Essai de Sémantique/Pureté de la langue

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Hachette (p. 281-304).



QU’APPELLE-T-ON PURETÉ DE LA LANGUE ?[1]

À peu près sous ce titre paraissait, il y a quelques années, un travail du professeur suédois, M. Adolphe Noreen, qui frappait immédiatement les esprits par l’indépendance des vues. Traduit en allemand, il a été contesté, discuté : c’est le sort des écrits qui s’écartent des voies ordinaires. Nous allons, à notre tour, dire ce que nous en pensons : mais nous avons le plaisir de déclarer à l’avance que pour le fond des idées nous sommes d’accord avec l’auteur.

M. Noreen est professeur de philologie scandinave à l’université d’Upsal. Familier avec toutes les méthodes et tous les résultats de la linguistique moderne, sa réputation depuis longtemps établie de savant ne peut qu’ajouter à l’autorité de ses considérations et de ses jugements. Nous allons les résumer pour le lecteur français, mais sans nous croire obligé de nous tenir étroitement au travail qui nous sert de guide, et en remplaçant à l’occasion ses exemples par des exemples tirés de notre propre histoire.

Disons d’abord qu’il faut qu’il y ait quelque chose de vrai dans cette idée de pureté, puisque tant d’esprits, chez les anciens comme dans les temps modernes, s’en sont montrés préoccupés. Mais il n’est pas facile de justifier aux yeux du raisonnement ce que le sentiment nous dit sur ce chapitre. Aussitôt que l’on veut formuler quelques principes, les esprits se divisent, l’incertitude commence. Les artistes, les poètes n’en parlent que d’instinct ; les linguistes, en y voulant apporter leurs lumières, y apportent en même temps leurs systèmes. Voyons s’il sera possible, en écartant les partis pris, d’y mettre un peu de clarté.


Un premier point à examiner concerne les mots étrangers.

Beaucoup de préjugés embarrassent la route. Le premier de tous, ou, pour parler comme Bacon, la première « idole », celle dont dérivent toutes les autres, c’est de voir dans la pureté de la langue quelque chose de semblable à la pureté de la race. Pour ceux qui voient les choses de cette manière, l’introduction d’un mot étranger est une contamination : un terme anglais ou allemand introduit en français est une tache imprimée à la langue nationale. Ce n’est pas chez nous que cette manière de voir se rencontre le plus fréquemment. Nos voisins, les Allemands, depuis un siècle, élèvent barrière sur barrière pour arrêter l’immigration des mots français. Depuis Adelung, on ne compterait pas le nombre des manifestes lancés contre les mots étrangers[2], ni celui des sociétés qui se sont proposé de combattre l’invasion. Les mots étrangers méritent-ils à ce point l’animadversion ? N’y a-t-il pas des distinctions à faire, un modus vivendi à adopter ? tous les mots étrangers sont-ils également condamnables ?


Quand un art, une science, une mode, un jeu nous vient de l’étranger, il fait passer ordinairement en sa compagnie et du même coup le vocabulaire à son usage. On a plus vite fait de se l’approprier que d’inventer des termes exprès pour désigner des idées ou des objets ayant déjà leur nom. Une certaine musique nous étant venue au xviie siècle d’Italie, notre langue musicale s’est remplie de mots italiens. En parlant d’un adagio, en nommant une sonate, qui songe encore à l’origine exotique de ces dénominations ? Les amateurs intransigeants de pureté devraient se rappeler que pareille chose a eu lieu de tout temps, et puisqu’ils invoquent la tradition classique, on peut leur dire que les anciens, sur ce chapitre, ont fait exactement de même. Les Romains ayant reçu leur écriture des Grecs, tout ce qui se rapporte à l’art de l’écriture est grec, à commencer par scribere et litteræ. Et non pas seulement ceux-là : qu’il s’agisse de science, de droit, de rituel, d’art militaire, de poids et mesures, de constructions, d’objets d’art, de vêtements, on retrouve partout en latin les traces de la Grèce et les noms grecs. Si nous pouvions remonter plus haut, nous verrions sans doute que beaucoup de termes techniques que nous croyons grecs sont nés loin du sol de l’Hellade. Ils nous conduiraient vers l’Égypte et la Chaldée. Ainsi les emprunts sont de toutes les époques : ils sont aussi vieux que la civilisation, car les objets utiles à la vie, l’outillage des sciences et des arts, ainsi que les conceptions abstraites qui élèvent la dignité de l’homme, ne s’inventent pas deux fois, mais se propagent de peuple à peuple, pour devenir le bien commun de l’humanité. Il paraît donc légitime de leur conserver leur nom. Puisque les mots sont, à leur manière, des documents historiques, il est, ce semble, peu à propos de vouloir en supprimer de parti pris le témoignage.

