Essais d’Histoire religieuse/05

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Essais d’Histoire religieuse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 61-90).
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ESSAIS
D'HISTOIRE RELIGIEUSE

V.[1]
L’AFFAIRE DE L’AUTEL DE LA VICTOIRE.

Saint Augustin, qui était témoin des dernières convulsions du paganisme, dit quelque part « que l’ancien culte ne cherchait qu’à mourir avec éclat. » S’il est vrai qu’il ait eu cette suprême ambition, il faut reconnaître qu’elle n’a pas été trompée. D’ordinaire les religions périssent obscurément : quand la faveur publique les a délaissées, et qu’à la haine qu’elles excitaient a succédé l’indifférence, elles s’enfoncent tous les jours dans les étages inférieurs de la société, où elles conservent un plus grand nombre de partisans, et l’ombre tombe peu à peu sur elles. Le paganisme a eu au moins l’heureuse chance de provoquer, avant de disparaître, un débat solennel. Cette grande lutte, dont l’autel de la victoire fut le prétexte, et qui mit aux prises deux des plus grands esprits de ce siècle, a été souvent racontée par des écrivains de talent. Je me permets pourtant d’y revenir, en me servant de quelques publications nouvelles, qui nous aideront, je crois, à la mieux comprendre[2].

I

Vers la fin du IVe siècle, la situation des païens semblait assez critique. Ils avaient traversé en cinquante ans des fortunes très différentes : tolérés par Constantin, proscrits par Constance, ils étaient redevenus, sous Julien, les maîtres de l’empire ; mais leur triomphe n’avait duré que deux ans. Après ce succès éphémère, dont ils n’avaient pas toujours bien usé, on pouvait craindre qu’il ne se produisît une réaction violente qui emportât l’ancienne religion, déjà fort compromise. Heureusement pour elle, le nouveau prince, Valentinien Ier, était un homme sage qui connaissait la situation de l’empire, et ne voulait pas ajouter des dissensions intérieures aux périls du dehors ; il revint à la politique de Constantin, et déclara, dès le début de son règne, « que chacun aurait la pleine liberté de pratiquer la religion qu’il avait choisie. » Pendant les douze années qu’il occupa le trône, il tint l’engagement qu’il avait pris, et ne poursuivit que les faiseurs de sacrifices secrets, les tireurs d’horoscopes, les diseurs de bonne aventure, qui, en donnant des espérances aux ambitieux, pouvaient nuire à la sûreté de l’état.

Du reste, la tolérance n’était guère moins défavorable au paganisme que ne l’eût été la persécution : il perdait tous les jours du terrain. Le monde allait de lui-même vers la nouvelle religion, qui répondait aux besoins secrets des âmes ; mais quoiqu’elle pût se passer, pour achever son triomphe, d’avoir recours aux moyens violens, on pouvait prévoir qu’elle ne résisterait pas longtemps à la tentation d’en user. Les évêques étaient impatiens d’en finir. Ils employaient le crédit dont ils jouissaient auprès des princes pour les déterminer à tourner contre le vieux culte les armes dont il s’était lui-même servi. Si Valentinien leur résista jusqu’au bout, ils furent plus heureux auprès de Gratien, son fils. C’était pourtant l’élève chéri du bel esprit Ausone, qui l’avait nourri des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Il semblait que cet aimable jeune homme, doux et modéré de nature, aurait dû conserver de cette éducation à demi païenne le respect des institutions du passé et quelque complaisance pour les divinités de la fable ; mais il subit de bonne heure la puissante influence de saint Ambroise, qui le poussa d’un autre côté. On vit bien, dès son avènement à l’empire, les sentimens dont il était animé, quand il refusa de recevoir les insignes du grand pontificat, que, selon l’usage, les envoyés du sénat venaient lui remettre. Tous ses prédécesseurs, quoique chrétiens, avaient consenti à rester les chefs de la religion nationale ; il ne le voulut pas, et, pour la première fois depuis Auguste, on vit un empereur qui n’était pas grand pontife. Cependant, malgré ce début peu rassurant, les païens n’eurent pas trop à se plaindre de lui pendant quelques années, et sans doute ils commençaient à se remettre de leurs alarmes, lorsqu’à la fin de son règne, sans les persécuter ouvertement, il prit contre eux une série de mesures qui devaient avoir pour leur culte des suites funestes.

