Essai de Sémantique/Chapitre XIV

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Hachette (p. 154-162).



CHAPITRE XIV

LA POLYSÉMIE

Ce que c’est que la polysémie. — Pourquoi elle est un signe de civilisation. — D’où il vient qu’elle ne cause pas de confusion. — Une nouvelle acception équivaut à un mot nouveau. — De la polysémie indirecte.

On vient de voir quelques-unes des causes qui font que les mots prennent un sens nouveau. Ce ne sont assurément pas les seules, car le langage, outre qu’il a ses lois à lui, reçoit le contre-coup des événements extérieurs, événements qui échappent à toute classification. Mais, sans poursuivre cet examen, qui serait infini, nous voulons présenter ici une observation essentielle.

Le sens nouveau, quel qu’il soit, ne met pas fin à l’ancien. Ils existent tous les deux l’un à côté de l’autre. Le même terme peut s’employer tour à tour au sens propre ou au sens métaphorique, au sens restreint ou au sens étendu, au sens abstrait ou au sens concret… À mesure qu’une signification nouvelle est donnée au mot, il a l’air de se multiplier et de produire des exemplaires nouveaux, semblables de forme, mais différents de valeur.

Nous appellerons ce phénomène de multiplication la polysémie[1]. Toutes les langues des nations civilisées y participent : plus un terme a accumulé de significations, plus on doit supposer qu’il représente de côtés divers d’activité intellectuelle et sociale. On dit que Frédéric II voyait dans la multiplicité des acceptions une des supériorités de la langue française : il voulait dire sans doute que ces mots à sens multiples étaient la preuve d’une culture plus avancée.

Il faut nous représenter la langue comme un vaste catalogue où sont consignés tous les produits de l’intelligence humaine : souvent le catalogue, sous un même nom d’exposant, nous renvoie à différentes classes.

Donnons quelques exemples de cette polysémie.

Clef, qui est emprunté aux arts mécaniques, appartient aussi à la musique. Racine, qui nous vient de l’agriculture, relève également des mathématiques et de la linguistique. Base, qui appartient à l’architecture, a sa place dans la chimie et dans l’art militaire. Acte appartient à la fois au théâtre et à la vie judiciaire. Et ainsi de suite… Il n’en était pas autrement dans les langues anciennes. Σύνταξις, dans un livre grammatical, désigne la syntaxe, et dans un récit de guerre l’ordre de bataille. Μέλος, qui est le nom des membres du corps humain, est aussi un terme de prosodie et de musique. Le substantif ἀφορισμός, dérivé du verbe ἀφορίζω, « délimiter, définir », désignait d’une part la délimitation matérielle d’un territoire, et d’autre part la définition d’un objet ou d’une idée. Il a fourni, dans ce dernier sens, le mot aphorisme à la médecine et à la philosophie ; du premier sens, il reste le Mont Aphorismo, contrefort du Pentélique. Le substantif ἐπιδημία, suivi d’un nom propre, désignait au temps de l’Empire romain le voyage du souverain à travers ses États. On trouve, par exemple, dans une inscription de la Syrie : ἐπιδημίᾳ θεοῦ Ἀδριανοῦ. Mais dans la langue médicale, le même mot, suivi du nom d’une maladie, signifiait un mal contagieux régnant dans une certaine contrée, une épidémie. Σύριγξ, en grec moderne, désigne, selon l’occurrence, une flûte, une fistule, une seringue ou un tunnel.


On demandera comment ces sens ne se contrarient point l’un l’autre : mais il faut prendre garde que les mots sont placés chaque fois dans un milieu qui en détermine d’avance la valeur. Quand nous voyons le médecin au lit d’un malade, ou quand nous entrons dans une pharmacie, le mot ordonnance prend pour nous une couleur qui fait que nous ne pensons en aucune façon au pouvoir législatif des rois de France. Si nous voyons le mot Ascension imprimé à la porte d’un édifice religieux, il ne nous vient pas le moindre souvenir des aérostats, des courses en montagne, ou de l’élévation des étoiles. On n’a même pas la peine de supprimer les autres sens du mot : ces sens n’existent pas pour nous, ils ne franchissent pas le seuil de notre conscience. Il en doit être ainsi, l’association des idées se faisant heureusement chez la plupart des hommes d’après le fond des choses, et non d’après le son.

Ce que nous disons de nous n’est pas moins vrai de celui qui nous écoute. Il est dans la même situation : sa pensée suit, accompagne ou précède la nôtre[2]. Il parle intérieurement en même temps que nous : il n’est donc pas plus exposé que nous à se laisser troubler par des significations collatérales qui dorment au plus profond de son esprit.


Une nouvelle acception équivaut à un mot nouveau. Ce qui le prouve, c’est le précepte — nullement artificiel, mais confirmé par le sentiment général — qu’il faut répéter le mot s’il est pris successivement en deux sens différents. Mais on permet de faire rimer un mot avec lui-même, si les deux sens sont assez éloignés[3].

Il ne serait donc pas exact de traiter les mots comme des signes qui disparaissent en une fois. Tel mot, au sens propre, peut être depuis longtemps tombé dans l’oubli, et survivre cependant en une acception détournée. Danger, au sens propre, qui est « puissance », n’existe plus : mais il continue d’être employé comme synonyme de péril[4].