Les défenseurs de la pureté ne se refusent pas absolument à ces considérations. Mais ils recommandent — s’il faut se résoudre à l’emprunt — d’aller plutôt s’adresser à une langue sœur, comme qui dirait, s’il s’agit du français, à l’italien ou à l’espagnol, ou s’il s’agit de l’anglais, au danois ou au hollandais. On admettra plus facilement ces mots congénères, ainsi qu’on admet plus volontiers (c’est Leibniz qui parle) les étrangers qui, par leurs coutumes et leur manière d’être, se rapprochent de nos propres usages. Le conseil est excellent, mais il n’est pas toujours facile à suivre, car s’il faut prendre les objets nécessaires à la vie là où ils se trouvent, on ne peut prendre les mots que chez ceux qui les possèdent. Beaucoup de termes de la vie parlementaire sont anglais, parce que l’Angleterre a donné le premier modèle du système constitutionnel. D’autre part, si la langue anglaise désigne de mots français beaucoup de choses qui se rapportent aux élégances de la vie, c’est que les choses elles-mêmes sont venues de France.

Au moins, a-t-on dit, il faut modifier les mots pour qu’ils deviennent méconnaissables, et que l’emprunt ne frappe pas les yeux. — À cet égard l’on pouvait tranquillement s’en remettre autrefois à l’usage populaire : il avait bientôt fait d’habiller l’étranger d’un costume qui l’empêchait d’attirer les regards. Mais aujourd’hui les choses sont un peu changées. La plupart des emprunts se font, non par la conversation, mais surtout et d’abord par l’intermédiaire de la langue écrite : les mots étrangers se montrent à nos yeux dans les journaux ou dans les livres avant de devenir familiers à nos oreilles. Il est dès lors plus difficile qu’il s’y fasse de grandes modifications. Il y a, d’ailleurs, dans une altération volontaire, quelque chose qui répugne à nos idées modernes et françaises : quand nous reprenons les noms de nos anciens héros de la Table Ronde sous le travestissement qu’il a plu à la prononciation de nos voisins de leur donner, comment pourrions-nous songer dans le même temps à démarquer de parti pris les inventions ou les idées qui nous sont vraiment nouvelles ?

S’il s’agit de termes scientifiques, il y a un intérêt particulier à les garder sous la forme où ils ont paru d’abord. Traduire des mots comme téléphone, phonographe sous prétexte de pureté, c’est entraver une œuvre qui a bien son prix, tout autant que l’homogénéité de la langue : je veux dire la facilité des rapports dans la communauté européenne. Serait-ce bien la peine d’avoir demandé l’unification de l’heure ou l’uniformité des tarifs si, après avoir abaissé les barrières matérielles, on élevait un mur pour l’intelligence ? J’ai sous les yeux une grammaire latine publiée en Allemagne, dont l’auteur s’est appliqué à remplacer tous les termes techniques, tels que déclinaison, conjugaison indicatif, subjonctif, termes consacrés et reçus dans le monde entier depuis dix ou douze siècles, par des mots allemands. Ainsi l’indicatif devient die Wirklichkeitsform, la voix active die Thätigkeitsart. Encore s’il s’agissait d’une grammaire de la langue allemande ! Mais puisqu’il s’agit d’une grammaire latine, pourquoi devant des mots latins faire tant le difficile ? Les anciens mots ont même l’avantage d’être devenus de purs termes de convention : à traduire ablatif par der Woherfall, on ne fait que rendre plus difficile à comprendre pour l’enfant l’emploi de l’ablatif avec in, où il est bien un Wofall.