Comme ces mesures, fort habilement concertées, avaient toutes ce caractère de s’appliquer spécialement à Rome, pour comprendre le mécontentement qu’elles soulevèrent et les résistances qu’elles y ont trouvées, il convient de savoir ce que le paganisme était devenu dans sa capitale de l’empire et quelle importance il y avait conservée.

Il ne s’agit pas, on le pense bien, de dresser la liste et de donner le nombre exact des adhérens qui lui étaient restés. Plût au ciel qu’on pût le faire ! l’histoire en tirerait un grand profit ; mais c’est une entreprise où jusqu’ici tous les savans ont échoué. La statistique des croyances est la plus difficile de toutes, surtout quand il s’agit d’une époque où beaucoup ont intérêt à cacher leurs sentimens et d’autres flottent entre les opinions contraires. Aussi les historiens de l’église ou de l’empire, Gibbon, Beugnot et leurs successeurs, quand ils prétendent évaluer en chiffres précis la force des partis religieux, ne font jamais que des calculs de fantaisie[3]. Il faut donc nous contenter de dire qu’à ce moment, quoique la religion chrétienne se fût solidement établie à Rome, les païens y devaient être encore fort nombreux, et que, probablement, il y en avait plus que dans les autres grandes villes de l’empire. C’est ce qui s’explique sans peine : dans un pays où l’on vivait au milieu des souvenirs anciens, il était naturel qu’on demeurât fidèle aux anciennes traditions. L’antiquité était encore vivante à Rome au IVe siècle ; les vieux monumens restaient debout, et les inscriptions nous montrent les magistrats fort occupés à les entretenir et à les réparer. Ces monumens étaient surtout des édifices sacrés : on y comptait alors presque autant de temples qu’il y a d’églises aujourd’hui ; et comme, en général, ils avaient été bâtis en l’honneur de quelque victoire, ils semblaient prouver d’une manière visible et triomphante que l’empire devait sa puissance et sa grandeur à la protection des dieux. Ce qu’ailleurs on essayait d’établir à force d’argumens, ce qui conservait partout tant de fidèles au paganisme, paraissait là une vérité incontestable, et l’on n’avait qu’à ouvrir les yeux pour en être convaincu.

Une autre raison, encore plus importante, qui attachait Rome au passé, c’est qu’elle avait lieu de n’être pas satisfaite du présent. Depuis près d’un siècle, elle n’était plus la résidence habituelle des empereurs. Déjà Dioclétien et ses associés l’avaient quittée pour Nicomédie, pour Milan, pour Trêves. Mais celui qui consomma la séparation et la rendit définitive en bâtissant, sur les bords du Bosphore, une capitale nouvelle, fut le même prince qui fit profession le premier d’être chrétien, de façon que les Romains pouvaient être tentés d’établir une sorte d’association entre ces deux actes et de les confondre dans la même réprobation. Ils avaient beaucoup à perdre à l’absence des princes ; non-seulement elle humiliait leur orgueil, mais elle menaçait leurs intérêts les plus chers. Ils savaient bien que les privilèges dont on les avait comblés, les faveurs dont on était si prodigue pour eux, et qui épuisaient le trésor public, tenaient uniquement à la présence de la cour. On voulait que la populace fût satisfaite, qu’elle vînt saluer tous les matins le prince devant son palais, qu’elle l’accueillît de ses acclamations, quand il se rendait au cirque ou à l’amphithéâtre ; voilà pourquoi on se donnait la peine de l’amuser et de la nourrir : on lui fournissait, à des prix très modérés, et quelquefois pour rien, du blé, de l’huile et de la viande de porc. Cent soixante-quinze jours, c’est-à-dire la moitié de l’année, étaient consacrés à des jeux publics, qu’on cherchait à rendre aussi magnifiques et aussi variés que possible. Mais ces libéralités insensées ne pouvaient pas durer toujours. Du moment que le prince cessait de résider au Palatin, il n’avait plus les mêmes raisons de ménager le peuple de Rome et de payer si cher ses bonnes grâces. Il était à craindre qu’il ne finît par écouter les plaintes des provinces, qui se lassaient d’entretenir l’oisiveté de l’ancienne capitale[4]. Les Romains devaient donc s’attendre qu’un jour ou l’autre ils ne seraient plus nourris par l’état, et que, par conséquent, il leur faudrait travailler pour vivre, ce qui leur était devenu tout à fait insupportable. De là une inquiétude de l’avenir, une mauvaise humeur contre le régime nouveau, un regret du passé, qui font aisément comprendre qu’il y eût à Rome plus de partisans de l’ancien culte qu’ailleurs.

