Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique/Chapitre 6

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Nous avons traité, dans les trois précédents chapitres, des jugements probables fondés sur l’état de nos connaissances, mais en supposant que l’on ne conteste point le fond même de ces connaissances, et que la discussion porte exclusivement sur la valeur des conséquences qu’on en peut tirer. S’agissait-il, par exemple, de la probabilité que les planètes sont habitées, nous admettions comme incontestables l’existence de l’espace et des corps, et celle des planètes en particulier ; nous mettions hors de doute ce que les astronomes nous enseignent des dimensions, des formes, des distances et des mouvements de ces corps ; nous ne songions à discuter, en fait de probabilités, que celle des analogies et des inductions qui nous portent, à la suite de l’acquisition de connaissances réputées certaines, à croire que les planètes sont habitées. Maintenant, au contraire, il s’agit d’appliquer les idées fondamentales de la raison des choses, de l’ordre et du hasard (c’est-à-dire de la solidarité et de l’indépendance des causes), et les conséquences qui s’en déduisent sur la nature des probabilités et des jugements probables, à l’examen critique des sources de la connaissance humaine, ce qui est le principal objet de nos recherches, dans tout le cours de cet ouvrage. Toutes les facultés par lesquelles nous acquérons nos connaissances sont ou paraissent être sujettes à l’erreur ; les sens ont leurs illusions, la mémoire est capricieuse, l’attention sommeille, des fautes de raisonnement ou de calcul nous échappent plusieurs fois de suite. Aussi nous défions-nous justement de nous-mêmes, et ne regardons-nous comme des vérités acquises que celles qui ont été contrôlées, acceptées par un grand nombre de juges compétents, placés dans des circonstances diverses. À toutes les époques de la philosophie, les sceptiques se sont prévalus de cette règle du bon sens pour nier la possibilité de discerner le vrai du faux, tandis que d’autres philosophes en concluaient que nos connaissances, sans être jamais rigoureusement certaines, peuvent acquérir des probabilités de plus en plus voisines de la certitude, et tandis que d’autres encore regardaient l’assentiment unanime, ou presque unanime, comme l’unique et solide fondement de la certitude. Admettons que chacune des facultés auxquelles nous devons nos connaissances puisse être assimilée à un juge ou à un témoin faillible : une intelligence supérieure qui en comprendrait tous les ressorts, qui pénétrerait, par exemple, dans le mystérieux artifice de la mémoire, serait capable d’assigner la chance d’erreur attachée au jeu de chaque fonction, à l’emploi de chaque faculté, pour chaque individu et dans telles circonstances déterminées. Elle reconnaîtrait peut-être que, pour certains individus et dans certaines circonstances, l’erreur devient physiquement impossible ; car, enfin, rien ne nous autorise à affirmer absolument qu’il n’y a pas d’opération intellectuelle, si simple qu’elle soit, qui n’entraîne la possibilité d’une erreur. Une intelligence incapable de tirer de telles conclusions a priori, mais qui serait en possession d’un critère infaillible pour discerner les cas où l’une de nos facultés nous a trompés de ceux où elle nous a fidèlement renseignés, pourrait par cela même (38) déterminer expérimentalement les chances d’erreur inhérentes à l’exercice de cette faculté, si d’ailleurs elle pouvait effectuer des séries d’expériences assez nombreuses, et fixer convenablement les conditions de l’expérience.

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Lors même que l’intelligence dont nous parlons ne serait pas en possession d’un critère infaillible, l’observation pourrait la conduire à déterminer numériquement les chances d’erreur, inconnues a priori, pourvu qu’on admît que la chance de vérité surpasse la chance d’erreur ; ce qu’il faut bien accorder, si l’on accorde que, dans leur jeu régulier, les facultés intellectuelles de l’homme ont pour fin et pour résultat de l’instruire et non de le tromper ; de sorte que la perception et le jugement erronés doivent être considérés comme les suites d’un trouble accidentel des facultés et des fonctions. Ceci repose sur une théorie qui ne peut être exposée avec les développements convenables sans le secours du calcul, mais dont nous voulons au moins indiquer ici les principes, pour ne rien négliger de ce qui a trait aussi essentiellement à notre sujet. Afin de fixer les idées par un exemple, supposons qu’un observateur dont l’attention s’est toujours portée sur l’état du ciel, soit dans l’habitude de pronostiquer, à chaque coucher du Soleil, le temps qu’il fera le jour suivant ; si l’on tenait registre de ses pronostics pendant un temps suffisamment long, le rapport entre le nombre des pronostics contredits par l’événement et le nombre total des pronostics donnerait, sans erreur sensible, et par voie purement expérimentale, la mesure de la chance d’erreur qui affecte le jugement de l’observateur dans les circonstances indiquées. Il n’y aurait aucune limite à la précision de cette mesure expérimentale, si l’on pouvait prolonger indéfiniment l’expérience, et si d’ailleurs l’observateur ne gagnait ni ne perdait en perspicacité dans le cours de l’expérience, comme il faut le supposer d’abord pour plus de simplicité. Après une première série d’épreuves, qui aurait donné la mesure de la chance d’erreur avec une précision suffisante, si l’on en recommençait une autre, toujours dans les mêmes conditions, on trouverait sensiblement le même rapport entre le nombre des pronostics démentis par l’événement et le nombre total des pronostics ; la grandeur des nombres amenant sensiblement, dans chaque série d’épreuves, la compensation des effets dus à des causes irrégulièrement variables d’une épreuve à l’autre, pour ne laisser subsister que les effets des causes régulières et permanentes, ou de celles qui régissent solidairement toute la série des épreuves.

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Concevons maintenant que deux observateurs fassent leurs pronostics simultanément, mais à l’insu l’un de l’autre, et qu’on en tienne registre : la chance d’erreur pourra être très-différente pour les deux observateurs ; mais (toujours dans le but de raisonner sur les cas les plus simples) supposons d’abord qu’elle soit la même. Admettons enfin que les causes qui influent sur la vérité ou l’erreur du jugement de l’un des observateurs soient complètement indépendantes de celles qui influent sur la vérité ou l’erreur du jugement de l’autre observateur ; qu’elles résident, par exemple, dans les dispositions où se trouvent accidentellement les deux observateurs, au physique et au moral : il y aura une liaison mathématique entre le nombre qui mesure la chance d’erreur pour chaque observateur et le rapport du nombre des cas où ils sont d’accord au nombre des cas où ils émettent des jugements contraires. Si, par exemple, chaque observateur se trompe une fois sur cinq, ou si la chance d’erreur est un cinquième, il arrivera dix-sept fois sur vingt-cinq que les deux observateurs tomberont d’accord dans leurs pronostics ; et le dépouillement du registre devra donner sensiblement ce rapport de dix-sept à vingt-cinq, toutes les fois qu’il comprendra une série assez nombreuse d’observations pour que les irrégularités fortuites se compensent sensiblement. On pourra passer par une formule mathématique du premier rapport au second, ou inversement. Cependant, il est aisé de comprendre que, dans le retour du second nombre au premier, doit se trouver une ambiguïté qui n’existe pas dans le passage direct du premier nombre au second. S’il arrive que les deux observateurs tombent d’accord dix-sept fois sur vingt-cinq lorsqu’ils se trompent tous les deux une fois sur cinq, il est évident qu’ils doivent encore tomber d’accord dix-sept fois sur vingt-cinq lorsqu’ils se trompent tous les deux quatre fois sur cinq, ou lorsque ce n’est plus la chance d’erreur, mais la chance de vérité, qui est égale à un cinquième. Le cas extrême où ils seraient toujours d’accord, sans qu’il y eût de correspondance entre eux, indiquerait manifestement que chacun d’eux dit toujours vrai ou que chacun d’eux se trompe toujours. Cette ambiguïté inhérente à la nature du problème doit se retrouver dans la formule mathématique, et s’y trouve effectivement. Mais si l’on a, a priori, de suffisants motifs d’admettre que la chance de vérité l’emporte sur la chance d’erreur, l’ambiguïté sera levée par cela même. La formule mathématique donnant, par exemple, ces deux systèmes : chance d’erreur, un cinquième ; chance de vérité, quatre cinquièmes, ou bien : chance d’erreur, quatre cinquièmes ; chance de vérité, un cinquième, on saura que le premier système est seul admissible, et l’on rejettera le second. C’est ainsi que l’on conçoit la possibilité de déterminer empiriquement une chance d’erreur, non plus par l’observation directe, comme dans le cas où l’on possède un critère de vérité (tel que celui qui résulterait, dans notre exemple, de la comparaison des pronostics avec les événements subséquents), mais par voie indirecte et à l’aide de relations fournies par le calcul, toutes les fois qu’un pareil critère n’existe pas. Ainsi, quand un médecin prescrit un traitement à son malade, on ne saurait tirer de l’événement un critère infaillible de la vérité ou de l’erreur du jugement du médecin ; car il peut se faire que le malade succombe, quoique le traitement prescrit soit le meilleur, ou au contraire qu’il guérisse malgré les vices du traitement. À supposer donc que deux médecins soient appelés séparément en consultation pour une nombreuse série de cas pathologiques, il n’y aura aucun moyen de déterminer directement, pour chacun d’eux, la chance d’un jugement erroné ; mais le registre des consultations fera connaître combien de fois les deux médecins sont tombés d’accord et combien de fois ils ont porté des jugements contradictoires : ce qui permet de concevoir, d’après les explications données plus haut, comment on pourrait parvenir à déterminer ces chances indirectement et sans ambiguïté, si l’on était d’ailleurs fondé à croire (comme on l’est sans doute) que les études professionnelles du médecin, sans le rendre infaillible, l’inclinent plutôt à la vérité qu’à l’erreur, et qu’il vaut mieux, en général, consulter le médecin que de remettre aux dés le sort du malade.