Les hommes n’appartiennent pas seulement à un groupe ethnique ou national : ils font partie également, selon leurs études, leur profession, leur genre de vie et leur degré de culture, de communautés idéales qui sont à la fois plus générales et plus limitées. Le mathématicien vit en échange d’idées avec les mathématiciens des autres pays. Le géologue français a besoin de communiquer avec ses collègues d’Amérique ou d’Australie. Le négociant veut savoir ce qui se passe sur le marché du monde entier. Il serait déraisonnable, au nom d’une idée de pureté, de mettre des obstacles à l’emploi de termes qui sont la propriété commune des hommes voués aux mêmes intérêts et aux mêmes recherches. La jeunesse nous donne à ce sujet une leçon qui n’a pas été bien comprise. Sous prétexte que certains jeux qui nous sont venus d’Angleterre avaient été autrefois joués en France, on a proposé de substituer aux mots anglais les anciens noms sous lesquels nos pères les avaient connus : mais cette considération ne paraît pas avoir pesé d’un grand poids auprès des amateurs de foot-ball ou de lawn tennis ; ils ont pensé, non sans raison, que pour marcher de pair avec leurs émules britanniques, pour se tenir au courant des progrès de leur sport, pour communiquer avec les maîtres en ce genre et au besoin pour engager une partie avec eux, il valait mieux connaître et manier leur langue que celle d’aïeux, respectables assurément, mais qu’on ne rencontrera plus jamais sur la prairie.

L’adoption des mots étrangers, pour désigner des idées ou des objets venus du dehors, et donnant lieu à un échange international de relations, n’est donc pas une chose blâmable en soi, et peut parfaiment se justifier. En pareil cas, il faut seulement souhaiter que l’emprunt se fasse avec intelligence, et que, dans le passage d’une nation à l’autre, il n’y ait de substitution d’aucune sorte. La chose arrive plus fréquemment qu’on ne croit : enlevé de son milieu naturel, le mot emprunté court le risque de toute espèce de déformations et de méprises. C’est ainsi que le français contredanse est devenu en anglais country-dance (danse de campagne), et que renégat est devenu runagate. Probablement un vague souvenir de run away, « déserter », aida à cette étrange transformation. Dans le parler populaire hollandais, un rhétoricien s’appelle rederijker, « riche en discours ».

Ainsi qu’il arrive à tous les émigrés, les mots empruntés sont soustraits aux courants d’idées de la terre natale. Ils ne participent pas aux changements qui peuvent modifier, dans la contrée originaire, le terme dont ils sont la représentation, en sorte que quand, au bout d’un temps plus ou moins long, la copie est remise en présence du modèle, on n’y voit plus de ressemblance. Le français loyal et l’anglais loyal n’expriment plus le même sentiment.

L’anglais s’est de tout temps montré facile aux importations. Il y a gagné de doubler son vocabulaire, ayant pour quantité d’idées deux expressions, l’une saxonne, l’autre latine ou française. Pour désigner la famille, il peut dire à son gré kindred ou family ; un événement heureux se dit lucky ou fortunate. Il faudrait être bien entêté de « pureté » pour dédaigner cet accroissement de richesses : car il est impossible qu’entre ces synonymes il ne s’établisse point des différences qui sont autant de ressources nouvelles pour la pensée… Mais il est clair que ces mélanges sont des produits de l’histoire, non des acquisitions réfléchies et préméditées.

