Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique/Chapitre 13

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Dès que notre intelligence commence à démêler quelques perceptions, elle acquiert la notion d’objets distincts et semblables, comme les étoiles sur la voûte céleste, les cailloux sur les plages de la mer, les arbres ou les animaux à travers une campagne. De là l’idée de nombre, la plus simple, la plus vulgaire de toutes les conceptions abstraites, et celle qui contient en germe la plus utile comme la plus parfaite des sciences. Quand même l’homme, privé de ses sens ou de certains sens, n’aurait pas la connaissance des objets extérieurs, si d’ailleurs ses facultés n’étaient pas condamnées à l’inaction, on conçoit que l’idée de nombre pourrait lui être suggérée par la conscience de ce qui se passe en lui, par l’attention donnée à la reproduction intermittente des phénomènes intérieurs, identiques ou analogues. Le nombre est conçu comme une collection d’unités distinctes : c’est-à-dire que l’idée de nombre implique à la fois la notion de l’individualité d’un objet, de la connexion ou de la continuité de ses parties (s’il a des parties), et celle de la séparation ou de la discontinuité des objets individuels. Lors même qu’il y aurait entre les objets nombrés une contiguïté physique, il faut que la raison les distingue et qu’on puisse les considérer à part, nonobstant cette contiguïté ou cette continuité accidentelle et nullement inhérente à leur nature. Des cailloux qui se touchent ne cessent pas pour cela d’être des objets naturellement distincts ; et le ciment qui, parfois, les agglutine, n’empêche pas d’y reconnaître des fragments de roches préexistantes, de nature et d’origine diverses. Lorsque les objets nombrés, et par suite les collections de ces objets, peuvent être comparés du côté de la grandeur, les grandeurs formées par de semblables collections sont dites discrètes ou discontinues : par l’addition ou le retranchement d’un des objets dont la collection se compose, elles passent brusquement d’un état à un autre, sans nuances intermédiaires et sans gradations insensibles. Tandis que nous saisissons ce caractère d’individualité et de discontinuité propre à une foule d’objets de nos perceptions, d’autres objets revêtent un caractère opposé. Par exemple, l’eau qui remplit un vase donne, comme le monceau de cailloux, l’idée d’une masse susceptible d’être augmentée ou diminuée : mais, tandis que le monceau éprouve nécessairement des changements brusques dans son volume, dans son poids et dans sa forme par l’addition ou le retranchement des cailloux, le courant qui amène l’eau dans le vase ou qui l’en fait sortir fait varier avec continuité le poids, le volume et la hauteur du liquide dans le vase ; de sorte que ces diverses grandeurs ne passent pas d’un état à un autre, si voisin qu’on le suppose, sans avoir traversé une infinité d’états intermédiaires.

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Dans l’exemple que nous venons de choisir, la continuité pourrait n’être qu’apparente et relative à l’imperfection de nos sens : car peut-être le liquide n’est-il qu’un monceau de particules, lesquelles ne diffèrent des cailloux grossiers et ne se dérobent à nos sens dans leur individualité, que par l’extrême petitesse de leurs dimensions. Mais, dans d’autres cas, la notion de la continuité nous est fournie par une vue de la raison, indépendamment de toute expérience sensible : et ce n’est même que par une vue de la raison que l’idée de la continuité et par suite l’idée de la grandeur continue peuvent être saisies dans leur rigueur absolue. Ainsi nous concevons nécessairement que la distance d’un corps mobile à un corps en repos, ou celle de deux corps mobiles, ne peuvent varier qu’en passant par tous les états intermédiaires de grandeur, en nombre illimité ou infini ; et il en est de même du temps qui s’écoule pendant le passage des corps d’un lieu à l’autre. Toutes les grandeurs géométriques, les longueurs, les aires, les volumes, les angles, sont qualifiées de grandeurs continues, parce qu’elles ont évidemment la propriété de croître ou de décroître avec continuité ; il en est de même des grandeurs que l’on considère en mécanique, telles que la vitesse, la force, la résistance. En général, lorsqu’une grandeur physique varie en raison de l’écoulement du temps ou seulement à cause des changements de distance entre des molécules ou des systèmes matériels, ou par l’effet de l’écoulement du temps combiné avec la variation des distances, il répugne qu’elle passe d’une valeur déterminée à une autre sans prendre dans l’intervalle toutes les valeurs intermédiaires. Mais, dans l’état d’imperfection de nos connaissances sur la constitution des milieux matériels, on est autorisé à admettre pour certaines grandeurs physiques, telles que nous les pouvons concevoir et définir, des solutions de continuité résultant du passage brusque d’une valeur finie à une autre. Ainsi, quand deux liquides hétérogènes, tels que l’eau et le Mercure, sont superposés, nous regardons la densité comme une grandeur qui varie brusquement à la surface de contact des deux liquides : bien que toutes les inductions nous portent à croire, et qu’il soit philosophique d’admettre que la solution de continuité disparaîtrait si nous nous rendions complètement compte de la structure des liquides et de toutes les modifications qui ont lieu au voisinage de la surface de contact. Déjà les physiciens et les géomètres n’admettent plus l’existence de ces forces que l’on qualifiait de discontinues, et auxquelles on attribuait la vertu de changer brusquement la direction du mouvement d’un corps et de lui faire acquérir ou perdre une vitesse finie dans un instant indivisible. On reconnaît généralement que les forces dont il s’agit, et qui se développent, par exemple, à l’occasion du choc de deux corps, ne sont point hétérogènes aux autres forces de la nature, telles que la pesanteur, qui ont besoin d’un temps fini pour produire un effet fini. Les forces que l’on appelait jadis discontinues ne sont plus aujourd’hui distinguées des autres que par la propriété qu’elles ont d’épuiser leur action dans un temps très-court et ordinairement inappréciable pour nous, à cause de l’imperfection de nos sens et de nos moyens d’observation. Par exemple, quand une bille élastique va frapper un obstacle, le changement brusque qui nous semble s’opérer dans la direction du mouvement et dans la vitesse de la bille, n’est brusque qu’en apparence : en réalité le corps se déforme insensiblement, perd graduellement la vitesse dont il était animé ; après quoi, des réactions moléculaires lui restituent sa forme principale, en lui imprimant une autre vitesse dans une direction différente : tout cela dans un intervalle de temps si court qu’il échappe à notre appréciation et que nous ne pouvons le saisir, bien qu’on ne puisse mettre en doute la succession des diverses phases du phénomène. De même, lorsqu’un rayon de lumière nous semble se briser brusquement au passage d’un milieu dans un autre d’une densité différente, en réalité le rayon s’infléchit sans discontinuité ; la nouvelle direction se raccorde avec la direction primitive par une portion de courbe dont les dimensions nous échappent.