Les empereurs ne l’ignoraient pas, et, à ce qu’il semble, ils le supportaient. Soit par un reste de considération pour l’ancienne maîtresse du monde, soit qu’ils aient craint d’y exciter quelque désordre en se montrant trop sévères, ils ne crurent pas devoir lui appliquer dans toute leur rigueur les lois qu’ils faisaient contre le paganisme. Libanius affirme que les sacrifices y étaient tolérés, pendant qu’on les interdisait dans tout l’empire, et un récit fort curieux d’Ammien Marcellin prouve que Libanius ne nous a pas trompés. Ammien raconte que, pendant l’hiver de l’année 359, le temps fut affreux, et que les vaisseaux d’Afrique ne purent pas apporter le blé dont Rome avait besoin pour vivre. Le peuple, selon l’usage, accusa les magistrats de négligence, et le préfet de la ville eut grand’peine à lui échapper. Heureusement qu’en ces graves circonstances, les dieux vinrent au secours de leur cité chérie. Un jour que le préfet réfugié à Ostie immolait une victime, dans le temple des Castors, le vent tomba tout à coup, la mer redevint calme, et l’on vit de tous les côtés des navires chargés de blé se diriger vers le port. Il y avait alors plusieurs années que Constance avait défendu, sous les peines les plus sévères, de sacrifier aux dieux, ce qui n’empêchait pas, comme on vient de le voir, qu’un magistrat romain, le premier de tous en dignité, dans une circonstance officielle, osât violer ouvertement la loi, sans craindre d’être puni ou réprimandé.

Ainsi les païens jouissaient à Rome d’une plus grande liberté qu’ailleurs ; ils avaient de plus un avantage précieux, dont ils étaient privés dans les autres villes, et qui leur rendit la résistance plus facile. Ce qui nuisit surtout au paganisme, ce qui le livra sans défense aux coups de ses ennemis, c’est qu’il n’était pas organisé pour la lutte. En sa qualité de religion officielle, il s’était habitué à compter sur l’état pour le protéger : tout lui manqua le jour où il fut abandonné par le souverain. Ses prêtres, en ce malheur, lui furent de peu d’utilité. Dans la religion romaine, le sacerdoce était une sorte de magistrature civile ; on était pontife ou flamine en même temps que duumvir, et l’on remplissait de la même façon ces fonctions différentes. On n’apportait donc pas, dans l’exercice du ministère sacré, cet esprit de corps et cette passion religieuse qui sont un puissant secours pour un culte menacé. Aussi, quand il plut aux empereurs d’interdire les sacrifices et de fermer les temples, ils ne rencontrèrent en face d’eux aucune opposition sérieuse. Il y eut bien, dans certains pays où l’ancienne religion avait conservé son empire, quelques efforts pour défendre un sanctuaire plus respecté, une divinité plus populaire : en Égypte, le sang coula autour du temple de Sérapis ; il y eut des chrétiens massacrés, dans quelques villes d’Afrique, devant les statues d’Hercule ; mais ces tentatives furent vite réprimées. Les populations païennes, ne se sentant pas soutenues et dirigées, après quelques jours de violence, se hâtèrent de se soumettre. A Rome, les circonstances étaient plus favorables pour elles ; elles avaient au moins un centre autour duquel elles pouvaient se ranger, c’était le sénat. Depuis Dioclétien et ses réformes politiques, le sénat avait perdu une partie de l’importance dont il jouissait à la fin du IIIe siècle[5] ; cependant les princes le ménageaient beaucoup ; ils continuaient à choisir parmi ses membres les plus hauts fonctionnaires de l’empire, et son nom conservait tout son prestige : c’était toujours, comme dit Symmaque, ce qu’il y avait de mieux dans le genre humain, pars melior generis humani.