Quand on va au fond de la répulsion que les mots étrangers inspirent à d’excellents esprits, on découvre qu’elle tient à des associations d’idées, à des souvenirs historiques, à des visées politiques où la linguistique est, en réalité, intéressée pour la moindre part. Aux puristes allemands, la présence des mots français rappelle une époque d’imitation qu’ils voudraient effacer de leur histoire. Les philologues hellènes qui bannissent les mots turcs du vocabulaire continuent à leur manière la guerre d’indépendance. Les Tchèques qui poussent l’ardeur jusqu’à vouloir traduire les noms propres allemands, pour ne pas laisser trace chez eux d’un idiome trop longtemps supporté, rattachent à leur œuvre d’expurgation l’espérance d’une autonomie prochaine. La « pureté », en pareil cas, sert d’étiquette à des aspirations ou à des ressentiments qui peuvent être légitimes en soi, mais qui ne doivent pas nous faire illusion sur la raison dernière de cette campagne linguistique. Une nation qui s’ouvre avec sympathie aux idées du dehors ne craint pas d’accueillir les mots par où celles-ci ont l’habitude d’être désignées. Ce qu’il faut condamner, c’est l’abus : l’abus serait d’accueillir sous des noms étrangers ce que nous possédons déjà. L’abus serait aussi d’employer les mots étrangers en toute occasion et devant tout auditoire.

Pour trouver la vraie mesure, il faut se souvenir que le langage est une œuvre en collaboration, où l’auditeur entre à part égale. Tel mot étranger qui sera à sa place si je m’adresse à des spécialistes, paraîtra une affectation ou sera une cause d’obscurité si j’ai devant moi un public non initié. Je ne suis point choqué de trouver des mots anglais dans un article sur les courses de chevaux ou sur les mines de charbon : mais celui qui lit un roman ou qui assiste à une pièce de théâtre demande qu’on parle une langue intelligible pour tout le monde. Il n’y a donc pas de solution uniforme à cette question des mots étrangers : les Sociétés qui s’occupent d’épurer la langue ne peuvent penser légitimement qu’à la langue de la conversation et de la littérature. Aussitôt qu’elles portent leurs prétentions plus loin, elles ne font plus qu’une œuvre inutile et gênante.


Quand il s’agit de notre vie morale, la présence des mots étrangers peut faire l’impression d’une dissonance. Plus les sentiments à exprimer sont intimes, plus le cercle linguistique se resserre. Il y a là pour le lecteur ou l’auditeur un plaisir intellectuel de nature très fine. Comme les ménagères d’autrefois se faisaient honneur de ne consommer que le lait de leur étable ou les fruits de leur jardin, un esprit délicat est sensible à un langage où tout vient du même terroir et où se trouve répandu sur tous les mots un air de familiarité et de parenté. Ce plaisir peut devenir très vif quand l’écrivain, en ce langage uni, exprime des sentiments généreux ou de graves pensées. Il semble alors qu’on éprouve la même impression qu’à voir une belle action simplement faite. On a en même temps le vague sentiment que tout cela ne pouvait pas être inconnu à nos pères, puisqu’ils avaient déjà tout ce qu’il faut pour le dire, et que par suite nous sommes les enfants d’une nation très ancienne et très noble. En pareil cas, l’emploi d’un mot étranger n’est pas seulement dépourvu de motif ; il est nuisible. C’est ce qu’avait déjà compris l’auteur de la Précellence du langage françois, quand il disait des mots italiens, alors si nombreux chez nous, qu’ils étaient — « non pas françois, mais gâte-françois ».

Il peut sembler puéril de vouloir borner son vocabulaire aux mots admis dans tel ou tel recueil officiel. Cependant je me souviens d’avoir entendu dire à un maître en l’art d’écrire que l’idée du Dictionnaire de l’Académie était une idée raisonnable et juste, attendu qu’il nous apprend de quels mots il nous faut user si nous voulons être compris de tout le monde. Comme les limites de ce vocabulaire n’ont point paru trop étroites aux plus beaux génies, il faut déjà de sérieuses raisons pour nous décider à chercher en dehors l’expression nécessaire à notre pensée.