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Dans l’idée que nous nous faisons des lignes, des angles, des forces, de la durée, etc., l’attribut de continuité se trouve associé à celui de grandeur ; et nous concevons la grandeur comme un tout homogène, susceptible d’être divisé, au moins par la pensée, en tel nombre qu’on voudra de portions parfaitement similaires ou identiques : ce nombre pouvant croître de plus en plus, sans que rien en limite l’accroissement indéfini. À cette notion de la grandeur se rattache immédiatement celle de la mesure. Une grandeur est censée connue et déterminée lorsqu’on a assigné le nombre de fois qu’elle contient une certaine grandeur de même espèce prise pour terme de comparaison ou pour unité. Toutes les grandeurs de même espèce, dont celle-ci est une partie aliquote, se trouvent alors représentées par des nombres ; et comme on peut diviser et subdiviser, suivant une loi quelconque, l’unité en autant de parties aliquotes que l’on veut, susceptibles d’être prises à leur tour pour unités dérivées ou secondaires, il est clair qu’après qu’on a choisi arbitrairement l’unité principale et fixé arbitrairement la loi de ses divisions et subdivisions successives, une grandeur continue quelconque comporte une expression numérique aussi approchée qu’on le veut, puisqu’elle tombe nécessairement entre deux grandeurs susceptibles d’une expression numérique exacte, et dont la différence peut être rendue aussi petite qu’on le veut. Les grandeurs continues, ainsi exprimées numériquement au moyen d’une unité arbitraire ou conventionnelle, passent à l’état de quantités, ou sont ce qu’on appelle des quantités. Ainsi l’idée de quantité, toute simple qu’elle est, et quoiqu’elle ait été considérée généralement comme une catégorie fondamentale ou une idée primitive, n’est point telle effectivement ; et l’esprit humain la construit au moyen de deux idées vraiment irréductibles et fondamentales, l’idée de nombre et l’idée de grandeur. Non-seulement l’idée de quantité n’est point primordiale, mais elle implique quelque chose d’artificiel. Les nombres sont dans la nature, c’est-à-dire subsistent indépendamment de l’esprit qui les observe ou les conçoit ; car une fleur a quatre, ou cinq, ou six étamines, sans intermédiaire possible, que nous nous soyons ou non avisés de les compter. Les grandeurs continues sont pareillement dans la nature ; mais les quantités n’apparaissent qu’en vertu du choix artificiel de l’unité, et à cause du besoin que nous éprouvons (par suite de la constitution de notre esprit) de recourir aux nombres pour l’expression des grandeurs (153). Dans cette application des nombres à la mesure des grandeurs continues, le terme d’unité prend évidemment une autre acception que celle qu’il a quand on l’applique au dénombrement d’objets individuels et vraiment uns par leur nature. Philosophiquement, ces deux acceptions sont tout juste l’opposé l’une de l’autre. C’est un inconvénient du langage reçu, mais un inconvénient moindre que celui de recourir à un autre terme que l’usage n’aurait pas sanctionné. Au contraire, on blesse à la fois le sens philosophique et les analogies de la langue, lorsqu’on applique aux nombres purs, aux nombres qui désignent des collections d’objets vraiment individuels, la dénomination de quantités, en les qualifiant de quantités discrètes ou discontinues. Le marchand qui livre cent pieds d’arbres, vingt chevaux, ne livre pas des quantités, mais des nombres ou des quotités. Que s’il s’agit de vingt hectolitres ou de mille kilogrammes de blé, la livraison aura effectivement pour objet des quantités et non des quotités, parce qu’on assimile alors le tas de grains à une masse continue quant au volume ou quant au poids, sans s’occuper le moins du monde d’y discerner ou d’y nombrer des objets individuels. Une somme d’argent doit aussi être réputée une quantité, parce qu’elle représente une valeur, grandeur continue de sa nature ; et que le compte des pièces de monnaie, compte qui peut changer, pour la même somme, selon les espèces employées, n’est qu’une opération auxiliaire, imaginée dans le but d’arriver plus vite à la mesure de la valeur.

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D’après la définition vulgaire, on appelle quantité tout ce qui est susceptible d’augmentation ou de diminution ; mais il y a une multitude de choses susceptibles d’augmenter et de diminuer, et même d’augmenter et de diminuer d’une manière continue, et qui ne sont pas des grandeurs, ni par conséquent des quantités. Une sensation douloureuse ou voluptueuse augmente ou diminue, parcourt diverses phases d’intensité, sans qu’il y ait de transition soudaine d’une phase à l’autre ; sans qu’on puisse fixer l’instant précis où elle commence à poindre et celui où elle s’éteint tout à fait. C’est ainsi, du moins, que les choses se passent incontestablement dans une foule de cas ; et si, d’autres fois, la douleur semble commencer ou finir brusquement, augmenter ou diminuer par saccades, il y a tout lieu de croire (comme à l’égard du choc qui paraît changer brusquement le mouvement d’un corps) que la discontinuité n’est qu’apparente, et qu’en réalité le phénomène est toujours continu, bien que nous confondions en un même instant de la durée les phases dont la succession nous échappe, à cause de l’imperfection de ce sens intime que l’on appelle la conscience psychologique. Cependant il n’y a rien de commun entre la sensation de plaisir ou de douleur et la notion mathématique de la grandeur. On ne peut pas dire d’une douleur plus intense qu’elle est une somme de douleurs plus faibles. Quoique la sensation, dans ses modifications continues, passe souvent du plaisir à la douleur, ou inversement de la douleur au plaisir, en traversant un état neutre (ce qui rappelle, à plusieurs égards, l’évanouissement de certaines grandeurs dans le passage du positif au négatif), on ne peut pas regarder l’état neutre comme résultant d’une somme algébrique ou d’une balance de plaisirs et de douleurs.

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Il est vrai que, par l’étude de l’anatomie et de la physiologie, nous parvenons à entrevoir comment la variation continue d’intensité, dans une sensation de douleur ou de plaisir, peut se lier à la variation continue de certaines grandeurs mesurables, et dépendre de la continuité inhérente à l’étendue et à la durée. Car nous reconnaissons que plus un cordon nerveux a de grosseur entre ceux de son espèce (en ne tenant compte, pour l’évaluation de sa section transversale, que de la somme des sections transversales des fibres nerveuses élémentaires, et non des tissus qui leur servent de protection et d’enveloppe), et plus la sensation douloureuse causée par le tiraillement du cordon acquiert d’intensité. Il y a une certaine intensité de douleur qui correspond à chaque valeur de l’aire de la section transversale du cordon, les autres circonstances restant les mêmes ; mais cette correspondance ou cette relation n’a rien de mathématique, puisque l’attribut de grandeur mesurable qui appartient à l’aire de la section transversale n’appartient pas à la sensation. Si l’on plonge la main dans un bain à quarante degrés, et qu’on l’y laisse un temps suffisant, on éprouve d’abord une sensation de chaleur brusque en apparence ; après quoi sans que le bain se refroidisse, la sensation va en s’affaiblissant graduellement et sans secousse, de manière à ce qu’on ne puisse assigner l’instant précis où elle prend fin. L’intensité de la sensation dépend, toutes circonstances égales d’ailleurs, du temps écoulé depuis l’instant de l’immersion ; et la continuité dans l’écoulement du temps rend suffisamment raison de la continuité dans la variation d’intensité de la sensation produite ; mais cette sensation n’est pas pour cela une grandeur mesurable que l’on puisse rapporter à une unité et exprimer numériquement. Puisque la vitesse de vibration d’un corps sonore ou celle de l’éther sont des grandeurs mesurables et continues, on voit une raison suffisante pour que le passage de la sensation d’un ton à celle d’un autre ton, de la sensation d’une couleur à celle d’une autre couleur, se fasse avec continuité ; mais il n’y a pas pour cela entre les diverses sensations de tons et de couleurs des rapports numériques assignables, comme il y en a entre les vitesses de vibration qui leur correspondent. La sensation du son sol n’équivaut pas à une fois et demie la sensation du son ut, parce que la vitesse de vibration qui produit le sol vaut une fois et demie la vitesse de vibration qui donne l’ut. La sensation de l’orangé n’est pas les cinq septièmes, ni toute autre fraction de la sensation du violet, parce que la vitesse de vibration de l’éther serait, pour le rayon orangé, à peu près les cinq septièmes de ce qu’elle est pour le rayon violet. La continuité dans la variation d’intensité d’une force d’attention ou d’un appétit sensuel s’expliquera bien par la continuité dans la variation de certaines grandeurs physiques et mesurables, telles que la vitesse et l’abondance du sang, la charge électrique ou la température de certains organes, lesquelles ont ou peuvent avoir une influence immédiate sur d’autres forces vitales ; mais il n’en faut pas conclure que l’attribut de grandeur mesurable appartienne à ces mêmes forces vitales, ni aux phénomènes qu’elles déterminent.

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De même que la continuité de certaines grandeurs purement physiques suffit pour soumettre à la loi de continuité des forces, des affections, des phénomènes de la vie organique et animale qui ne sont plus des grandeurs mesurables ; de même on conçoit que ces forces ou ces phénomènes, susceptibles de continuité, mais non de mesure, peuvent introduire la continuité dans les variations que comportent des forces ou des phénomènes d’un ordre supérieur, qui dépouillent bien plus manifestement encore le caractère de grandeur mesurable. Si, chez l’homme en particulier, les phénomènes de la vie intellectuelle et morale s’entaient sur ceux de la vie animale ou les supposaient, comme les phénomènes de la vie animale s’entent sur les phénomènes généraux de l’ordre physique ou les supposent, la continuité des formes fondamentales de l’espace et du temps suffirait pour faire présumer la continuité qu’on observerait habituellement dans ce qui tient à la trame de l’organisation, de la vie et de la pensée, dans les choses de l’ordre intellectuel et de l’ordre moral, qui relèvent le plus médiatement des conditions de la sensibilité animale et de celles de la matérialité. En un mot, la continuité de l’espace et du temps suffirait pour rendre raison du vieil adage scolastique, tant invoqué par Leibnitz : Natura non facit saltus ; ce qui n’empêche pas de supposer, si l’on veut, que la continuité, dans les choses de l’ordre intellectuel ou de l’ordre moral, ait encore d’autres fondements ou raisons d’être que la continuité de l’espace et du temps, ou d’admettre, avec Leibnitz, que la continuité en toutes choses tienne directement à une loi supérieure de la nature, dont la continuité dans les phénomènes de l’étendue et de la durée n’est qu’une manifestation particulière.