Or le sénat était resté en grande partie païen. Ces grands corps aristocratiques sont toujours conservateurs ; celui-là surtout, qui tirait toute son illustration du passé, devait être contraire aux nouveautés. On y professait ouvertement la maxime « qu’en toute chose les anciens ont toujours raison, et que, toutes les fois qu’on change, c’est pour faire plus mal. » Avec une telle disposition d’esprit, on comprend que le sénat n’ait pas été favorable aux innovations de Constantin et qu’il soit resté longtemps fidèle à la religion, comme aux usages, des aïeux. Cependant, vers le milieu du IVe siècle, on remarque que plusieurs grandes familles commencent à être ébranlées dans leur foi. C’est par les femmes que la haute société de Rome, jusque-là si obstinément païenne, a été entraînée au christianisme. Les femmes, celles surtout de cette aristocratie intelligente et lettrée, se sentaient attirées vers la nouvelle religion par l’intérêt qu’elles prenaient aux grandes questions qu’agitait alors l’église. Personne ne leur contestait le droit de les discuter. Les plus grands docteurs de ce temps, saint Jérôme et saint Augustin, ne se montrent jamais surpris d’être consultés par elles sur les problèmes les plus obscurs de la théologie, et ils mettent une complaisance infatigable à leur répondre. On peut dire hardiment que de nos jours, où c’est un lieu-commun de proclamer leur droit à tout connaître et à se mêler de tout, elles n’occupent pas dans nos polémiques politiques et religieuses la place qu’elles avaient prise au IVe siècle. Elles trouvaient donc, dans le christianisme, une satisfaction pour leur esprit comme pour leur âme, et il n’est pas surprenant qu’elles s’y soient jetées avec tant d’ardeur. Une fois conquises, elles entraînèrent leurs maris et leurs proches. Après ces grandes Romaines, les Léa, les Mélanie, les Paule, qui étaient de la race énergique des Cornélie et des Porcia, vinrent les Anicius, les Toxotius, les Pammachius, et peu à peu toute la noblesse suivit.