Ce n’est pas le mélange de mots étrangers que la pureté de la langue a le plus à redouter : ce sont plutôt les termes scientifiques employés mal à propos. Je veux parler de cette prose bizarre qui déguise sous des substantifs abstraits les choses les plus ordinaires de la vie : un dynamisme modificateur de la personnalité, une individualité au-dessus de toute catégorisation, une jeunesse qui sentimentalise sa passionnalité. L’impropriété n’est pas toujours involontaire : elle est destinée à grandir les choses par l’exagération du langage, comme quand il est parlé des impériosités du désir ou de célestes attentivités. À côté de la philosophie, on voit les autres études alimenter de néologismes ce parler prétentieux et obscur : la médecine, la musique, l’exégèse, le moyen âge… Pendant que les verbes donnent naissance aux substantifs les plus inutiles (des frappements de grosse caisse, des ferraillements de verrerie, les perlements de la peau, les serpentements des bras), on voit d’autre part les substantifs produire des verbes non moins extraordinaires (il soleille lourdement, une idée contagionne les esprits, etc.). On ne peut pas reprocher à ces néologismes d’être contraires à l’analogie : au point de vue de la grammaire, ils sont inattaquables ; mais leur défaut est d’être superflus, de remplacer par une locution à la fois lourde et décolorée ce qui se disait de façon plus simple et plus vive. Voltaire a défini ce qu’on appelle le génie de la langue : « une aptitude à dire de la manière la plus courte et la plus harmonieuse, ce que les autres langages expriment moins heureusement ». Si nous acceptons cette définition, nous pouvons dire que les auteurs de ces néologismes pèchent contre le génie de la langue française. On a quelquefois reproché à celle-ci de ne pas se prêter aisément à la formation des mots nouveaux : en présence de ces exemples, je suis plutôt porté à penser qu’elle s’y prête trop. L’anglais et l’allemand ont la ressource des mots composés : mais un composé mal venu, comme il s’en fait tous les jours en ces deux langues, a moins d’inconvénient, car les deux termes momentanément associés se séparent le moment d’après, au lieu que ces noms abstraits, soudés au moyen de nos suffixes, ont l’air d’être forgés pour durer.

Toute chose dont on se sert est exposée à s’user : il ne faut donc pas s’étonner si les mêmes vocables, les mêmes images, employés durant un long espace de temps, ne font plus la même impression sur l’esprit. L’invention de formes nouvelles a donc sa raison d’être. L’important est que la consommation ne soit pas plus rapide que la production : c’est l’ironie, c’est la caricature, ce sont les guillemets, ce sont les luttes haineuses de la tribune et du journalisme, ce sont les exagérations du drame et du feuilleton qui accélèrent les changements inévitables du langage. Pour défaire et pour détruire, la volonté réfléchie a beaucoup plus de pouvoir que pour créer : l’origine des mots se perd presque toujours dans une demi-obscurité ; mais on peut souvent nommer ceux qui les discréditent, les abaissent ou les vident de leur sens.


Cette question du néologisme présente les aspects les plus divers.

Condamner le néologisme en principe et d’une manière absolue serait la plus fâcheuse et la plus inutile des défenses. Chaque progrès dans le langage est d’abord le fait d’un individu, puis d’une minorité plus ou moins grande. Un pays où il serait interdit d’innover, retirerait à son langage toute chance de se développer. Par néologisme, il faut entendre aussi bien un sens nouveau donné à un mot ancien qu’un vocable introduit de toutes pièces. De même que le changement qui modifie la prononciation est à la fois imperceptible et constant, à tel point que l’étranger qui revient dans un pays après trente ans d’absence, peut apprécier la marche du temps, de même la signification des mots se transforme sans cesse, sous l’action des événements, des découvertes nouvelles, des révolutions dans les idées et dans les mœurs. Un contemporain de Lamartine aurait de la peine à comprendre le langage de nos journaux.

Nous travaillons tous, plus ou moins, au vocabulaire de l’avenir, ignorants ou savants, écrivains ou artistes, gens du monde ou hommes du peuple. Les enfants y ont une part qui n’est pas la moindre : comme ils prennent la langue au point où les générations précédentes l’ont conduite, ils sont ordinairement en avance d’une dizaine ou d’une vingtaine d’années sur leurs parents.