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Dans le développement des facultés intellectuelles, après la sensation purement affective, viennent les sensations accompagnées de perceptions, les sensations représentatives, capables d’engendrer des images qui persistent ou que l’esprit peut reproduire, après que les objets extérieurs ont cessé d’agir sur les sens. Or, par cela même que la sensation est représentative ou qu’elle fait image, il est bien clair qu’à la continuité ou à la discontinuité dans l’objet correspond une continuité ou une discontinuité dans le phénomène intellectuel de l’image. Si je pense à la constellation de la Grande Ourse, l’image présente à mon esprit est celle de sept points étincelants, nettement distincts les uns des autres et disposés dans un certain ordre ; mais, si je me rappelle le tableau qui s’est déroulé à mes yeux quand j’ai eu atteint le sommet d’une montagne, ce n’est plus l’assemblage d’un nombre déterminé d’objets distincts qui vient s’offrir à mon imagination ; c’est un tout continu et harmonieux, dans les détails duquel je ne puis entrer sans y trouver d’autres détails, et ainsi à l’infini. Il en est de même pour les perceptions qui nous viennent par d’autres sens que celui de la vue, et auxquelles nous donnons aussi par extension le nom d’images (109 et 110). Ainsi, après avoir entendu un air de musique, je pourrai me représenter parfaitement la série des notes qui le constituent, et dans ce cas ma perception se composera d’un système de perceptions distinctes et discontinues ; mais, si mon souvenir porte sur toutes les impressions que j’ai ressenties en entendant exécuter ce morceau par une cantatrice habile, sur le timbre, l’accentuation, les modulations de sa voix qu’aucune notation ne peut rendre, j’entreverrai encore des nuances infinies dans un ensemble harmonieux et continu. Tout cela a été mille fois constaté, mille fois exprimé par toutes les formes du langage. La discontinuité ou la continuité se trouve dans les faits de mémoire, non-seulement par la nature des objets sur lesquels porte le souvenir, mais encore par la nature des forces et des conditions, quelles qu’elles soient, organiques ou hyperorganiques, dont dépendent les actes de mémoire. On remarque souvent qu’après de longs efforts pour se rappeler un nom, une date, un fait historique, le rappel du fait oublié a lieu soudainement et comme par secousse ; tandis que d’autres fois on a une réminiscence vague et confuse, dont peu à peu les linéaments se dessinent, jusqu’à ce qu’ils aient pris une forme nettement arrêtée.

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On dit d’une image qu’elle est fidèle, d’une idée qu’elle est vraie, et l’on entend par là exprimer la conformité entre l’objet ou le type perçu et l’image ou l’idée présente à l’esprit. Si la conformité est rigoureuse, l’idée est dite exacte ou adéquate ; mais les modifications de l’idée, qui altèrent cette conformité rigoureuse, peuvent, selon les cas, admettre la discontinuité ou la continuité ; de sorte qu’il y ait passage brusque de la vérité à l’erreur, ou au contraire dégradation continue de la vérité. Tout le monde comprend que le portrait d’une personne, le tableau d’un paysage peuvent être plus ou moins fidèles et ressemblants ; qu’il y a dans cette ressemblance des nuances infinies, sans qu’on puisse d’une part atteindre à la ressemblance parfaite ou rigoureuse, de l’autre, tracer une ligne de démarcation entre ce qui ressemble, quoique imparfaitement, et ce qui cesse tout à fait de ressembler. On dit qu’il y a de la vérité dans un portrait ou qu’il manque de vérité, on y signale des parties mieux rendues les unes que les autres ; mais on ne s’aviserait pas de faire le compte des vérités ou des erreurs que contient le portrait. Une carte géographique est une espèce de portrait ; et cependant il arrive journellement aux géographes de relever et de compter les erreurs d’une carte : c’est que leur attention se porte alors exclusivement sur un certain nombre de points remarquables, susceptibles d’une détermination exacte, au moins dans les limites de précision que nos mesures et nos observations comportent. Ces points sont relevés ou oubliés ; ils sont ou ils ne sont pas à la juste place que de bonnes observations leur assignent ; il y a lieu, en ce qui les concerne, à un dénombrement de vérités et d’erreurs. Mais quant aux traits continus par lesquels ces points de repère peuvent être reliés, et qui servent à peindre le cours des rivières, les sinuosités des côtes, la configuration des montagnes, on approche plus ou moins de la ressemblance, sans qu’on puisse, pas plus pour ce genre de portrait que pour tout autre, songer à faire le compte et la balance arithmétique des erreurs et des vérités. Dans le souvenir que j’ai gardé d’un air de musique, je puis prendre une note pour une autre, un fa naturel pour un fa dièze ; et si j’exécute l’air sur un instrument à sons fixes, tel que le piano, je commettrai une faute ou une erreur, parce qu’il n’y a pas de nuances entre deux touches consécutives du clavier ; mais, qu’un artiste veuille imiter le jeu d’un de ses rivaux sur le violon ou sur le cor, on pourra trouver l’imitation plus ou moins fidèle ; on dira qu’il y a de la vérité dans cette espèce d’image perçue par l’oreille, ou qu’il manque de vérité ; on ne songera pas à y compter des vérités et des erreurs.

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La vérité d’un portrait, la ressemblance d’une image à son type, admet des variations progressives et soumises à la loi de continuité dans leur progression, mais ce n’est point pour cela quelque chose de mesurable ; il n’y a pas de mètre pour cette espèce de vérité qu’on nomme proprement ressemblance. Réduisons l’analyse à des termes plus simples et plus géométriques. Si, pour donner l’image d’une ellipse, je trace une autre ellipse dans laquelle il y ait entre le grand et le petit axe le même rapport que dans la première, la ressemblance ou (pour employer dans ce cas le mot technique des géomètres) la similitude sera parfaite. Si maintenant l’on conçoit une suite d’ellipses dans lesquelles ce rapport qui est une grandeur mesurable aille en variant avec continuité, elles ressembleront d’autant moins à la première qu’elles iront en s’allongeant ou en s’aplatissant davantage ; la ressemblance dépendant de la petitesse de l’écart entre la valeur fixe du rapport dans l’ellipse prise pour type, et la valeur variable de ce rapport dans la série des images, sans toutefois qu’on puisse fixer, autrement qu’en vertu d’une règle purement conventionnelle et arbitraire, une grandeur liée à cet écart par une loi mathématique, et qu’il plairait de considérer comme la mesure de la ressemblance ou de la dissemblance. À plus forte raison, si, pour imiter une courbe ovale qui ne serait pas une ellipse, qui même ne serait pas susceptible de définition géométrique, on traçait une courbe ovale ressemblant plus ou moins à la première, et dont la ressemblance comporterait des nuances sans nombre, serait-il impossible de mesurer ou d’évaluer numériquement la ressemblance : la nature même des choses, et non pas seulement l’état d’imperfection de nos théories et de nos méthodes, mettant obstacle à une telle évaluation. De même, si l’on comparait un triangle invariable à une série de triangles dans lesquels les angles et les rapports des côtés subiraient des altérations progressives et continues, il serait impossible d’assigner, sans convention arbitraire, une fonction des angles et des rapports des côtés qui fût la mesure naturelle de la ressemblance avec le type invariable.