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Dans les questions qui sont du ressort du calcul, et même dans toutes les questions auxquelles on veut appliquer une logique sévère, il faut commencer par des cas hypothétiques, abstraits, qui servent ensuite à aborder graduellement des cas plus complexes et plus rapprochés de la réalité des applications. C’est ainsi que nous avons procédé dans la question présente. En réalité, les chances d’erreur varient d’une personne à l’autre, et, même, en général, pour chaque personne, d’un jugement à l’autre. Quand un jugement est porté sur le même fait par plusieurs personnes, les causes d’erreur qui agissent sur l’une ne sont pas dans une complète indépendance des causes d’erreur qui agissent sur l’autre. Pourvu que l’on dispose de longues séries de jugements, comme cela a lieu dans la statistique des tribunaux, la théorie dont on vient d’indiquer les bases peut encore s’appliquer, après le redressement de toutes les hypothèses inexactes, et à la faveur de données expérimentales suffisantes. Alors les valeurs numériques trouvées par le calcul ne désignent plus des chances d’erreur pour une personne et pour un cas d’espèce déterminée, mais des moyennes entre toutes les valeurs que la chance d’erreur est susceptible de prendre pour un grand nombre de personnes et pour un grand nombre d’espèces. On peut arriver ainsi à une théorie vraiment exacte des résultats moyens et généraux de certaines institutions judiciaires, c’est-à-dire des résultats qui préoccupent le législateur et intéressent la science de l’organisation sociale, sans qu’il y ait lieu d’en rien conclure (comme bien des gens l’ont cru et le croient encore) dans l’application à chaque cas particulier. Il serait sans doute intéressant, utile aux progrès de la science de notre constitution intellectuelle, d’avoir une table des valeurs moyennes de la chance d’erreur, pour des perceptions ou des jugements autres que les décisions des tribunaux, comme il est utile à la connaissance de la constitution physique de l’homme d’avoir des tables de mortalité, des moyennes de la taille, du poids, de la force musculaire, à différents âges et dans différents pays. Aussi la théorie de ces chances moyennes ne doit-elle pas être complètement négligée, quand même on n’apercevrait pas les moyens de dresser une statistique propre à rendre la théorie applicable : car d’abord la théorie peut provoquer l’expérience, comme l’expérience rectifie souvent la théorie ; et d’ailleurs il est bon, ainsi que l’a dit Leibnitz, d’avoir des méthodes pour tout ce qui peut se trouver par raison, lors même que des circonstances devraient par le fait entraver l’application de la méthode. Mais en même temps il faut reconnaître que ce qui nous importe par-dessus tout, c’est de peser, dans chaque cas particulier, la valeur des motifs qui nous portent à accorder, à refuser ou à suspendre notre assentiment. Or, à cet égard, la théorie des probabilités mathématiques, bien entendue, ne serait le plus souvent d’aucun secours : mal entendue, elle conduirait à de très-fausses conséquences.

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Supposons, pour prendre un exemple, qu’il ait été parfaitement constaté par l’expérience que deux personnes, A et B, sont sujettes chacune à se tromper une fois sur vingt dans un calcul numérique, de forme bien déterminée : il ne s’ensuivra pas que, lorsque B a contrôlé avec attention le calcul de A et l’a trouvé juste, la probabilité de l’erreur simultanée soit de un sur quatre cents, ainsi qu’on pourrait le conclure par assimilation avec la probabilité d’extraire deux fois de suite une boule noire d’une urne qui renfermerait dix-neuf fois autant de boules blanches que de boules noires. En effet, par cela même que B se propose de contrôler un résultat déjà obtenu, il y a lieu de supposer que son attention est plus éveillée et qu’il se prémunit mieux contre les chances d’erreur. Quand même B opérerait dans l’ignorance du résultat trouvé par A et sans intention de contrôle, il serait fort extraordinaire que, parmi toutes les fautes de calcul possibles, il lui échappât précisément celle qui a échappé au calculateur A, ou qu’il lui en échappât une autre, affectant précisément de la même manière le même chiffre du résultat final. En conséquence, si les résultats trouvés par les deux calculateurs concordaient exactement, la probabilité de l’erreur du résultat commun, conclue de ces notions de combinaisons et de chances, pourrait être de beaucoup inférieure à celle de un sur quatre cents. Le calcul de cette probabilité serait un problème compliqué, dont la solution dépendrait de la forme du calcul numérique qui a amené les deux résultats concordants, du nombre des chiffres employés, etc. Au contraire, si les fautes du calcul tenaient à quelque vice de méthode commun aux deux opérateurs, à quelque erreur des tables dont ils se servent, la probabilité d’une erreur commune aux deux résultats concordants pourrait excéder de beaucoup celle de un sur quatre cents : en d’autres termes, il arriverait plus d’une fois sur quatre cents que les deux opérateurs tomberaient sur des résultats faux, quoique concordants.

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Admettons maintenant que le résultat trouvé par les deux calculateurs satisfasse à une loi simple, suggérée par la théorie, déjà vérifiée pour d’autres cas, et dont on attendait la confirmation : tout le monde s’accordera à regarder comme excessivement peu probable, ou même comme impossible, qu’une erreur fortuite de calcul donne précisément ce qu’il faut pour faire cadrer le résultat avec la loi théorique. On ne doutera point de la justesse du résultat obtenu, et l’on ne s’enquerra point si les deux calculateurs sont sujets à se tromper une fois sur vingt, ou une fois sur cent. Nous avons pris pour exemple un calcul numérique, c’est-à-dire en quelque sorte la plus mécanique des opérations intellectuelles ; mais il est clair qu’une pareille discussion peut porter sur tous les actes de l’esprit qui tendent à nous faire connaître quelque chose : bien que l’évaluation des chances d’erreur, tant a priori qu’a posteriori, paraisse devoir offrir des difficultés d’autant moins surmontables qu’il s’agit d’opérations plus compliquées, ou pour lesquelles sont mis en jeu des ressorts plus cachés de notre organisation intellectuelle. Il est arrivé aux plus grands géomètres de tomber dans des méprises, et des propositions admises comme vraies, même en mathématiques pures, ont été plus tard abandonnées comme fausses ou inexactes. Cependant il serait fort extraordinaire, et par cela seul improbable, que tant de géomètres, depuis plus de vingt siècles, se fussent trompés en trouvant irréprochable la démonstration du théorème de Pythagore, telle qu’on la lit dans Euclide. Mais, si l’on considère que ce théorème se démontre de diverses manières, qu’il se coordonne avec tout un système de propositions parfaitement liées, on aura la plus entière conviction, non-seulement que la démonstration est conforme aux lois régulatrices de la pensée humaine, mais encore que ce théorème appartient à un ordre de vérités subsistant indépendamment des facultés qui nous les révèlent et des lois auxquelles ces facultés sont soumises dans leur exercice.