La limite à laquelle doit s’arrêter le droit d’innover n’est pas seulement donnée par une idée de « pureté » qui peut toujours être contestée : elle est imposée par le besoin où nous sommes de rester en contact avec la pensée de ceux qui nous ont précédés. Plus le passé littéraire d’une nation est considérable, plus ce besoin se fait sentir comme un devoir, comme une condition de dignité et de force. De là l’idée d’une époque classique, offerte à l’imitation des âges suivants, idée qui n’a rien d’artificiel ni de chimérique, si l’on ne reporte pas l’époque classique à des siècles trop éloignés. En pareil cas, ce n’est pas les linguistes seuls qu’il faut consulter, car ils pourraient être tentés de se diriger par des motifs en quelque sorte professionnels. Le philologue suédois Erik Rydquist[3] plaçait l’âge classique de la langue suédoise aux environs de l’an 1300. Une manière de voir analogue, sans être toujours exprimée ouvertement, existe chez beaucoup de savants : s’ils ont à se décider entre deux formes grammaticales, entre deux constructions, c’est ordinairement vers la plus ancienne qu’ils penchent. Ainsi en Allemagne c’est le moyen haut-allemand qui sert de critérium. Il appartient à chaque nation de voir jusqu’où elle peut porter son regard dans le passé en se gardant de perdre le contact avec le présent.


Il est impossible que le néologisme, après s’être essayé sur les mots, n’en vienne pas à s’attaquer aussi à la construction et à la grammaire. Mais il y rencontre une résistance plus grande. C’est à peine si, jusqu’à présent, nous pouvons compter trois ou quatre tours nouveaux qui aient plus ou moins réussi à se faire adopter. Il y a à ceci de bonnes raisons. Changer la construction, changer les locutions, c’est toucher aux œuvres vives : c’est s’attaquer à un patrimoine qui représente des siècles de recherche et d’efforts.

Il n’est que juste de faire ici la part d’une suite de travailleurs obscurs, modestes, dont le nom est aujourd’hui rarement cité, mais dont l’œuvre subsiste : je veux dire la série des grammairiens français, depuis Ménage jusqu’à d’Olivet. Je tiens à marquer ici la part de reconnaissance qui leur est due, car la linguistique moderne n’est que trop disposée soit à nier, soit même à condamner leur influence.

Ces bons esprits, qui s’appelaient Du Perron, Coeffeteau, Malherbe, La Mothe Le Vayer, Vaugelas, Chapelain, Bouhours, n’étaient pas des savants de métier, mais pour la plupart des gens du monde qu’un goût naturel avait conduits à s’occuper des problèmes ou difficultés de la langue française. Ce qu’ils avaient en vue, c’est par-dessus tout la pureté de la langue ; ce qui signifiait d’une part : clarté, et d’autre part : décence. Élaguer les expressions impropres ou mal venues, faire la guerre aux doubles emplois, écarter tout ce qui est obscur, inutile, bas, trivial, telle est l’entreprise à laquelle ils se vouèrent avec beaucoup d’abnégation et de persévérance.

Ils cherchaient les règles, au besoin ils les inventaient. C’étaient « de belles règles ». Vaugelas déclare qu’il a trouvé « mille belles règles » dans les écrits de La Mothe Le Vayer. « Je tiens cette règle, dit-il ailleurs, d’un de mes amis qui l’a apprise de M. de Malherbe, à qui il faut en donner l’honneur. » Et plus loin encore : « Cette règle est fort belle et très conforme à la pureté et à la netteté du langage… Certes, en parlant, on ne l’observe point, mais le style doit être plus exact… Les Grecs ni les Latins ne faisaient point ce scrupule. Mais nous sommes plus exacts, en notre langue et en notre style, que les Latins ou que toutes les nations dont nous lisons les écrits. » Le public, en ceci, était de même, et ne demandait qu’à se laisser diriger.