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C’est bien autre chose s’il s’agit de la représentation d’un être animé, et de l’expression de cet indéfinissable caractère qu’on appelle physionomie. On est toujours frappé de ce fait singulier, qu’une silhouette, une image daguerrienne, un buste moulé sur la nature, peuvent offrir moins de ressemblance que le portrait dû au crayon ou au burin d’un artiste ; mais la réflexion rend bien compte de la supériorité de la traduction obtenue par l’art sur la traduction dont il semble que la nature fasse tous les frais. Par exemple, une image dessinée sur une surface plane est une projection de l’objet en relief, et il peut se faire que, dans la projection la mieux choisie, des nuances de forme presque insensibles qui caractérisent l’individualité physique et surtout l’individualité morale, s’effacent ou s’oblitèrent tellement, que l’artiste, dans le but d’exprimer ces mêmes nuances, n’ait rien de mieux à faire que de feindre une projection géométriquement impossible. Il pourra renforcer ou charger les traits, de manière à n’avoir pourtant que la juste expression de ce qu’il doit rendre ; et on ne lui reprochera de les charger, dans le sens attaché à ce mot par les artistes, que lorsqu’il outrera effectivement, non pas les linéaments du dessin, mais les caractères physiques, intellectuels ou moraux que les traits doivent exprimer. Il y a là une ressemblance d’un autre ordre que la similitude ou la ressemblance géométrique, et telle d’ailleurs que, dans des portraits pareillement ressemblants, on reconnaîtra très-bien le faire ou la manière du peintre : chaque peintre atteignant à sa manière, et par des procédés matériellement différents, le même degré de ressemblance. Il y a là enfin une ressemblance bien moins susceptible encore de mesure et d’évaluation que la ressemblance purement géométrique, quoiqu’elle soit toujours soumise à la loi de continuité dans ses altérations progressives. Si le peintre est chargé d’exécuter, non plus un portrait de famille, mais celui d’un personnage historique dont les traits physiques ne conservent guère de valeur qu’autant qu’ils ont le mérite d’accuser fortement les saillies les plus remarquables d’un type intellectuel ou moral, il aura à satisfaire à d’autres conditions de ressemblance : il devra mettre dans l’image moins d’imitation géométrique ou physique et plus d’idéal (180) ; et ce progrès vers l’idéal deviendra encore plus marqué lorsque, dans la reproduction d’un type allégorique ou d’une effigie sacrée, les formes vulgaires de l’humanité ne devront apparaître que tout autant qu’il est nécessaire pour donner un corps à l’idée que l’artiste a dû et voulu rendre.

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La tendance de l’art vers l’expression d’un idéal que l’esprit conçoit, sans avoir de formule logique pour le définir ni de méthode géométrique pour en approcher, est quelque chose de si manifeste qu’on ne l’a jamais méconnue et que la critique moderne, dans ses raffinements subtils, l’a peut-être exagérée. On a fini par faire l’artiste trop philosophe, et, au contraire, on n’a pas assez remarqué que pour l’expression de l’idée pure, en tant seulement qu’objet de connaissance, indépendamment de toute intention de plaire ou de toucher, le philosophe est aussi et ne saurait se dispenser d’être artiste à sa manière. Trompés par la nature des signes d’institution auxquels ils sont forcés d’avoir recours, les hommes se sont figuré leurs idées comme autant d’unités, de chiffres, de monades, et ils ont supposé que tout le travail de la pensée consiste à combiner ou à grouper systématiquement ces objets individuels. Il semble qu’on puisse toujours compter les vérités, les erreurs semées dans un livre, de même qu’un astronome fait un catalogue d’étoiles, un commissaire le dénombrement des habitants d’une ville ; de même encore que l’on compte les propositions contenues dans un traité de géométrie, ou les fautes de calcul échappées à un rédacteur de tables. Cependant, si l’objet de l’idée, quoique placé hors de la sphère des phénomènes sensibles, est un de ceux qui comportent des modifications continues, le caractère de vérité qui consiste dans la conformité de l’idée avec son type et de l’expression de l’idée avec l’idée même, admettra pareillement des gradations continues. On pourra bien dire alors que tel esprit a approché davantage de la vérité : on ne pourra pas énumérer les vérités nouvelles dont il est l’inventeur. Chacun appréciera à sa manière le mérite de cette approximation, jugera de cette espèce de ressemblance, sans pouvoir précisément réfuter ceux qui n’adopteraient pas son appréciation et qui contrediraient son jugement. L’inexactitude du dessin d’un animal saute aux yeux d’un naturaliste, s’il n’y trouve pas le nombre de doigts, de dents, de pennes, de nageoires, qui caractérise l’espèce : voilà des erreurs qui peuvent se compter et s’établir sans contestation, parce qu’il n’y a pas d’intermédiaire et de nuance entre trois, quatre et cinq doigts. Au contraire, un peintre dont l’attention ne s’est jamais fixée sur les caractères qui servent à la classification méthodique des espèces, trouve la physionomie ou le facies de l’animal rendu avec plus ou moins de vérité ; et si on lui conteste son appréciation, il ne peut qu’en appeler à ceux qui ont comme lui le sentiment de la physionomie de l’animal et de l’art du dessin. Il ne peut recourir à une preuve en forme, pas plus que je ne puis prouver à un homme qu’on a manqué sa ressemblance, s’il a l’illusion ou le caprice de trouver son portrait ressemblant.

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Un botaniste a commis une erreur dans la description d’une plante : deux étamines avortées lui ont échappé par leur petitesse, et il a rangé dans la pentandrie de Linné une espèce qu’il fallait mettre dans l’heptandrie. Pour réformer cette erreur, des yeux et une loupe suffiront à un observateur plus attentif ou que n’a pas trompé un cas de monstruosité accidentelle : après quoi l’erreur ne pourra plus reparaître ; la botanique descriptive en sera définitivement débarrassée, et, en revanche, se sera enrichie d’un fait précis, positif, incontestable. Mais je suppose que la fleur soit sujette à ce qu’on appelle un avortement constant, normal, spécifique ; que les deux étamines, modifiées dans leur développement, deviennent des organes dont les formes et les fonctions s’éloignent de plus en plus de celles des étamines ordinaires ; que d’après cela un botaniste ait rangé la plante dans une des familles qui ont parmi leurs caractères distinctifs la présence de cinq étamines ; qu’un autre botaniste, appréciant autrement l’importance relative des caractères, et démêlant ce qu’il y a d’essentiel et de persistant, ce qu’il y a d’accessoire et de variable dans la constitution des organes, rejette la plante dans une des familles à sept étamines : comment se videra le différend ? Sans doute, par le jugement des botanistes les plus autorisés. Mais ce jugement, comment se formera-t-il ? Non point par une démonstration expérimentale qui tombe sous les sens ; encore moins par des arguments en forme, comme ceux qui sont à l’usage des logiciens et des géomètres. Car, si d’un côté il y a des cas où cette transformation d’organes n’est manifestement qu’un phénomène secondaire, lequel ne doit pas masquer aux yeux d’un naturaliste exercé des affinités plus intimes ; d’autre part, en allant de métamorphose en métamorphose, l’on ne saurait où s’arrêter, et l’on finirait par confondre les choses les plus disparates. Ici le vrai et le faux tendent, pour ainsi dire, à se fondre l’un dans l’autre : la vérité ne se montre pas comme une lueur uniforme éclairant un espace nettement circonscrit, mais plutôt comme un jet de lumière qui s’affaiblit en s’éloignant de sa source, et dont l’œil suit plus ou moins loin la trace, selon le ton de sa sensibilité. Et qu’on ne dise pas, pour infirmer l’exemple, que c’est une pure question de nomenclature et de méthode que celle de savoir si l’on rangera une plante, un animal dans telle ou telle famille. Une classification vraiment naturelle, et même toute classification dans ce qu’elle a de naturel, ne peut être que l’expression des affinités qui lient entre eux les êtres organisés, et des lois auxquelles la nature s’astreint en variant et en modifiant les types organiques : lois qui subsistent indépendamment de nos méthodes et de nos procédés artificiels, tout comme les lois qui régissent les mouvements de la matière inerte, quoiqu’elles ne puissent pas de même s’énoncer en termes d’une exactitude rigoureuse, ni se constater par des mesures précises ou dont la précision n’ait d’autres limites que celles qui dérivent de l’imperfection des instruments. En général, comme nous avons tâché de l’établir dans l’avant-dernier chapitre, à côté de l’abstraction artificielle qui n’est qu’une fiction de l’esprit, accommodée à ses instruments et à ses besoins, se place l’abstraction rationnelle, qui n’est que la conception ou la représentation idéale des liens que la nature a mis entre les choses et de la subordination des phénomènes. Mais presque toujours, par suite des efforts continuels de l’esprit pour arriver à l’intelligence des phénomènes, il y a mélange des deux sortes d’abstraction et transition continue de l’une à l’autre : car les liens de solidarité, de parenté, d’harmonie, d’unité, que nous tâchons de saisir par l’abstraction rationnelle, peuvent être plus ou moins tendus ou relâchés, tandis que notre esprit éprouve pour tous les objets de la nature le même besoin de classification, de régularité et de méthode. La critique philosophique doit faire autant que possible le départ de l’abstraction artificielle et de l’abstraction rationnelle, en se fondant sur des inductions et des probabilités : or, comme nous l’avons encore expliqué plus haut, il est de l’essence de la probabilité philosophique de se prêter à des altérations ou progressions continues, sans que pour cela cette probabilité puisse être évaluée en nombres ; sans qu’elle devienne une grandeur mesurable à la manière de la probabilité mathématique. Ainsi, sous quelque aspect que le sujet soit envisagé, on trouve que la loi de continuité règne dans ce monde intelligible où la pensée du philosophe recherche les principes et la raison des phénomènes sensibles, non moins que dans le monde matériel qui tombe sous les sens.