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Des remarques analogues peuvent s’appliquer à la crédibilité des témoignages. J’ai un ami à Londres, et il m’instruit qu’un grave événement vient d’arriver dans cette ville, qu’un incendie y a causé des pertes énormes et détruit de fond en comble un quartier de la ville ; il ajoute diverses circonstances à son récit ; et bientôt après, un de mes amis de Paris, qui a aussi un correspondant à Londres, me montre une lettre où les mêmes faits sont rapportés avec les mêmes circonstances. Je sais de plus pertinemment que son correspondant et le mien ne se connaissent pas, n’ont aucune relation ensemble, et ne peuvent par conséquent s’être entendus pour nous tromper tous les deux. Dès lors, je ne songe point à m’informer si l’un et l’autre sont sujets, une fois sur dix ou une fois sur mille, soit à se laisser fasciner par quelque hallucination, soit à vouloir mystifier leurs amis par quelque méchante plaisanterie : car comment ce bizarre caprice leur serait-il venu à tous deux précisément le même jour ? Et quand même il leur serait venu, comment, sans concert aucun, les fantaisies de leur imagination se seraient-elles accordées pour leur faire inventer le même conte avec les mêmes circonstances ? La chose n’est sans doute pas mathématiquement impossible ; mais il y aurait là un si prodigieux hasard, que la raison ne peut se résoudre à admettre une telle explication, tandis qu’il y en a une si naturelle, à savoir la réalité de l’événement raconté. Toutefois, quant à certains détails du récit, je suspendrai mon jugement, nonobstant la confrontation des deux lettres : car tout le monde sait que, sous l’impression d’un grand désastre, les esprits sont généralement portés à s’en exagérer à eux-mêmes et à en exagérer aux autres l’étendue et les suites. Les hommes aiment le merveilleux et le surprenant. Il y a là une cause d’altération de la vérité, qui a dû, ou qui du moins a pu agir de la même manière, sans concert aucun, sur les deux correspondants. Dix lettres, cent lettres reçues le même jour de personnes différentes et qui n’ont pu se concerter, me laisseraient encore soupçonner beaucoup d’exagération dans certains détails : j’attendrai, pour y ajouter foi, que les imaginations aient eu le temps de se calmer, et qu’on ait procédé à des enquêtes dont les formes présentent des garanties suffisantes d’exactitude. En général, si beaucoup de témoins sont unanimes pour rapporter un fait isolé ; si nous savons qu’il n’y a pas de concert possible entre les témoins, qu’ils n’ont pas été sous l’influence et comme dans l’atmosphère des mêmes causes d’erreur ou d’imposture, qu’il n’y avait au contraire aucune solidarité possible entre les causes capables de vicier séparément le témoignage de chacun d’eux, la théorie mathématique des chances nous autorisera déjà à rejeter comme extrêmement peu probable la supposition qu’ils se trompent tous ou qu’ils veulent tous nous tromper. Mais, si le fait témoigné est complexe, si toutes les circonstances se relient bien entre elles et avec d’autres faits tenus pour certains, un autre jugement de probabilité, fondé sur l’idée de l’ordre et sur le besoin de nous rendre compte de l’enchaînement rationnel des événements, pourra mettre hors de doute le fait témoigné, lors même que les témoignages ne seraient pas en grand nombre, ou qu’ils seraient exposés à des causes d’erreur manifestement solidaires. Cela s’applique plus spécialement encore aux témoignages historiques. Nous croyons fermement à l’existence de ce personnage que l’on nomme Auguste, non-seulement à cause du grand nombre d’écrivains originaux qui en ont parlé, et dont les témoignages, sur les circonstances principales de son histoire, sont d’accord entre eux et d’accord avec le témoignage des monuments, mais encore et principalement parce qu’Auguste n’est pas un personnage isolé, et que son histoire rend raison d’une foule d’événements contemporains et postérieurs, qui manqueraient de fondement et ne se relieraient plus entre eux si l’on supprimait un anneau de cette importance dans la chaîne historique. À supposer que quelques esprits singuliers se plaisent à mettre en doute le théorème de Pythagore ou l’existence d’Auguste, notre croyance n’en sera nullement ébranlée : nous n’hésiterons pas à en conclure qu’il y a désordre dans quelques-unes de leurs idées ; qu’ils sont sortis à quelques égards de l’état normal dans lequel nos facultés doivent se trouver pour remplir leur destination. Ce n’est donc pas sur la répétition des mêmes jugements, ni sur l’assentiment unanime ou presque unanime, qu’est fondée uniquement notre croyance à certaines vérités ; elle repose principalement sur la perception d’un ordre rationnel d’après lequel ces vérités s’enchaînent, et sur la persuasion que les causes d’erreur sont des causes anomales, affectant d’une manière irrégulière chaque sujet qui perçoit, et d’où ne pourrait résulter une telle coordination dans les objets perçus. En un mot, c’est principalement, et même on pourrait dire essentiellement, sur des probabilités de la nature de celles que nous avons nommées philosophiques, qu’est fondée la critique de nos propres jugements, de nos perceptions personnelles, des jugements, des perceptions et des dires de nos semblables. C’est effectivement ainsi que cette critique se fait tous les jours, dans la méditation solitaire, dans la discussion orale et dans les livres. Parfois, cette critique passe comme inaperçue, tant les conclusions qu’elle doit amener sont saisissantes et incontestables. Dans une foule de cas elle nous mène à des probabilités dont on ne saurait fixer la valeur par des nombres, ni par aucun signe précis, qui frappent inégalement les esprits, et n’engendrent que des controverses sans issue.