Nous avons quelque peine aujourd’hui à nous figurer un public allant au-devant des interdictions et prêt à enchérir sur les défenses. Le linguiste, en ceci, a contribué à l’éducation du public. Le linguiste moderne ne repousse rien : tout ce qui existe a sa raison d’être… Mais le point de vue de ces législateurs était autre : et si nous considérons les langues où une période de réglementation a manqué, nous ne pouvons nous empêcher de constater qu’elles gardent comme un manque d’éducation première. Ce qu’on doit regretter seulement, c’est que l’épuration ne soit venue de meilleure heure. Les guerres de religion ont amené un retard de plus d’un demi-siècle. Disciplinée soixante ans plus tôt, la langue aurait gardé plus de souplesse, car ces bons maîtres étaient aussi appliqués à conserver qu’à émonder, et comme ils avaient soin « de toutes les grâces de notre langue », ils auraient sans doute sauvé quelques-unes des vieilles franchises[4].

Ils aimaient et estimaient la besogne dont ils s’étaient volontairement chargés. Ils en connaissaient l’importance, car « il ne faut qu’un mauvais mot pour faire mépriser une personne dans une compagnie, pour décrier un prédicateur, un avocat, un écrivain. Enfin, un mauvais mot, parce qu’il est aisé à remarquer, est capable de faire plus de tort qu’un mauvais raisonnement, dont peu de gens s’aperçoivent. » Ils ont conscience de la durée de leur œuvre : « Je pose des principes qui n’auront pas moins de durée que notre langue et notre empire… Ce sont des maximes à ne changer jamais,… car quand on changera quelque chose de l’usage que j’ai remarqué, ce sera encore selon ces mêmes remarques que l’on parlera et que l’on écrira autrement[5]… »

On aurait tort de les prendre pour des logiciens à outrance. Au contraire : ils étaient arrivés à la conviction que la logique pouvait être de mise partout, mais non en matière de langage… « C’est la beauté des langues que ces façons de parler sans raison, pourvu que l’usage les autorise. La bizarrerie n’est bonne que là… Il est à remarquer que toutes les façons de parler que l’usage a établies contre les règles de la grammaire, tant s’en faut qu’elles soient vicieuses, ni qu’il faille les éviter, qu’au contraire on en doit être curieux comme d’un ornement de langage, qui se trouve en toutes les plus belles langues, mortes et vivantes. »

Le besoin d’ordre et de règle ne se borne pas aux mots : il s’étend aux locutions et aux phrases. « Il est indubitable que chaque langue a ses phrases, et que l’essence, la richesse et la beauté de toutes les langues consistent principalement à se servir de ces phrases-là. Ce n’est pas qu’on n’en puisse faire quelquefois, au lieu qu’il n’est jamais permis de faire des mots ; mais il faut bien des précautions… » : sinon, au lieu d’enrichir la langue, on la corrompt.

Ces savants du xviie siècle sont donc convaincus qu’en toute rencontre il y a une bonne forme, et qu’il n’y en a qu’une. Aussi proscrivent-ils sans hésitation « la mauvaise forme », qui n’est souvent que la forme moins usitée ou plus ancienne.

L’idée de l’utilité l’emporte chez eux sur toute autre considération : comme les hommes ont reçu le langage pour se faire comprendre, admettre deux formes entre lesquelles serait laissée l’option, serait ouvrir la porte aux malentendus et aux disputes. Il ne s’agit donc pas pour le grammairien de se dérober et « de gauchir aux difficultés ». Il les faut regarder en face et établir des règles certaines… Nous pouvons sourire de ce ton d’autorité, mais il est heureux pour la durée de la langue française qu’il y ait eu des esprits de cette trempe.

Mais ce n’est point au nom de leur propre autorité que ces savants prononcent leurs jugements. C’est au nom du bon usage : et si on leur demande où l’on trouve ce bon usage, ils répondent sans hésiter que c’est à la Cour. La langue de la province ne peut que gâter par son mauvais air la pureté du vrai langage français. Fénelon, sur ce point, est du même sentiment que Vaugelas : « Les personnes les plus polies ont de la peine à se corriger de certaines façons de parler qu’elles ont prises pendant leur enfance en Gascogne, en Normandie, ou à Paris même, par le commerce des domestiques… ». La Cour même n’est pas toujours exempte de blâme : « Elle se ressent un peu, continue Fénelon, du langage de Paris, où les enfants de la plus haute condition sont d’ordinaire élevés ».