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Dans la sphère des idées morales, rien de plus évident que la transition continue d’une idée à l’autre, et d’une qualité à la qualité contraire. Le meurtre inspiré par une passion haineuse ou cupide est un de ces grands crimes qui soulèvent une réprobation générale, et à la répression desquels chaque membre de la société, dans l’ordre de ses fonctions, prête avec empressement son concours, à moins de quelque perversion des mœurs, dont il nous est permis de ne pas tenir compte ici. D’autre part, si l’on ne consulte que les sentiments naturels à l’homme, la sympathie et l’approbation morale resteront acquises à celui qui venge par un meurtre, avec péril pour lui-même, l’honneur offensé des personnes dont il est le protecteur naturel ; et les lois purement humaines ne pourront triompher de ce sentiment naturel. Entre ces cas extrêmes il y a des meurtres qu’on blâme et qu’on excuse, sans qu’il soit possible à une autorité humaine de fixer le point précis où la criminalité cesse, et où commence le dévouement, pour ne pas dire la vertu. Lors même que la qualification de l’acte n’est pas douteuse, d’après les circonstances de perpétration, on sent que la responsabilité morale de l’agent, la perversité que l’acte suppose, peuvent comporter une infinité de nuances, selon l’âge, le sexe, le tempérament et l’éducation du coupable. L’intérêt qui s’attache à la défense des accusés, chez un peuple civilisé et humain, n’a pas permis de méconnaître cette vérité lorsqu’il s’agit des grands attentats qui appellent la sévère répression des lois pénales ; mais il en est des notions d’équité, d’honnêteté, de bienséance, comme de celle de criminalité. Il est légitime de tirer un bénéfice de son industrie et de ses capitaux, de s’adresser pour cela de préférence à ceux près de qui l’on trouve les conditions les plus avantageuses, et même d’élever d’autant plus ses bénéfices que l’on court plus de chances de perte. Le plus honnête négociant fait tout cela sans que sa considération doive en souffrir ; tandis qu’on flétrit à bon droit de noms odieux l’homme dont le métier est de spéculer sur les subsistances dans les temps calamiteux, ou de prêter de l’argent à des taux excessifs, en allant à la rencontre de ceux que leur mauvaise conduite, leur imprévoyance ou leur misère forcent à subir sa loi. Maintenant, peut-on dire précisément où commence le bénéfice usuraire, soit qu’il s’agisse de blé, d’argent, ou de toute autre marchandise ? Y a-t-il une ligne de démarcation en deçà de laquelle il suffise de se tenir pour prétendre à une scrupuleuse probité, qu’il suffise de franchir pour être assimilé aux plus malhonnêtes gens ? Evidemment cette conclusion répugne ; et l’on doit admettre au contraire qu’avec un sentiment plus délicat de la moralité de ses actes, tel commerçant réprimera plus rigidement les tentations de l’intérêt personnel et aura droit à une place plus haute dans notre estime, sans que pour cela il y ait lieu de condamner absolument celui qui franchit les limites que le premier s’est imposées. Lorsqu’une loi positive fixe le taux de l’intérêt de l’argent, nous comprenons bien qu’une réprobation formelle atteigne ou puisse atteindre celui qui franchit, même tant soit peu, le taux légal ; mais alors la réprobation morale a pour motif l’infraction d’une loi supérieure, à savoir, de celle qui oblige moralement le citoyen de se soumettre aux lois positives de son pays dans les choses qui ressortissent du pouvoir discrétionnaire du législateur. L’intervention de ce pouvoir discrétionnaire doit être considérée comme ayant précisément pour but d’introduire, ainsi que cela sera développé plus loin, une discontinuité artificielle là où la nature des choses n’en avait pas mis. Quand nous lisons les histoires de tous les peuples, nous voyons des gouvernements s’établir par l’abus de la force et par le renversement violent de quelques institutions depuis longtemps régnantes. Le pouvoir conquis de la sorte est qualifié de pouvoir usurpé, par opposition aux pouvoirs légitimes, que crée et que maintient le jeu régulier des institutions d’un pays. Mais d’un autre côté les institutions se modifient sans cesse ; et les changements, même brusques, que le cours des événements y apporte, créent des droits nouveaux, proscrivent des prétentions surannées, sans qu’on puisse assigner autrement que par des fictions de juristes, ou pour les besoins des partis, où l’illégitimité cesse, où la légitimité commence. La nature des choses humaines, en opposition avec certaines théories à l’usage des esprits spéculatifs, maintient encore ici des transitions continues entre les termes qui restent parfaitement distincts, tant que l’attention n’est fixée que sur les cas extrêmes. L’abus de la logique et de la casuistique, en politique comme en morale, consiste à ne pas tenir compte de la continuité des transitions, et à vouloir appliquer la rigueur des définitions, des formules et des déductions logiques à des choses qui y répugnent en raison de cette continuité même. Le bon sens pratique des peuples et des hommes d’état consiste au contraire à saisir avec justesse les rapports des choses au point où les ont insensiblement amenées des forces dont la nature est d’agir progressivement, lentement et sans intermittence ou discontinuité, et à protester contre les systèmes absolus de quelques esprits superbes dont le tort n’est pas de faire de la théorie, mais une fausse théorie, et qui croient se servir de la logique, quand ils ne font qu’en abuser en l’appliquant à des choses auxquelles il est impossible qu’elle s’adapte.

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Nous espérons démontrer que la distinction la plus propre à éclairer la théorie de l’entendement humain, est celle de la continuité et de la discontinuité dans les objets de la pensée : soit qu’il s’agisse de phénomènes sensibles, ou bien de qualités et de rapports purement intelligibles mais qui subsistent entre les choses ou dans les choses indépendamment de l’esprit qui les conçoit. Nous prétendons que cette distinction donne la clef des actes les plus vulgaires de l’esprit comme celle des méthodes dont l’emploi est réservé aux philosophes et aux savants, en même temps qu’elle rend compte d’un grand nombre de particularités de l’organisation sociale. Nous soutenons enfin que, par une loi générale de la nature, la continuité est la règle et la discontinuité l’exception, dans l’ordre intellectuel et moral comme dans l’ordre physique, pour les idées comme pour les images, et que, si ce fait capital a été méconnu, ou si l’on ne s’est pas suffisamment attaché à en développer les conséquences, il faut l’imputer à la nature des signes qui sont pour nous les instruments indispensables du travail de la pensée. La suite de nos recherches aura surtout pour objet de développer ces conséquences, dont en général les logiciens se sont si peu occupés. Nous dirons que la continuité est quantitative ou qualitative, selon qu’elle concourt ou qu’elle ne concourt pas avec la mensurabilité ; mais, en opposant ainsi la qualité à la quantité, il ne faut pas considérer, avec Aristote et ses successeurs, la qualité et la quantité comme des attributs généraux (prédicaments ou catégories) de même ordre. Il faut au contraire, pour la justesse de l’idée, entendre que le rapport entre ces prédicaments ou catégories est celui de l’espèce au genre, du cas particulier (ou plutôt singulier) au cas général. De sorte, que si l’on distrait l’espèce singulière pour la mettre en opposition avec la collection de toutes les autres espèces, en conservant à cette collection la dénomination générique, c’est parce que l’espèce singulière acquiert pour nous, en raison de son importance, une valeur comparable à celle que l’idée générique mise en contraste conserve par son extension, ou par la variété sans nombre des formes spécifiques qu’elle peut revêtir.