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Maintenant, faut-il nécessairement s’arrêter là, et n’est-ce pas encore ainsi que peut et que doit se faire la critique de nos facultés, de nos idées, de nos jugements, quand on les considère, non plus dans les individus, mais dans l’espèce ; quand il s’agit de règles et de notions générales, et non plus seulement d’objets ou de faits particuliers ? Les motifs de décider sont les mêmes. Nos sens, et en général toutes les facultés par lesquelles nos connaissances s’élaborent et se perfectionnent, sont guidées, contrôlées dans leur exercice par cette faculté supérieure et régulatrice, à laquelle nous réservons par excellence le nom de raison (17), et qui saisit l’ordre et la raison des choses, en remontant des phénomènes aux lois, des conséquences aux principes, des apparences à la réalité. C’est encore elle qui doit nous apprendre si les notions et les idées qui résultent pour nous de l’exercice de toutes nos autres facultés, après qu’on a mis à l’écart toutes les causes fortuites d’illusion, après le redressement de toutes les anomalies accidentelles et individuelles, ne sont vraies que d’une vérité humaine, accommodée à la constitution de notre espèce, à la condition et aux lois de notre propre nature ; ou si, au contraire, ces facultés ont été données à l’homme pour atteindre, dans une certaine mesure, à la connaissance effective de ce que les choses sont intrinsèquement, et indépendamment du commerce que nous entretenons avec elles. Un homme pourrait être assujetti à ne voir qu’à travers un verre prismatique ou lenticulaire, qui changerait tous les angles visuels, déformerait tous les contours, altérerait tous les rapports de grandeur et de situation ; mais cet homme ne démêlerait aucune des lois qui régissent le monde matériel ; il ne trouverait que confusion et désordre dans les phénomènes qui nous frappent par leur simplicité et leur harmonie ; à moins qu’à l’aide d’autres sens, ou même par la discussion raisonnée d’expériences faites avec la vue dans des circonstances convenables, il ne vînt à bout de démêler dans ses perceptions ce qui provient de la configuration de l’appareil ou de l’organe par l’intermédiaire duquel les rayons visuels lui parviennent. Cette hypothèse n’est pas un pur jeu d’imagination : nous observons effectivement les astres à travers un milieu (l’atmosphère terrestre) qui dévie inégalement les rayons de lumière selon les distances des astres au zénith, de manière à changer les distances zénithales, à altérer les distances apparentes des astres entre eux, et à troubler les configurations des groupes dans lesquels nous les rangeons. En vertu de cette cause perturbatrice qu’on nomme la réfraction astronomique, les phénomènes du mouvement diurne perdent en apparence leur harmonieuse simplicité. Les étoiles ne décrivent plus, d’un mouvement uniforme, des cercles parfaits autour de l’axe du monde. Mais, lors même que nous ne pourrions pas, avec nos connaissances sur la constitution de l’atmosphère et sur le mode de propagation de la lumière, assigner la cause physique de cette illusion, et calculer les effets de la réfraction astronomique, nous n’hésiterions point à reconnaître que les irrégularités du mouvement diurne des étoiles sont purement apparentes et dues à des illusions d’optique, dont le milieu où nous sommes plongés est la véritable cause. Il nous suffirait, pour en être convaincus, de remarquer que ces irrégularités sont plus ou moins sensibles selon l’état de l’atmosphère ; qu’elles donnent lieu à des écarts d’autant plus grands que l’astre se penche davantage sur notre horizon : de sorte que, au moment même où elles acquièrent pour nous la plus grande amplitude, elles diminuent ou disparaissent pour un observateur éloigné. Enfin, lors même que cette dernière expérience décisive ne pourrait pas se faire, quand même il nous serait impossible de comparer des observations de la même étoile faites simultanément dans des lieux très-distants l’un de l’autre, il nous suffirait de remarquer que notre horizon n’a qu’une relation accidentelle avec l’axe du mouvement diurne ; que la direction de notre horizon tient au lieu que nous occupons à la surface de la terre, circonstance qui n’a rien à faire avec le mouvement des astres ; cela suffirait, disons-nous, pour nous faire conclure, avec cette haute probabilité qui entraîne l’acquiescement de la raison, que des irrégularités dont l’amplitude dépend de la hauteur des astres sur l’horizon tiennent à nous et non aux astres, ne sont qu’apparentes et n’affectent point les mouvements réels.

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Une cause d’illusions optiques, comparable à celle qui réside dans la couche atmosphérique où nous sommes plongés, et dont l’astronome sait si bien démêler la nature et mesurer les effets, pourrait (comme Bacon le soupçonne en passant) se trouver dans la constitution même de l’œil humain, dans la structure des milieux et des appareils divers qui concourent à le former ; enfin, ce qu’il serait difficile sinon impossible de vérifier directement, dans le mode même de sensibilité de la rétine et des tissus nerveux qui la mettent en communication avec le centre cérébral. Si cette atmosphère interne (qu’on nous passe l’expression) existait effectivement, si nous avions seulement quelques motifs d’en soupçonner l’existence, il faudrait douter aussi de la légitimité des lois du mouvement diurne, y supposer une complication des lois qui régissent effectivement le phénomène, avec les lois d’après lesquelles la vision s’opère en nous. Tout l’édifice des sciences astronomiques, qui repose sur les lois du mouvement diurne, serait ébranlé dans sa base. Mais c’est là une pensée qui ne vient à personne, et qui surtout ne viendra jamais à un astronome. La belle simplicité des lois observées nous garantit assez l’absence de toute cause interne qui les compliquerait à notre insu. Il répugne à la raison d’admettre qu’un vice de conformation de l’œil humain, bien loin de troubler l’ordre et la régularité des phénomènes extérieurs, y introduisît l’ordre, la régularité, la simplicité qui ne s’y trouveraient pas, ou qui ne s’y trouveraient que dans un moindre degré de perfection. Aussi avons-nous la ferme conviction que l’observation ne nous induit point en erreur ; que les étoiles sont bien rapportées par nous à leurs véritables lieux optiques, après que nous avons tenu compte de la déviation causée par l’interposition de l’atmosphère, et de quelques autres perturbations provenant des mouvements dont la terre est animée, lesquelles sont elles-mêmes soumises à des lois régulières que la théorie parvient à démêler. Les anomalies très-petites que les observations ainsi redressées peuvent encore offrir sont mises avec raison (44) sur le compte des erreurs inhérentes à toute opération de mesure, faite avec des sens et des instruments d’une perfection bornée. Si elles ne se compensent pas avec une approximation d’autant plus grande que les observations qu’elles affectent seront accumulées en plus grand nombre, elles accuseront l’existence d’une cause constante d’erreur ou d’un vice, soit dans les instruments employés, soit dans les organes mêmes ou dans les habitudes de l’observateur (telle que serait une disposition constante à une estime un peu trop forte ou un peu trop faible, soit dans l’opération même de la mesure des grandeurs angulaires, soit dans l’opération de la lecture sur le limbe des instruments). Enfin si les anomalies dont nous parlons ne disparaissent pas sensiblement quand on établit la compensation entre les mesures prises par un grand nombre d’observateurs placés dans des circonstances variées, elles accuseront effectivement une cause constante d’erreur, et partant une imperfection qui tient à la constitution même de l’espèce ; imperfection d’autant moins surprenante qu’en général la nature, tout en satisfaisant aux conditions d’harmonie requises pour le maintien de son plan et la conservation de ses ouvrages, ne semble pas s’assujettir à y satisfaire avec une précision mathématique, et, tout au contraire, semble avoir une disposition constante à admettre des tolérances et des écarts dont au surplus la raison se rend compte (ainsi qu’on l’a vu dans le précédent chapitre) par les explications mêmes qu’on peut donner de l’ordre et de l’harmonie du monde.

