l’Intention morale (G. Baillière, 1882).