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Ainsi, pour employer une comparaison, le cercle peut être considéré comme une variété de l’ellipse : c’est une espèce d’ellipse où le grand et le petit axe deviennent égaux, et où, par suite, les deux foyers viennent se réunir au centre. Mais ce n’est pas simplement une espèce particulière, perdue (pour ainsi dire) dans la multitude sans nombre de toutes celles qu’on peut obtenir en faisant varier d’une manière quelconque le rapport des axes ; c’est une espèce singulière et dont il convient, pour deux raisons, de traiter à part : d’abord, parce que les propriétés communes à tout le genre des ellipses éprouvent des modifications et des simplifications très-remarquables quand on passe au cas du cercle ; en second lieu, parce que toutes les ellipses peuvent être considérées comme les projections d’un cercle vu en perspective, et qu’en rattachant ainsi (à la manière des anciens) la génération des ellipses à celle du cercle, on trouve dans les propriétés du cercle la raison de toutes les propriétés des courbes du genre des ellipses. De même, cette espèce singulière de qualité qu’on appelle quantité se prête dans ses variations continues à des procédés réguliers de détermination que nulle autre qualité ne comporte ; et de plus, dans l’état de nos connaissances, il est loisible de concevoir que la continuité de toute variation qualitative est une suite nécessaire de la continuité inhérente à des variations quantitatives dont les autres dépendent. Sans doute, les variations avec continuité qualitative dépendent en outre d’autres principes dont l’action, en s’appliquant aux formes de l’espace et de la durée, imprime à chacune de ces variations son cachet spécifique ; et il se peut (189) que ces éléments soient eux-mêmes susceptibles de variation continue, non quantitative ou mesurable, et tout à fait indépendante de la variation quantitative inhérente aux formes de l’espace et de la durée : de sorte que la continuité qualitative dans les variations subordonnées ne proviendrait pas uniquement d’une continuité quantitative dans certaines données primordiales. Cela est même (si l’on veut) probable, mais non démontrable ; et nous ne sommes pas obligé, pour notre but, de nous arrêter à la discussion de cette hypothèse.

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Selon les circonstances, une variation en quantité peut être conçue comme la cause ou comme l’effet d’une variation en qualité ; mais, dans l’un ou l’autre cas, l’esprit humain tend, autant qu’il dépend de lui, à ramener à une variation de quantité (pour laquelle il a des procédés réguliers de détermination et d’expression) toute variation dans les qualités des choses. Par exemple, il serait presque toujours impossible de soumettre à une mesure les agréments et les jouissances, ou les incommodités et les inconvénients attachés à la consommation de telle nature de denrée, à la possession de telle nature de propriété, par comparaison avec les avantages ou les inconvénients attachés à la consommation d’une autre denrée, à la possession d’une propriété d’une autre nature. Tout cela influe d’abord très-irrégulièrement sur le débat qui s’établit entre le vendeur et l’acheteur ; puis bientôt, lorsque les transactions sont nombreuses et fréquemment répétées, elles s’influencent mutuellement : un prix courant s’établit, et une grandeur très-mesurable, à savoir, la valeur vénale d’un immeuble, d’une denrée, d’un service, se trouve dépendre de qualités non mesurables ; mais cette dépendance tient au développement de l’organisation sociale, au besoin qu’éprouve l’homme, par la constitution de ses facultés, de soumettre aux nombres et à une mesure indirecte les choses qui, par leur nature, sont le moins susceptibles d’être directement mesurées. Jusque dans ces examens, dans ces concours où il s’agit de classer des candidats nombreux d’après leurs savoir et leur intelligence, n’est-on pas amené à faire usage des nombres ? Comme si l’on pouvait évaluer en nombres l’érudition, la sagacité et la finesse de l’esprit ! à la vérité, le petit nombre des juges fait que les chiffres auxquels ils s’arrêtent sont très-hasardés ; mais, si l’on pouvait réunir des juges compétents en assez grand nombre pour compenser les anomalies des appréciations individuelles, on arriverait à un chiffre moyen qui donnerait, sinon la juste mesure, du moins la juste gradation du mérite des candidats, tel qu’il s’est manifesté dans les épreuves. Il n’y a rien de plus variable selon les circonstances, et de moins directement mesurable, que la criminalité d’un acte ou la responsabilité morale qui s’attache à la perpétration d’un délit. Mais quand le législateur a voulu laisser aux juges la faculté de tenir compte de toutes les nuances du délit, et d’arbitrer entre de certaines limites l’intensité de la peine, il a dû faire choix de peines, comme l’amende ou l’emprisonnement temporaire, qui sont vraiment des grandeurs mesurables. La gradation des peines donnerait encore la juste gradation des délits (tels du moins qu’ils nous apparaissent à nous autres hommes), si le nombre des juges était suffisant pour opérer la compensation des écarts fortuits entre les appréciations individuelles. Le développement prodigieux, parfois maladroit ou prématuré, de ce que l’on nomme la statistique, dans toutes les branches des sciences naturelles et de l’économie sociale, tient au besoin de mesurer, d’une manière directe ou indirecte, tout ce qui peut être mesurable, et de fixer par des nombres tout ce qui comporte une telle détermination : quoique le plus souvent les nombres de la statistique ne mesurent que des effets très-complexes et très-éloignés de ceux qu’il faudrait saisir pour avoir la théorie rationnelle des phénomènes.

C’est pour avoir méconnu cette loi de l’esprit humain que les philosophes, depuis Pythagore jusqu’à Kepler (153), ont vainement cherché l’explication des grands phénomènes cosmiques dans des idées d’harmonie, mystérieusement rattachées à certaines propriétés des nombres considérés en eux-mêmes, et indépendamment de l’application qu’on en peut faire à la mesure des grandeurs continues ; tandis que la vraie physique a été fondée le jour ou Galilée, rejetant des spéculations depuis si longtemps stériles, a conçu l’idée, non-seulement d’interroger la nature par l’expérience (ce que Bacon proposait aussi de son côté), mais de préciser la forme générale à donner aux expériences, en leur assignant pour objet immédiat la mesure de tout ce qui peut être mesurable dans les phénomènes naturels. Pareille révolution a été faite en chimie un siècle et demi plus tard, lorsque Lavoisier s’est avisé de soumettre à la balance, c’est-à-dire à la mesure ou à l’analyse quantitative, des produits auxquels avant lui les chimistes n’avaient guère appliqué que le genre d’analyse qu’ils appellent qualitative.

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À quoi tient donc cette singulière prérogative des idées de nombre et de quantité ? D’une part, à ce que l’expression symbolique des nombres peut être systématisée de manière qu’avec un nombre limité de signes conventionnels (par exemple, dans notre numération écrite, avec dix caractères seulement) on ait la faculté d’exprimer tous les nombres possibles, et, par suite, toutes les grandeurs commensurables avec celles qu’on aura prises pour unités ; d’autre part, à ce que, bien qu’on ne puisse exprimer rigoureusement en nombres des grandeurs incommensurables, on a un procédé simple et régulier pour en donner une expression numérique aussi approchée que nos besoins le requièrent : d’où il suit que la continuité des grandeurs n’est pas un obstacle à ce qu’on les exprime toutes par des combinaisons de signes distincts en nombre limité, et à ce qu’on les soumette toutes par ce moyen aux opérations du calcul ; l’erreur qui en résulte pouvant toujours être indéfiniment atténuée, ou n’ayant de limites que celles qu’apporte l’imperfection de nos sens à la rigoureuse détermination des données primordiales. La métrologie est la plus simple et la plus complète solution, mais seulement dans un cas singulier, d’un problème sur lequel n’a cessé de travailler l’esprit humain : exprimer des qualités ou des rapports à variations continues, à l’aide de règles syntaxiques applicables à un système de signes individuels ou discontinus, et en nombre nécessairement limité, en vertu de la convention qui les institue. Les trois grandes innovations qui ont successivement étendu, pour les modernes, le domaine du calcul, à savoir, le système de la numération décimale, la théorie des courbes de Descartes et l’algorithme infinitésimal de Leibnitz, ne sont, au fond, que trois grands pas faits dans l’art d’appliquer des signes conventionnels à l’expression des rapports mathématiques régis par la loi de continuité.