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La comparaison que nous venons d’emprunter à la physique peut être reproduite sous une forme un peu différente et qui a ses avantages particuliers. Supposons donc qu’au lieu de voir les objets directement, nous n’ayons en face de nous qu’un miroir qui nous en renverrait les images. C’est dans un pareil miroir qu’Herschell sondait les profondeurs du ciel étoilé, et il y a des mondes au sein desquels l’œil de l’homme n’a pénétré que de cette manière. Mais Herschell connaissait parfaitement la structure de son télescope qu’il avait inventé lui-même ; tandis qu’on peut imaginer un miroir en face duquel il aurait plu à la nature de nous placer, sans nous avertir de sa présence, et sans nous instruire directement de la forme qu’elle aurait jugé à propos de lui donner. Cependant, si le miroir était courbe, la déformation des images produirait le même effet que produisait tout à l’heure l’interposition du prisme ou du verre lenticulaire. En troublant toutes les apparences, en mettant obstacle à l’enchaînement des phénomènes suivant un ordre simple et régulier, elle nous ferait soupçonner l’existence d’une cause de désordre qui affecte, non pas les objets de nos perceptions, mais les instruments ou les organes de nos perceptions, et par suite nos perceptions mêmes et toutes les notions qui s’y rattachent ; au lieu que, si le miroir était plan, l’ordre dans lequel tous les phénomènes s’enchaîneraient nous autoriserait assez à conclure que nous sommes placés dans des conditions favorables pour voir les objets extérieurs tels qu’ils sont, soit que nous en ayons l’intuition directe, soit qu’ils ne se montrent à nous que par l’intermédiaire de certaines images, peut-être affaiblies, mais pourtant fidèles, en ce sens qu’elles retiennent bien les formes principales et les traits caractéristiques du type originel. Néanmoins, même dans le cas du miroir plan, il y aurait une différence de forme bien essentielle entre les objets et leurs images : différence pareille à celle qui existe entre la main droite et la main gauche, ou à celle que l’anatomie découvre entre l’organisation intérieure de la plupart des hommes, pour lesquels la déviation des viscères a lieu dans un sens, et celle de quelques sujets qui, par anomalie, offrent la même déviation en sens inverse. La même inversion affecterait à la fois les mouvements des corps célestes, l’action des courants électriques sur les aimants, l’action des cristaux sur la lumière, l’enroulement des spires de la coquille et de la plante, et une multitude d’autres traits, généraux ou particuliers, de la structure du monde que nous connaissons. Mais, par cela même qu’elle affecterait à la fois l’ensemble et tous les détails, elle ne troublerait en rien ni la régularité de l’ensemble, ni l’harmonie des parties ; elle n’amènerait aucun surcroît de complication ; et la raison, n’ayant aucun motif de préférence entre deux ordres d’une symétrie si parfaite, ne pourrait s’appuyer sur aucune induction pour croire ou pour ne pas croire à l’hypothèse d’une réflexion, ou d’un nombre impair de réflexions, d’où résulterait l’inversion des rapports géométriques. Il faudrait, pour que la question cessât d’être à tout jamais problématique, que des observations d’une autre nature, fondées sur d’autres propriétés de la lumière, nous apprissent à distinguer par certains caractères les rayons directs d’avec les rayons réfléchis, et ceux qui n’ont subi qu’un certain nombre de réflexions d’avec ceux qui en ont subi un nombre plus grand. De là un nouveau critère dont effectivement les progrès de l’optique nous ont mis en possession, mais dont l’acquisition récente sert à mieux faire ressortir l’insuffisance d’un autre critère pour discerner l’image de l’objet réel, bien que ce critère suffise déjà pour décider que nous avons devant nous, sinon l’objet réel, au moins une image régulière et non fantastique.

84

C’est ainsi, pour revenir encore à notre premier exemple, qu’après avoir dégagé l’observation du mouvement diurne des étoiles de la cause de trouble et de complication qui résulte de l’interposition des couches de l’atmosphère, nous ne doutons pas que les étoiles ne soient rapportées par nous à leurs véritables lieux optiques ; et nous ne craignons nullement qu’il reste dans la structure de l’œil ou dans la constitution du sensorium un vice qui fausse toutes les mesures des distances angulaires, au point que la simplicité des lois du mouvement diurne ne serait que le fruit d’une illusion fantastique. Mais, d’un autre côté, le phénomène de la rotation diurne de la sphère céleste conserve les mêmes caractères de régularité et de simplicité géométrique, soit qu’on l’explique par la rotation du système entier des astres, ou par une rotation en sens inverse imprimée au système entier des objets terrestres. De là une ambiguïté comme celle dont nous parlions tout à l’heure, pour la solution de laquelle il faut le secours de connaissances nouvelles sur la constitution physique des objets célestes, connaissances qui fournissent à la raison d’autres analogies et d’autres inductions. À la faveur de ces connaissances nouvelles, non-seulement la question relative au sens du mouvement se trouve tranchée, mais nous acquérons la certitude que le système des lieux optiques des étoiles, ou ce qu’on nomme la sphère céleste, n’est qu’un phénomène (87), une image sui generis, tellement différente de la réalité que l’image brillerait encore à nos regards plusieurs années après que l’objet qu’elle nous représente aurait cessé d’exister. Et pourtant, quoiqu’il nous soit donné de pénétrer beaucoup plus avant dans la connaissance de la réalité d’où émanent ces apparences phénoménales, il est toujours exact de dire que notre constitution ne fausse en rien le phénomène et ne nous empêche pas d’en saisir la véritable loi, ou d’en avoir une juste idée, tout à fait indépendante des particularités de notre propre organisation.

85

Les sens ne sont pas toujours dans le même état, ne fonctionnent pas toujours de la même manière ; et pourtant, ni les aberrations de la sensibilité chez quelques individus, dans certaines conditions anomales, ni celles même qui se reproduisent habituellement et périodiquement dans l’état de sommeil, ne sont capables, malgré les objections usées du vieux pyrrhonisme, d’ébranler notre foi dans le témoignage ordinaire des sens. C’est que les notions qu’ils nous donnent sur les objets extérieurs, dans l’état de veille, et lorsque rien n’en trouble le jeu ordinaire, s’accordent parfaitement entre elles. C’est que des impressions de nature diverse, reçues par des sens différents, se relient, se systématisent, se coordonnent bien, dans l’hypothèse de l’existence des objets extérieurs, tels que l’entendement les conçoit. C’est que la mémoire constate l’identité des notions que les sens nous ont données, depuis ce période obscur de la première enfance où leur éducation s’est achevée, malgré la variété des affections pénibles ou agréables qui ont accompagné pour chacun de nous, aux diverses époques de la vie, la perception des mêmes objets extérieurs. C’est que la même identité dans la perception des mêmes objets pour tous les hommes jouissant de l’intégrité de leurs facultés, sans pouvoir se démontrer formellement, se manifeste clairement dans notre commerce continuel avec nos semblables, tandis qu’il n’y a nulle liaison régulière entre le songe de la veille et celui du lendemain, ni entre nos songes et ceux des autres hommes. C’est qu’enfin, malgré le peu de connaissance que nous avons du principe de la sensibilité et du jeu de nos fonctions psychologiques, nous en savons assez pour démêler que les perturbations de la sensibilité, dans le sommeil ou dans d’autres circonstances de la vie animale, résultent de la suspension ou de l’oblitération de certaines facultés, de l’affaiblissement ou de la lésion de certains organes. Exceptio firmat regulam. Quelquefois les sens nous exposent à des illusions qu’on pourrait appeler normales, parce qu’elles sont universellement partagées, et que, loin de résulter d’un trouble accidentel dans l’économie des fonctions, elles sont le résultat constant de cette économie même. Telles sont les illusions d’optique par suite desquelles le ciel prend l’apparence d’une voûte aplatie, et la lune nous semble beaucoup plus grande à l’horizon que près du zénith. On a proposé plusieurs explications de ces illusions et de beaucoup d’autres ; mais, lors même qu’elles resteraient inexpliquées, le concours des autres sens et l’intervention de la raison ne tarderaient pas à rectifier les erreurs de jugement qui peuvent les accompagner d’abord. Dans la contradiction apparente d’une faculté et d’une autre, notre esprit n’éprouve aucun embarras à se décider : il reconnaît la prééminence d’une faculté sur l’autre, et il n’hésite pas à concevoir les phénomènes de la manière qui se prête seule à une coordination systématique et régulière, de la manière qui satisfait seule aux lois suprêmes de la raison.