J’ai cité ces opinions à dessein pour montrer combien elles sont loin des théories aujourd’hui accréditées.

Pour la linguistique moderne, toutes les formes, du moment qu’elles sont employées, ont droit à l’existence. Plus même elles sont altérées, plus elles sont intéressantes… La véritable vie du langage se concentre dans les dialectes : la langue littéraire, arrêtée artificiellement dans son développement, n’a pas à beaucoup près la même valeur… On devrait se garder de faire de la langue maternelle un objet d’enseignement : on ne fait que troubler par là chez les enfants le libre épanouissement de leur faculté du langage[6]… De même que l’historien Savigny a montré que l’idée de droit et de morale n’était pas applicable au développement historique d’un peuple, de même l’idée de bien et de mal n’est pas applicable au développement d’une langue…

Il ne semble pas que ces doctrines aient le don de convaincre M. Noreen. Puisque le langage est notre grand moyen de communication, il faudra bien s’entendre sur la façon de s’en servir. Qui sera juge en cette matière ? Ici nous demandons la permission de citer textuellement l’écrivain suédois : « Ce ne sera pas, dit-il, l’historien de la langue, qui n’a la parole que pour le passé ; ce ne sera pas non plus le linguiste, qui a la charge de décrire les lois du langage, mais non de les dicter ; ce ne sera pas le statisticien, qui ne fait qu’enregistrer l’usage. À qui donc attribuer l’autorité ? Elle appartient à l’inventeur, à celui qui crée les formes dont se sert ensuite le commun des hommes, à l’écrivain, au philosophe, au poète… Nous sommes la foule, qui habillons notre pensée du vêtement créé par eux ; nous usons de ce vêtement et nous l’usons. Par nous-mêmes, nous ne pouvons contribuer que peu de chose au développement du langage ; encore est-ce seulement sous la direction de ces maîtres. Il faut nous résigner à n’être que des écoliers, et ce n’est pas aux écoliers à commander. »

Si ces paroles venaient de moins loin, on en serait sans doute moins frappé. Nous avons mainte fois entendu, en prose et en vers, à la Sorbonne, sous la Coupole et ailleurs, quelque chose de semblable. Mais il est intéressant de trouver à Stockholm, chez un homme qui possède une science dont nos Vaugelas et nos Bouhours n’avaient pas les premiers éléments, la confirmation des principes que ces anciens suivaient d’instinct en leurs remarques et critiques. L’idée d’un type de correction et de pureté, fourni par la société polie et par l’élite des écrivains, après avoir été presque un lieu commun durant deux siècles, avait été proclamée insuffisante ou vaine au nom d’une science qui déclarait s’inspirer d’un principe supérieur : cette même idée nous revient aujourd’hui du nord, exposée non sans conviction ni sans force, par un des maîtres de la philologie scandinave…


  1. A. Noreen, Om sprakriktighet, 2e édition. Upsal. W. Schultz, 1888. Une traduction allemande, par Arwid Johannson, a été publiée dans les Indogermanische Forschungen, t. I.
  2. L’un des derniers en ce genre est celui du professeur Herman Riegel : Ein Hauptstück von unserer Muttersprache. Mahnruf an alle national gesinnten Deutschen, 1884.
  3. Mort à Stockholm en 1877.
  4. Je citerai comme exemple le gérondif, dont l’emploi a été réglementé à l’excès. Pour faire comprendre ce que je veux dire, prenons cette phrase : « Mon père m’a fait en partant mille recommandations ». Aujourd’hui la grammaire veut que « en partant » s’entende exclusivement du sujet. Il y a là quelque exagération, car « en partant » n’est pas autre chose que « au moment du départ », et c’est à nous de l’interpréter comme il convient d’après le sens général. L’italien s’est réservé à cet égard plus de liberté. Il est juste d’ajouter que cette règle n’est pas encore complètement observée au xviie siècle.
  5. Vaugelas, Remarques sur la langue française.
  6. Jacob Grimm, Préface de la première édition de sa Deutsche Grammatik.