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La chose n’a pas besoin d’autre explication, en ce qui touche à l’invention de notre arithmétique décimale. L’idée de Descartes fut de distinguer dans les formules de l’algèbre, non plus (comme on l’avait fait avant lui) des quantités connues et des quantités inconnues, mais des grandeurs constantes par la nature des questions, et des grandeurs variables sans discontinuité : de façon que l’équation ou la liaison algébrique eût pour but essentiel d’établir une dépendance entre les variations des unes et les variations des autres. C’était avancer dans la voie de l’abstraction : car, tandis que, par l’algèbre ancienne, sans rien spécifier sur les valeurs numériques de certaines quantités, on avait toujours en vue des quantités arrivées à un état fixe et en quelque sorte stationnaire, maintenant la vue de l’esprit, embrassant une série continue de valeurs en nombre infini, portait plutôt sur la loi de la série que sur les valeurs mêmes ; et en même temps que les symboles algébriques, originairement destinés à représenter des nombres ou des quantités discrètes, se trouvaient ainsi appropriés à la représentation de la loi d’une série continue, Descartes inventait un autre artifice qui rendît cette loi sensible, qui lui donnât une forme et une image ; et il peignait par le tracé d’une courbe la loi idéale déjà définie dans la langue de l’algèbre. Il ne se contentait pas d’appliquer, ainsi que l’a dit poétiquement un célèbre écrivain moderne « l’algèbre à la géométrie comme la parole à la pensée » : il appliquait réciproquement et figurativement l’une à l’autre ces deux grandes pensées ou théories mathématiques ; et il tirait de l’une comme de l’autre des expressions symboliques, singulièrement propres, chacune à sa manière, à soutenir l’esprit humain dans l’enquête de vérités plus cachées, de rapports encore plus généraux et plus abstraits. L’invention de Descartes devait surtout préparer la troisième découverte capitale que nous signalons : celle du calcul infinitésimal, destiné à remplacer les méthodes compliquées et indirectes, fondées sur la réduction à l’absurde, ou sur la considération des limites. La méthode dite des limites consiste à supposer d’abord une discontinuité fictive dans les choses soumises réellement à la loi de continuité ; à substituer, par exemple, un polygone à une courbe, une succession de chocs brusques à l’action d’une force qui agit sans intermittences ; puis à chercher les limites dont les résultats obtenus s’approchent sans cesse, quand on assujettit les changements brusques à se succéder au bout d’intervalles de plus en plus petits, et par conséquent à devenir individuellement de plus en plus petits, puisque la variation totale doit rester constante. Les limites trouvées sont précisément les valeurs qui conviennent dans le cas d’une variation continue ; et ces valeurs se trouvent ainsi déterminées d’après un procédé rigoureux, quoique indirect, puisque ce passage du discontinu au continu n’est pas fondé sur la nature des choses, et n’est qu’un artifice logique, approprié à nos moyens de démonstration et de calcul. La complication de cet échafaudage artificiel entravait les progrès des sciences, lorsque Newton et Leibnitz imaginèrent de fixer directement la vue de l’esprit à l’aide de notations convenables : l’un, sur l’inégale rapidité avec laquelle les grandeurs continues tendent à varier, tandis que d’autres grandeurs dont elles dépendent subissent des variations uniformes ; l’autre, sur les rapports entre les variations élémentaires et infiniment petites de diverses grandeurs dépendant les unes des autres, rapports dont la loi contient la vraie raison de la marche que suivent les variations de ces mêmes grandeurs, telles que nous les pouvons observer au bout d’un intervalle fini. De là le calcul infinitésimal, dont la vertu propre est de saisir directement le fait de la continuité dans la variation des grandeurs ; lequel est par conséquent accommodé à la nature des choses, mais non à la manière de procéder de l’esprit humain, pour qui il n’y a de sensibles et de directement saisissables que des variations finies. Ainsi, quand un corps en se refroidissant émet sans cesse de la chaleur thermométrique, la perte de température qu’il éprouve dans un intervalle de temps quelconque, si petit qu’on le suppose, est un effet composé, résultant, comme de sa cause, de la loi suivant laquelle le corps émet sans cesse, en chaque instant infiniment petit, une quantité infiniment petite de chaleur thermométrique. Le rapport entre les variations élémentaires de la chaleur et du temps est la raison du rapport qui s’établit entre les variations de ces mêmes grandeurs quand elles ont acquis des valeurs finies. De même, les espaces décrits par un corps qui tombe librement, en cédant à l’action de la pesanteur, varient proportionnellement aux carrés des temps écoulés depuis le commencement de la chute, parce que l’accroissement infiniment petit de l’espace parcouru est proportionnel en chaque instant à la vitesse acquise, qui elle-même, par un résultat évident de l’action continuelle et constante de la pesanteur, est proportionnelle au temps écoulé depuis que le corps est en mouvement. De cette relation si simple entre les éléments du temps écoulé et de l’espace décrit, dérive, comme de sa cause, la loi moins simple qui lie l’une à l’autre les variations finies de ces deux grandeurs. C’est en ce sens qu’on a pu dire avec fondement que les infiniment petits existent dans la nature : non que des grandeurs infiniment petites puissent en aucune façon tomber dans le domaine de l’imagination ou de la perception sensible, mais parce que la notion abstraite et purement intelligible de l’élément infinitésimal, loin d’être une abstraction d’origine artificielle (156), accommodée à l’organisation de l’esprit humain, à notre manière de concevoir et d’imaginer les choses, y est plutôt opposée, tandis qu’elle s’adapte directement au mode de génération des phénomènes naturels, et à l’expression de la loi de continuité qui les régit. Et c’est pour cela que l’algorithme de Leibnitz, qui prête à la méthode infinitésimale le secours d’une notation régulière, est devenu un si puissant instrument, a changé la face des mathématiques pures et appliquées, et constitue à lui seul une invention capitale, dont l’honneur revient sans partage à ce grand philosophe.

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L’approximation méthodique et indéfinie du continu par le discontinu n’est pas seulement possible quand il s’agit proprement de rapports entre des grandeurs : elle s’adapte également bien aux rapports de situation et de configuration dans l’espace, qui d’ailleurs jouissent de la propriété de pouvoir être implicitement définis au moyen de relations entre des grandeurs. Ainsi, que l’on ait ou non égard à la longueur d’une courbe et à l’étendue de la surface qu’elle circonscrit, on en déterminera, avec une approximation illimitée, l’allure, les inflexions, les sinuosités (en un mot, tous les accidents qui tiennent directement à la forme et non à la grandeur), si l’on a des procédés rigoureux pour déterminer autant de points de la courbe qu’il plaît d’en choisir, et si ces points peuvent être indéfiniment rapprochés les uns des autres. À la vérité, lorsqu’on voudra relier par un trait continu ces points isolément déterminés, la main du dessinateur sera guidée par un sentiment de la continuité des formes, qui ne saurait se traduire en règles fixes, et qui ne comporte pas une analyse rigoureuse ; ce sera une affaire d’art et non de méthode : mais, plus les points de repère seront rapprochés, plus on resserrera les limites d’écart entre les dessins divers que diverses mains traceraient, selon qu’elles sont plus fermes et plus habiles, ou qu’elles obéissent à une intelligence douée d’une perception plus nette et plus sûre de la continuité des formes (46 et 181). Chacun connaît le procédé pour copier un dessin ou une image à deux dimensions, en en conservant ou en en changeant l’échelle. On décompose en carreaux correspondants la surface du modèle et celle qui doit recevoir la copie, et l’on copie carreau par carreau, de manière à resserrer les écarts possibles de la copie entre des limites d’autant plus rapprochées que les carreaux ont été plus multipliés, et à diminuer de plus en plus par cette méthode la part laissée à l’habileté et au goût de l’artiste, à la netteté de ses perceptions et à la sûreté de sa main. Les praticiens statuaires ont un procédé analogue pour reproduire méthodiquement et mécaniquement en quelque sorte, sur le marbre, le relief dont ils ont le modèle en terre pétri de la main de l’artiste, en mettant, comme on dit, la figure au point : ce qui, bien entendu, ne dispense pas l’artiste de donner ensuite à son œuvre ces dernières touches savantes et à peine physiquement saisissables, sur lesquelles la méthode n’a point de prise, et dont le génie seul a le secret. Au fond, et quelque bizarre que ce rapprochement puisse sembler au premier coup d’œil, c’est sur un artifice analogue que roule constamment l’administration de la justice et des affaires. Des règles sont établies (ainsi que nous le développerons plus loin), des cadres sont tracés pour restreindre entre des limites plus ou moins étroites l’appréciation consciencieuse d’un expert, d’un arbitre, d’un juré, d’un juge, d’un administrateur : appréciation rebelle à l’analyse et qui échappe par conséquent à un contrôle rigoureux. Mais, comme il ne s’agit plus ni de grandeur, ni d’étendue, ni, en un mot, de continuité quantitative, la nature des choses répugne à ce qu’on puisse organiser systématiquement un procédé de restriction progressive et indéfinie, et à ce qu’on puisse, à chaque pas fait dans un procédé de restriction systématique, se rendre un compte précis de l’approximation obtenue.