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De même que la nature a organisé l’œil pour percevoir les angles optiques sans les altérer, les configurations optiques sans les déformer, et cela dans un but évident d’appropriation aux besoins des êtres qu’elle douait du sens de la vue, ainsi a-t-elle façonné l’entendement, non pour coordonner les impressions venues des choses extérieures, suivant un type à lui, étranger à la réalité objective, mais pour pénétrer dans cette réalité, toutefois selon la mesure exigée pour l’accomplissement de la destinée de l’homme. Or, bien que l’homme, en philosophant, cultive des facultés dont il tient le germe de la nature, il est clair que la nature n’a point fait l’homme pour philosopher : ce sera, si l’on veut, la destinée de quelques individus, mais ce n’est assurément pas la destination de l’espèce. Il est donc tout simple que les actes par lesquels l’homme se rapproche le plus des animaux lui suggèrent instinctivement les perceptions ou intuitions fondamentales dont il a besoin pour se conduire dans l’exercice de ses fonctions animales, et dont les animaux mêmes paraissent avoir au moins une conscience obscure. Il est tout simple aussi que, pour l’accomplissement des actes qui s’élèvent au-dessus de l’animalité, mais qui tiennent à l’accomplissement de la destinée de l’espèce, l’homme ait des croyances naturelles, qu’on pourra appeler spontanées : non qu’elles fassent soudainement apparition dans l’esprit, mais parce qu’elles précèdent de beaucoup tout contrôle philosophique ou rationnel. Il est vrai de dire en ce sens avec Pascal que la nature confond les pyrrhoniens ; mais le second membre de l’antithèse, la raison confond les dogmatistes, ne peut être admis comme l’admettait cet austère génie. Le raisonnement et non la raison confond les dogmatistes, en tant qu’il les réduit à l’impuissance de démontrer formellement les thèses du dogmatisme ; mais la raison proprement dite, le sens de la raison des choses, parvient, suivant les cas, à légitimer certaines croyances naturelles et instinctives, et à en rejeter d’autres parmi les préjugés ou les illusions des sens. Ce départ du vrai et du faux, dans des croyances ou des penchants intellectuels que nous tenons de la nature, cette critique des instruments à l’aide desquels nous entrons dans la connaissance des choses, ne pourraient sans contradiction, comme les sceptiques de tous les temps l’ont fait voir, résulter de démonstrations formelles du genre de celles des géomètres ; ce départ ou cette critique ne résultent jamais que de jugements fondés sur des probabilités ; mais ces probabilités peuvent, dans certains cas, acquérir une telle force, qu’elles entraînent irrésistiblement l’assentiment de la raison, tandis qu’elles ne projettent qu’une lueur indécise sur d’autres parties du champ de la spéculation.

87

Le système de critique philosophique que l’on indique ici n’est pas autre chose que le système de critique suivi dans les sciences et dans la pratique de la vie. Il faut se contenter de hautes probabilités dans la solution des problèmes de la philosophie, comme on s’en contente en astronomie, en physique, en histoire, en affaires ; et de même qu’il y a en physique, en histoire, des choses hors de doute, quoique non logiquement démontrées, il peut, il doit y en avoir de telles dans le champ de la spéculation philosophique. Il faut savoir reconnaître l’affaiblissement graduel et continu de la probabilité là où il se trouve, aussi bien en philosophie qu’ailleurs. La prétention d’y tout réduire à la démonstration logique, et même la tendance à rechercher de préférence ce genre de preuves, ne peuvent aboutir qu’au scepticisme, comme l’atteste l’expérience de tous les siècles, et comme l’indiquent a priori les lois de l’intelligence humaine. L’idée de procéder en philosophie comme l’esprit procède partout est sans doute une idée si simple qu’on n’y saurait voir ni invention, ni réforme ; mais c’était aussi une idée simple que celle d’étendre aux corps célestes les lois d’inertie, de pesanteur, qui régissent à la surface de notre globe les mouvements de la matière, et de cette idée simple sont issues les grandes découvertes astronomiques du dix-septième siècle. Ce n’est pas non plus une idée neuve que de penser que nous sommes guidés en tout par des probabilités d’inégale force ; c’était l’opinion professée dans l’école grecque connue sous le nom de troisième Académie, école dont Cicéron a été chez les latins et est resté pour nous l’élégant interprète. Mais la notion de la probabilité n’a jamais été pour les anciens que vague et confuse ; et lorsque, chez les modernes, les progrès des sciences exactes eurent fait éclore la théorie de la probabilité mathématique, précisément vers l’époque où la philosophie et les sciences exactes allaient tendre à faire divorce, il semble que cette découverte même ait empêché qu’on ne donnât à la doctrine philosophique ébauchée par les Grecs la rigueur méthodique et la précision sans subtilité qui caractérisent l’esprit moderne. Il fallait pénétrer plus avant qu’on ne l’a fait dans l’idée fondamentale du hasard et de l’indépendance des causes ; distinguer nettement la notion de la probabilité philosophique d’avec celle de la probabilité mathématique, telle que les géomètres l’entendent ou doivent l’entendre ; faire voir ce que ces notions ont de commun et en quoi elles diffèrent, au point d’être essentiellement irréductibles l’une à l’autre.

Surtout il fallait distinguer cette subordination de nos facultés, qui seule peut conduire à un contrôle et à une solution des contradictions apparentes. À défaut de cette distinction, il n’y aura plus, à proprement parler, de discussion philosophique ; on multipliera indéfiniment les faits prétendus primitifs ou irréductibles ; on en appellera sans cesse au sens commun : ce qui équivaudra à la multiplication indéfinie, en physique, des qualités occultes, et ce qui est un procédé exclusif de toute organisation théorique.

88

C’est un préjugé commun chez les personnes éclairées que l’homme, ne pouvant juger qu’à l’aide de ses facultés, ne saurait critiquer ses facultés ; mais, si l’homme a des facultés diverses, si elles sont hiérarchiquement ordonnées, et non simplement associées, ce qu’il y a de spécieux dans la formule de ce jugement a priori disparaît aussitôt. Or, les explications données jusqu’ici, celles que nous continuerons de donner par la suite, mettent ou mettront en évidence, à ce que nous espérons, le fait de cette coordination hiérarchique. Les sens ne sont que des instruments pour la raison : et de même que l’homme parvient à s’assurer, au moyen des sens, des causes d’erreur inhérentes aux instruments que son industrie a créés, de même il peut, sous de certaines conditions, s’assurer des causes d’erreur qui résideraient dans les instruments naturels dont sa raison dispose. Supposons, pour prendre un nouvel exemple, qu’il s’agisse de mesurer une certaine grandeur, et que cette grandeur doive être estimée à vue, sans le secours d’aucun instrument, afin de ne pas compliquer des erreurs provenant de l’instrument celles qui proviendraient des imperfections du sens. Nous sommes bien certains, avant toute expérience, qu’une pareille estime sera entachée d’erreur, car la précision mathématique ne saurait (sans un hasard infiniment peu probable) se trouver dans ce qui dépend des sens et du commerce de l’homme avec le monde matériel ; mais ce qu’il faut tâcher de découvrir expérimentalement, c’est la présence ou l’absence d’une cause constante d’erreur qui, en se combinant avec d’autres causes dont l’action varie fortuitement et irrégulièrement d’une mesure à l’autre, tendrait à rendre toutes les mesures trop fortes ou toutes les mesures trop faibles, de manière à entacher d’une erreur sensible le résultat moyen, après que les effets des causes variables et fortuites se seraient sensiblement compensés. Or, concevons que toutes les mesures ainsi prises se trouvent rangées en tableau par ordre de grandeur, de part et d’autre de la valeur moyenne, selon qu’elles la surpassent ou qu’elles en sont surpassées. S’il n’y a pas de cause constante, soit organique ou constitutionnelle, soit tenant à l’action des milieux ambiants, qui tende à favoriser de préférence, soit les erreurs en plus, soit les erreurs en moins, les mesures particulières qui toutes pèchent, les unes par excès, les autres par défaut, se trouveront distribuées symétriquement de part et d’autres de la valeur moyenne, dont la vraie valeur ne pourra différer sensiblement. À mesure que l’on s’éloignera davantage de la valeur moyenne, dans un sens ou dans l’autre, les valeurs particulières deviendront plus clairsemées, plus distantes de celles qui les précèdent ou qui les suivent ; parce que, en vertu de l’hypothèse, la probabilité d’une erreur plus petite doit l’emporter sur la probabilité d’une erreur plus grande. Les valeurs particulières seront également accumulées ou également clairsemées à des distances égales de la moyenne, en plus ou en moins. Si donc une pareille distribution symétrique s’observe dans le tableau des valeurs particulières, il ne sera pas encore prouvé, mais il sera du moins fort probable que l’œil, dans l’opération de mesure dont il s’agit, n’est pas sous l’influence d’une cause constante d’erreur, et que la moyenne ne diffère pas sensiblement de la vraie valeur qu’il fallait mesurer. Mais si au contraire la distribution symétrique dont nous parlons n’a nullement lieu, on sera certain, pourvu qu’on opère sur des nombres suffisamment grands, que les chances des erreurs en un sens l’emportent sur celles des erreurs en sens contraire ; que, par exemple, une cause constante favorise les erreurs en plus ; et dès lors il deviendra, sinon rigoureusement impossible, du moins excessivement peu probable, que la moyenne trouvée ne diffère pas sensiblement de la vraie valeur. Une simple vue de l’esprit, une conception purement rationnelle, aura accusé la vérité ou l’erreur de la perception sensible et du jugement de comparaison ou de mesure qui en est la suite.