Quelquefois, pour avoir séjourné plus ou moins longtemps dans quelque région particulière de la langue, un vocable est inscrit deux fois au catalogue général avec une orthographe différente. C’est ainsi que nous avons les desseins de Dieu et les dessins de Raphaël ; la chambre des Comptes et les Contes de la reine de Navarre. Chez toutes les nations, en toutes les langues, on a de ces différences, dont le demi-savoir triomphe, quoique au fond elles n’aient rien de surprenant, et que parfois même elles ne soient pas sans quelque avantage[5]. Il est difficile d’établir à ce sujet une règle. Cependant je proposerais celle-ci : Respecter les distinctions anciennes et faites de bonne foi ; s’abstenir d’en créer de propos délibéré.

Il est si vrai que la bifurcation des sens peut d’un mot en faire deux ou plusieurs, que les changements grammaticaux qui modifient l’un épargnent l’autre. Le verbe latin legere change son e en i dans les composés : eligere, colligere. Mais quand il signifie « lire », il garde son e : perlegere, relegere. Un auteur du xviie siècle[6] fait remarquer que bon a pour comparatif meilleur, excepté quand il est pris en mauvaise part, et qu’il signifie « niais, simple », comme dans cet exemple : « Vous vous étonnez, dites-vous, qu’il ait été assez bon pour croire toutes ces choses ; et moi, je vous trouve encore bien plus bon de vous imaginer qu’il les ait crues ». Les distinctions de ce genre existent partout. Un auteur allemand observe que roth fait au comparatif röther, excepté quand il s’agit de la couleur politique, auquel cas il faut rother. Plutôt que de tourner en dérision des observations de ce genre, il vaut mieux en chercher la raison : c’est que les règles grammaticales s’entretiennent par l’usage, et que le mot, en son sens détourné, étant d’une époque postérieure, s’est dérobé à la règle. Nous sommes habitués à former de ciel le pluriel cieux : « Celui qui règne dans les cieux, jusqu’au haut des cieux ». Mais nous dirons d’un peintre qu’il soigne bien ses ciels, non point pour le plaisir de faire une distinction futile, mais parce que la critique d’art s’est seulement créé sa langue au xviiie siècle.


Nous n’avons pas encore épuisé ce chapitre de la polysémie. Il existe une polysémie indirecte ou du second degré, qu’il est bon de ne pas confondre avec l’autre, quoique d’ordinaire on les amalgame. Un ou deux exemples feront comprendre en quoi elles diffèrent.

En latin, truncus désigne un tronc d’arbre ; il veut dire aussi « mutilé, incomplet ». Mais on aurait tort de passer d’un sens à l’autre : il y a un intermédiaire qu’il ne faut pas omettre. De truncus, « tronc d’arbre », est venu truncare, « couper, étêter un arbre ». C’est ce truncare qui a produit l’adjectif truncus, lequel n’a avec le précédent qu’une parenté déjà plus éloignée.

Un autre exemple est le latin examen, qui signifie à la fois « essaim » et « examen ». Pour connaître la raison de cette polysémie, il faut s’adresser au verbe exigere, qui signifie tantôt « conduire dehors » et tantôt « peser ». Suétone rapporte que César avait le goût des perles et qu’il aimait à les peser dans sa main : sua manu exigere pondus. C’est donc seulement par les verbes dont ils dérivent que les deux sens se rejoignent[7].

Un vocable peut être ainsi conduit, par une série plus ou moins longue d’intermédiaires, à signifier à peu près le contraire de ce qu’il signifiait d’abord.

Maturus voulait dire « matinal » : lux matura était la lumière de l’aube. Ætas matura était l’adolescence. Faba matura, la fève précoce, par opposition à faba serotina. Un hiver précoce, matura hiems. De là est venu le verbe maturare, « hâter », que Virgile emploie quelque part avec fugam[8]. Appliqué aux produits de la nature, maturare a pris le sens de mûrir, et comme on ne mûrit qu’avec le temps, l’adjectif maturus, influencé par le verbe, a fini par devenir une épithète signifiant « sage, réfléchi ». Maturum consilium, « un dessein mûrement préparé ». Centurionum maturi, « les plus anciens parmi les centurions » (Suétone). Cette acception est donc presque l’opposée de celle que maturus avait à l’origine. Le dictionnaire qui accolerait les deux sens pourrait accréditer l’opinion soutenue il y a quelques années par un savant que le langage a débuté par l’identité des contraires.


  1. De πολύς, « nombreux », et σημεῖον, « signification ».
  2. Victor Egger, La Parole intérieure. — « Souvent ce que nous appelons entendre comprend un commencement d’articulation silencieuse, des mouvements faibles, ébauchés, dans l’appareil vocal. » (Ribot.)
  3. Les accommodements ne font rien en ce point :
    Les affronts à l’honneur ne se réparent point.

    Corneille.
  4. On a dit d’abord : être au danger (au pouvoir) de ses ennemis, tirer quelqu’un du danger de mort. C’est le bas-latin dominiarium.
  5. Il en est un peu de ces mots comme des noms propres tels que Regnault, Renault, Renaud, etc., qui, partis d’un même type, reviennent à l’Almanach Bottin avec leur orthographe spéciale.
  6. Nicolas Andry.
  7. Un exemple en français de cette polysémie indirecte est grenadier, qui désigne tour à tour un soldat et une espèce d’arbre. Pour trouver le point de jonction, il faut remonter à la grenade. C’est surtout à cette fausse polysémie que s’alimente l’esprit de mots.
  8. Maturate fugam, regique hæc dicite vestro (Æn., I, 146).

    Maturandum Annibal ratus, ne prævenirent Romani (Tite-Live, XXIV, 1 2).