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Il est évident que toute règle logique qui promet ou semble promettre en théorie une exactitude illimitée, ne comporte qu’une exactitude bornée dans la pratique dès qu’elle exige, pour être appliquée, l’intervention de facultés ou l’emploi d’instruments auxquels ne compète qu’une précision limitée. On peut se passer la fantaisie de pousser jusqu’à tel ordre de décimales que l’on veut le calcul du rapport de la diagonale d’un carré à son côté, ou celui du rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre. La règle pour ce calcul une fois trouvée, l’application en est, comme on dit, mécanique : ce qui ne signifie pas précisément qu’un automate pourrait la faire, mais ce qui exprime plutôt que, la règle prescrivant une succession d’actes parfaitement distincts et déterminés, les agents qui l’exécutent peuvent se contrôler les uns les autres, de manière à donner la quasi-certitude de la justesse du résultat (78). Maintenant, s’il s’agit, en vertu de cette règle, d’exprimer numériquement la longueur de la diagonale d’un carré dont on a mesuré le côté, comme la précision de la mesure est nécessairement bornée, puisqu’il y a nécessairement des bornes au perfectionnement des sens et des instruments mis en œuvre, il serait chimérique d’outrepasser, dans l’application du calcul ou de la règle logique, la limite de précision imposée à l’opération de la mesure. Si l’on ne peut répondre d’un décimètre sur la mesure de la longueur du côté, il serait déraisonnable de pousser le calcul de la diagonale jusqu’aux millimètres ou aux fractions de millimètre ; et le défaut de précision des données, quand on arrive aux fractions de cet ordre, ôterait toute signification à la précision du calcul. Cette remarque doit paraître bien simple, et pourtant elle a été bien fréquemment perdue de vue dans les applications du calcul aux sciences physiques : sans égard à toutes les circonstances qui devaient influer sur la limite de précision des observations et des mesures souvent très-compliquées, on a affecté dans les calculs ou dans certains détails d’expériences une précision illusoire, dont l’inconvénient n’est pas tant d’entraîner des soins et des travaux inutiles, que de donner à l’esprit une fausse idée du résultat obtenu. Une illusion du même genre, beaucoup plus difficile à démêler et à détruire, peut nous tromper sur la portée et sur les résultats de ces règles administratives et judiciaires, par lesquelles on s’est proposé, non sans de bons motifs, de limiter l’usage discrétionnaire de certains pouvoirs, la latitude arbitraire de certaines appréciations. Pour que la raison fût pleinement satisfaite d’un système de pareilles règles, il faudrait que l’arbitraire, repoussé par une porte (si l’on veut nous passer cette image triviale), ne rentrât point par l’autre ; qu’en imposant d’une part des règles de procédure ou de comptabilité minutieuses, on ne laissât pas d’autre part au juge dans l’appréciation de certains faits, au comptable dans la gestion de certaines affaires, une latitude qui détruit les garanties achetées par l’accomplissement de formalités gênantes ou dispendieuses. En un mot, il faut se prémunir contre l’abus du formalisme en affaires, aussi bien et par la même raison qu’il faut se prémunir contre l’abus du calcul en physique : parce qu’il y a des limites à la précision possible ; parce que, dès qu’il s’agit de déterminations pratiques ou expérimentales, la règle ne serait qu’une forme vide, une lettre morte, sans l’intervention de forces émanées du principe de la vie, dont le développement continu se soustrait à la mesure, à la règle et au contrôle. Il y a beaucoup de vague sans doute dans ces généralités, comme dans tant d’autres préceptes de logique : nous tâcherons par la suite d’indiquer quelques applications qu’on en peut faire dans un ordre de faits plus spéciaux et mieux caractérisés.

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Si les géomètres ont pour artifice habituel de supposer d’abord une discontinuité fictive là où il y a réellement continuité, une fois que cet artifice les a mis en possession de règles pour mesurer le continu, ils ont assez fréquemment recours à l’artifice inverse, qui est de supposer, pour l’abréviation et la commodité des calculs, une continuité fictive là où il y a réellement discontinuité. Ils n’obtiennent ainsi qu’une approximation des vrais résultats, mais ils s’arrangent pour que l’approximation soit suffisante : tandis que le calcul rigoureux, quoique théoriquement possible, serait de fait impraticable, à cause de l’excessive longueur des opérations qu’il exigerait. Cet artifice des géomètres, utile surtout dans le calcul des chances et des probabilités mathématiques, ressemble au fond à ce qui se pratique tous les jours dans les circonstances les plus vulgaires. C’est ainsi qu’au lieu de compter des graines on les mesure, comme si ces graines formaient une masse continue : le rapport des volumes, si les graines sont de même espèce, ne devant pas différer sensiblement du rapport entre les deux grands nombres qui exprimeraient (si l’on avait la patience de les compter) combien il y a de graines dans les volumes mesurés. C’est encore ainsi que, dans les banques, on pèse les sacs au lieu de compter les écus, quoique la valeur des écus, tant qu’ils ont cours de monnaie, se compte légalement à la pièce et ne se mesure pas au poids, ou soit indépendante des variations de poids d’une pièce à l’autre, pourvu que ces variations, continues de leur nature, ne dépassent pas les limites fixées par la loi. En général, si l’esprit humain est tenu, par son organisation et par la forme des instruments qu’il emploie, de substituer habituellement à la continuité inhérente aux choses une discontinuité artificielle, et en conséquence de marquer des degrés, de briser des lignes, de tracer des compartiments d’après des règles artificielles et jusqu’à un certain point arbitraires, il a lieu aussi de pratiquer l’artifice inverse, d’opérer sur le discontinu comme il opérerait sur le continu, en s’affranchissant des procédés systématiques et rigoureux dont l’application serait impossible, à cause du temps et du travail qu’elle exigerait. Ainsi, bien qu’on ait des procédés rigoureux pour mettre en perspective un objet susceptible d’être géométriquement défini dans toutes ses parties, comme une machine, une décoration architecturale, le dessinateur, le peintre, le décorateur de théâtre n’appliqueront ces procédés longs et pénibles qu’à quelques points principaux qui leur serviront de repères, et ils se fieront pour le reste à leur dextérité d’artistes. Ainsi, dans les jeux de société, on se détermine à chaque instant d’après des chances dont l’évaluation rigoureuse, sans être théoriquement impossible, serait de fait impraticable, à cause des immenses calculs qu’elle entraînerait, ou bien d’après des chances dont l’évaluation, sans exiger beaucoup de temps, en demanderait encore plus que les habitudes de la société et les usages du jeu ne permettent d’en accorder. Il faut alors que l’appréciation des chances se fasse instinctivement, spontanément, par une sorte de sens dont la finesse, provenant de l’aptitude naturelle ou de l’exercice, constitue ce que l’on nomme l’esprit du jeu, le tact, le coup d’œil du joueur : et ceci ne s’applique pas seulement au jeu, mais au négoce, à la tactique guerrière, et à une foule d’autres affaires où l’homme a besoin d’être éclairé par une inspiration soudaine, dans les choses même qui ne seraient pas absolument rebelles de leur nature à une analyse exacte et à des raisonnements rigoureux.