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L’homme, dit-on, se fait nécessairement le centre de tout, rapporte nécessairement tout à lui. Que ce soit là une tendance instinctive de sa nature sensible, on ne saurait le nier ; mais qu’il y ait dans la raison de quoi combattre et surmonter cette tendance, de quoi élever l’homme au-dessus des pures fonctions de relation, comme les physiologistes les appellent avec justesse, c’est ce dont l’histoire des sciences fournit des preuves multipliées. Quoi de plus conforme à ce penchant instinctif que de supposer la terre immobile et d’en faire le centre des mouvements des corps célestes ? Et cependant, par une suite d’analogies, d’inductions, de preuves, qui s’adressent à la raison et non aux sens, l’homme s’est vu contraint de sacrifier ce préjugé. Il l’a fait en dépit de bien d’autres obstacles qui venaient contrarier le jugement de sa raison. La raison et la science ont conduit les naturalistes à des conséquences tout autres. La gradation qu’ils établissent dans la série des espèces animales qui peuplent notre globe, laisse l’homme à la tête de la série, et abaisse d’autant plus les autres espèces qu’elles s’éloignent davantage de la nôtre par l’ensemble de leurs caractères, ou par les caractères que l’ensemble des observations nous oblige de regarder comme les caractères fondamentaux et dominants ; et cependant il est fort clair, pour tous les zoologistes, que cette gradation ne doit pas être mise sur le compte d’un préjugé de position ; qu’un tel ordre n’est pas artificiel, parce qu’il ne présente aucune des incohérences que présenterait inévitablement un ordre artificiel, établi d’après la position accidentelle de l’homme dans la série des êtres. C’est ce que le progrès et les résultats concordants de la zoologie, de l’anatomie comparée, de l’embryogénie, de la paléontologie, ont mis depuis longtemps hors de doute, et ce qui reçoit, chaque jour, des nouvelles découvertes, une nouvelle confirmation. La découverte de l’ordre des affinités naturelles, qui nous donne ainsi, par des inductions rationnelles, la certitude de la prééminence de notre espèce, a été pour nous le résultat d’investigations scientifiques, de travaux méthodiques et persévérants. Au début, et poussé par les seuls instincts de sa nature sensible, l’homme range en effet les êtres de la création terrestre dans un ordre artificiel, selon les services qu’ils lui rendent, le parti qu’il en tire, ou du moins (s’il veut bien faire abstraction de ce qui le touche personnellement) d’après leur taille, leurs formes extérieures, la durée de leur croissance, le milieu qu’ils habitent ; en un mot, d’après les caractères auxquels l’homme est naturellement porté à attribuer une valeur qu’ils n’ont foncièrement pas, et que fait évanouir une connaissance plus approfondie de la nature des êtres, à mesure que les progrès de la science mettent en évidence des faits plus cachés et permettent à la raison de saisir des rapports plus essentiels. Ce n’est pas que, dans l’ordre réputé avec fondement le plus naturel ou le plus vrai, il n’y ait encore des traces d’un ordre relatif et artificiel, accommodé à notre manière de concevoir les choses, plutôt qu’à l’exacte représentation de ce que les choses sont intrinsèquement et absolument. Nous le reconnaîtrons plus tard, et nous en démêlerons la cause, qui tient au mode de développement de quelques-unes de nos facultés : de sorte que cette application, dans un autre sens, des principes de la critique, ne fera que donner aux principes une nouvelle confirmation. Si l’homme était en commerce avec des êtres raisonnables d’une autre nature que la sienne ; si nous connaissions en effet plusieurs espèces d’animaux raisonnables, comme nous connaissons une foule d’espèces qui se rapprochent beaucoup de la nôtre par l’ensemble des organes et des fonctions de l’animalité, nul doute que nous n’eussions bien d’autres moyens de compléter la critique de nos connaissances et d’y démêler ce qui tient au fond des choses d’avec ce qui est imposé par la constitution de l’espèce. Mais de pareils termes de comparaison nous font défaut, et la distinction des races humaines est trop inférieure en consistance à la distinction spécifique pour ouvrir à l’induction philosophique des voies assez sûres et assez larges. Cependant, là même encore tout jugement critique n’est pas impossible. Sans doute il est fort naturel de croire à la prééminence physique et intellectuelle de la race à laquelle on appartient ; mais ce préjugé naturel peut être confirmé ou infirmé par la raison. Si, par exemple, il arrivait que les mêmes caractères qui ont servi à établir la gradation des espèces et la prééminence incontestable de l’espèce humaine sur les autres espèces animales, pussent encore servir à établir dans l’espèce humaine une gradation entre les races, il faudrait bien admettre par raison, et indépendamment de tout préjugé de naissance, la supériorité de la race qui réunit ces caractères distinctifs au degré le plus éminent. L’induction à laquelle la raison céderait en pareil cas est absolument de même nature que celle qui nous fait prolonger, au delà du dernier point de repère, une courbe dont l’allure nous est indiquée par des points de repère en nombre suffisant (46).

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Si l’ordre que nous observons dans les phénomènes n’était pas l’ordre qui s’y trouve, mais l’ordre qu’y mettent nos facultés, comme le voulait Kant, il n’y aurait plus de critique possible de nos facultés, et nous tomberions tous, avec ce grand logicien, dans le scepticisme spéculatif le plus absolu. Mais il ne suffit pas de poser gratuitement une telle hypothèse, il faut la contrôler par les faits, et nous avons montré que tous les faits y répugnent. À moins d’outrer l’idéalisme jusqu’au point d’admettre que la pensée crée de toutes pièces le monde extérieur (et nos recherches n’ont point pour objet la critique de pareils écarts de la spéculation), tant qu’on ne donne aux idées qu’une vertu de représentation et non de production, on doit accorder qu’il existe dans les choses un ordre indépendant de notre manière de les concevoir, et que, s’il n’y avait pas harmonie entre l’ordre de réception par nos facultés et l’ordre inhérent aux objets représentés, il ne pourrait arriver que par un hasard infiniment peu probable que ces deux ordres s’ajustassent de manière à produire un ordre simple ou un enchaînement régulier dans le système des représentations. C’est précisément parce que cette harmonie n’est point parfaite et ne comporte pas plus que les autres harmonies de la nature une précision rigoureuse (73), qu’il peut se présenter et qu’il se présente en effet des désordres partiels, des lacunes et des contradictions dans le système de nos conceptions. L’idée de l’ordre a cela de singulier et d’éminent, qu’elle porte en elle-même sa justification ou son contrôle. Pour savoir si nos autres facultés nous trompent ou ne nous trompent pas, nous examinons si les notions qu’elles nous donnent s’enchaînent ou ne s’enchaînent pas suivant un ordre qui satisfasse la raison ; mais l’idée de l’ordre ne peut nous être donnée que par l’ordre même ; et s’il était possible qu’elle surgît dans l’esprit humain indépendamment de toute manifestation d’un ordre extérieur, elle ne pourrait tenir devant la perpétuelle manifestation du désordre. Par cela seul que nous avons la faculté de la raison, et que cette faculté n’est pas condamnée à l’impuissance ou étouffée dans son germe par le défaut d’exercice, nous devons croire que l’autorité qu’elle s’arroge est une autorité légitime. Les yeux ne peuvent témoigner pour les yeux, le goût pour le goût ; mais la raison témoigne pour la raison, en même temps qu’elle témoigne, selon les cas, pour ou contre les yeux et le goût. Au surplus, il serait chimérique et même absurde de chercher un critère à la faculté qui critique les autres, puisqu’on irait ainsi à l’infini. Il est trop évident qu’il faudrait dès lors, sans aucune discussion, adopter le pyrrhonisme le plus radical, et dire avec ce Grec « qu’on ne sait pas même que l’on ne sait rien ». Mais, encore une fois, il s’agit ici, si nous ne nous faisons pas trop d’illusion, d’une discussion plus sérieuse que ces subtilités d’école, et l’on renonce volontiers à convaincre ceux qui n’admettent même pas l’autorité de la raison. « Du même droit, dit Jouffroy, que la raison, recueillant les dépositions des sens, de la mémoire, de la conscience, se demande ce que valent ces dépositions et jusqu’à quel point elle doit s’y fier ; de ce même droit, à mesure qu’elle juge ces facultés, à mesure qu’elle conçoit, au delà de ce qu’elles lui apprennent, des réalités et des rapports qui leur échappent, elle se demande ce que valent ses propres jugements et ses propres conceptions et jusqu’à quel point est fondée cette confiance en elle-même, base dernière et suprême de tout ce qu’elle croit. Ainsi la raison, qui contrôle tout en nous, se contrôle elle-même ; et ce n’est point là une supposition, mais un fait que l’observation constate immédiatement en nous, et que les débats de la philosophie n’ont fait que traduire sur la scène de l’histoire… mais de ce que la raison élève ce doute sur elle-même, s’ensuit-il que la raison qui peut l’élever puisse le résoudre ? Nullement… De quoi la raison doute-t-elle ? Des principes qui la constituent, des principes qui sont pour elle la règle même de ce qui est raisonnable et vrai. Quels moyens a-t-elle pour résoudre ce doute ? Elle n’en a et n’en peut avoir d’autres que ces principes mêmes ; elle ne peut donc juger ces principes que par ces principes ; c’est elle qui se contrôle, et si elle doute d’elle au point de sentir le besoin d’être contrôlée, elle ne peut s’y fier quand elle exerce ce contrôle ; cela est si évident que ce serait faire injure au bon sens d’insister. Il y a en nous, et il est impossible qu’il en soit autrement, une dernière raison de croire ; en fait, nous doutons de cette dernière raison ; évidemment ce doute est invincible ; autrement cette raison de croire ne serait pas la dernière. C’est ce que disent les Ecossais, quand ils soutiennent qu’il implique contradiction d’essayer de prouver les vérités premières, car si on pouvait les prouver elles ne seraient pas des vérités premières ; qu’il est insensé de vouloir démontrer les vérités évidentes par elles-mêmes, car si elles pouvaient être démontrées elles ne seraient pas évidentes par elles-mêmes. C’est ce que répète Kant, lorsqu’il soutient que l’on ne peut objectiver le subjectif, c’est-à-dire faire que la vérité humaine cesse d’être humaine, puisque la raison qui la trouve est humaine. On peut exprimer de vingt manières différentes cette impossibilité ; elle reste toujours la même et demeure toujours insurmontable. » Il y a dans ce passage, que nous tenions à transcrire textuellement, un mélange de principes incontestables et de fausses applications qu’il faut débrouiller. Toute la confusion vient de la diversité des acceptions, tantôt plus larges, tantôt plus restreintes, dans lesquelles on prend le mot de raison. Après que, dans l’analyse des facultés et des organes de l’entendement, on a fait la part des sens, de la mémoire, de la conscience, dont les dépositions admettent un contrôle, de l’aveu de Jouffroy, on trouve que l’esprit humain est gouverné par certaines règles, conçoit et juge les choses d’après certaines idées et certains principes que sa constitution lui impose, et qui ne peuvent venir ni des sens, ni de la mémoire, ni de la conscience ; que, par exemple, il conçoit nécessairement un espace et un temps sans limite, au sein desquels des phénomènes s’accomplissent ; qu’il est invinciblement porté (comme l’organisation de toutes les langues le prouve) à attribuer les qualités destructibles qu’il saisit à une substance indestructible qu’il ne saisit pas ; et ainsi de suite. L’ensemble de ces lois, de ces idées, de ces principes, que les sens ne peuvent donner, voilà ce que beaucoup de philosophes appellent la raison (15) ; mais la raison ainsi conçue est quelque chose de multiple et de complexe, dont les diverses données nous inspirent des doutes en fait et en droit, et peuvent être soumises au contrôle d’un principe supérieur, au même titre que les dépositions des sens, de la mémoire, de la conscience. Pour justifier la prérogative du principe suprême et régulateur, il faut que ce principe ait quelque chose qui le distingue entre tous les autres. Or, 1° si nous examinons à l’aide de quel principe la raison contrôle les dépositions des sens, de la mémoire, de la conscience, sur quel principe s’appuient la critique historique, la critique scientifique, la critique des témoignages judiciaires, et généralement toute espèce de critique, nous trouvons que ce n’est point en invoquant la notion d’un espace infini, d’une substance indestructible, ou tout autre principe du même genre, que la raison procède en pareil cas, mais toujours au contraire en se référant à l’idée de l’ordre et de la raison des choses ; en rejetant ce qui serait une cause de contradiction et d’incohérence, en admettant ou en inclinant à admettre ce qui amène au contraire une coordination régulière. 2° Nous ne concevons point du tout comment une idée telle que celle d’une substance indestructible ou d’un temps sans limite, pourrait se servir de contrôle à elle-même, ou servir de contrôle à l’idée de l’ordre et de la raison des choses ; tandis que nous concevons très-bien comment cette dernière idée pourra nous servir à contrôler les précédentes, en tant que nous verrons si celles-ci mettent de l’ordre ou amènent des incohérences et des conflits dans le système de nos conceptions ; en même temps que l’idée de l’ordre se contrôlera elle-même, puisqu’il y aurait contradiction à supposer que cette idée fût un préjugé de l’esprit humain, ou ne fût vraie, comme le dit Jouffroy, que d’une vérité humaine, et que pourtant nous trouvassions de l’ordre dans la nature à mesure que nous l’étudierons davantage. Ainsi la raison (quand on prend ce terme dans un certain sens, beaucoup trop large, selon nous) doute d’elle-même et des principes qui la constituent, non sans fondement ; mais elle n’élève point, quoi qu’en dise Jouffroy, de doute sérieux, encore moins de doute insurmontable, sur le principe régulateur et suprême en vertu duquel elle fait la critique de ses principes constitutifs, et de toutes les autres facultés humaines, pas plus qu’elle n’élève de doute sérieux sur les axiomes mathématiques. Seulement, ce qui est bien différent, il est de la nature de ce principe régulateur de ne fournir que des inductions probables, d’une probabilité qui parfois exclut tout doute raisonnable, et nullement des démonstrations rigoureuses, comme celles que l’on déduit des axiomes mathématiques. Il y a loin de cette organisation hiérarchique au pêle-mêle de la philosophie écossaise, qui se pique de multiplier plutôt que de réduire le nombre des vérités premières, et pour qui l’appel au sens commun (cette manière de procéder si commode) dispenserait de contrôler les dépositions des sens, de la mémoire, de l’imagination (que pourtant Jouffroy soumet au contrôle de la raison), aussi bien que les principes mêmes de la raison, dont on veut que le contrôle ne soit point possible. Il n’y a pas moins de différence, comme la suite le montrera, entre la théorie que nous essayons d’exposer et celle de Kant, qui non-seulement soutient qu’on ne peut conclure valablement des lois de la raison humaine à la vérité absolue, en quoi il serait pleinement dans son droit, mais qui de plus rejette systématiquement tout ce qui n’est que probable et non rigoureusement ou formellement démontré ; et qui par là est amené à imputer à la constitution de l’esprit humain, nonobstant les analogies et les inductions les plus pressantes, tout ce que nous sommes portés, avec raison, à regarder comme appartenant à la nature des objets extérieurs de nos perceptions.