Mais ce mouvement commençait à peine à l’époque qui nous occupe. Non-seulement alors les païens étaient encore fort nombreux dans l’aristocratie romaine, mais il semble qu’ils étaient devenus plus dévoués à leurs dieux, plus attachés à leurs croyances, depuis qu’ils les sentaient menacés. Les inscriptions attestent qu’il y eut à ce moment une recrudescence de dévotion parmi ces grands seigneurs ; sur les monumens qu’ils nous ont laissés, leur piété s’étale avec complaisance et prend même quelquefois des airs provocans. En face des empereurs chrétiens, et comme pour les braver, ils se parent de tous les sacerdoces dont ils ont été revêtus ; ils tiennent à nous faire savoir qu’ils sont hiérophantes d’Hécate, prêtres d’Hercule, de Liber, d’Isis, d’Attis, de Mithra ; ils paraissent heureux de nous rappeler les mystères auxquels ils sont initiés et les sacrifices solennels qu’ils ont accomplis. En 1618, quand Paul V voulut bâtir la façade de Saint-Pierre, on trouva, dans une fosse profonde, un amas de débris provenant d’autels brisés et martelés. Ces autels étaient destinés à conserver le souvenir de tauroboles qu’on avait célébrés en cet endroit sous Valentinien Ier et Gratien. Nous pouvons lire encore les noms et les titres des gens qui se sont soumis à ce baptême de sang pour effacer leurs fautes : ils appartiennent aux plus illustres familles ; ce sont des consuls, des gouverneurs de province, des préfets de Rome, Ils paraissent animés d’une piété ardente, et se servent de termes mystiques qui ne sont pas ordinaires aux anciens cultes. L’un d’eux implore les dieux gardiens de son âme et de son esprit, dis animœ mentisque custodibus ; l’autre nous dit qu’il vient de naître à une vie nouvelle qui ne doit pas finir, in œternum renatus. — Quand on songe que ces sacrifices s’accomplissaient sur la colline du Vatican, au-dessus de la catacombe de Saint-Pierre, en face de la basilique que Constantin venait d’élever en l’honneur du prince des apôtres, on ne peut pas méconnaître que c’était une sorte de défi audacieux que l’ancienne religion adressait à celle qui voulait prendre sa place.


II

Les païens de Rome avaient donc un centre : ils se ralliaient autour du sénat. Ils avaient de plus des chefs : c’étaient les plus importans parmi les sénateurs, ceux qui, dans la noble assemblée, tenaient les premières places. J’en compte trois à ce moment, qui avaient ceci de commun qu’ils étaient fort attachés à la vieille religion, qu’ils remplissaient les plus hautes charges de l’état, et que, comme tous les païens zélés, ils affichaient une vive admiration pour l’ancienne littérature. Ils ne se contentaient pas de l’aimer, ils la cultivaient ; ce n’étaient pas seulement des lettrés délicats, mais des écrivains célèbres. Si l’on excepte la poésie, qui convenait moins à des grands seigneurs et à des politiques, ils se partageaient à tous les trois le domaine des lettres. L’un était plutôt un philosophe, l’autre un historien, le troisième un orateur. Il me semble que leur caractère particulier et le rôle qu’ils ont joué dans l’histoire de leur temps répond au genre spécial d’études qu’ils avaient choisi.

Le philosophe s’appelait Prætextat (Vettius Agorius Prætextatus). Il était un peu plus âgé que les deux autres, et devait être né vers le milieu du règne de Constantin. L’empereur Julien, qui connaissait son zèle pour le paganisme, en fit un proconsul d’Achaïe. Sous Valentinien, qui, comme on l’a vu, laissait chacun libre dans ses croyances, il garda sa charge, et même il profita de l’influence qu’elle lui donnait pour sauver les mystères d’Eleusis, qui semblaient en péril. On pouvait en effet leur appliquer une loi de Valentinien contre les sacrifices nocturnes ; mais Prætextat ayant déclaré au prince que, si on les supprimait, il ne valait plus la peine de vivre, on fit pour eux une exception. Devenu ensuite préfet de Rome, ses fonctions le rendirent l’arbitre d’une lutte violente qui s’éleva entre les chrétiens. A la mort du pape Libère, deux prêtres, Ursinus et Damase, se disputèrent sa succession. La querelle en vint au point qu’on se battit dans les églises, et qu’au dire d’Ammien on releva un jour sept cents cadavres sur le pavé d’une basilique. Prætextat mit fin au conflit par l’exil d’Ursinus. Je me figure qu’il devait sourire quand il recommandait aux chrétiens de se traiter avec moins d’inhumanité et de s’aimer un peu plus les uns les autres : il était plaisant pour un païen d’être chargé de leur prêcher les vertus chrétiennes. On sait du reste qu’il ne se faisait pas faute de les railler à l’occasion, et que notamment il se moquait volontiers du luxe qu’étalaient les chefs de l’église et des beaux revenus qu’ils trouvaient dans la piété des fidèles. Saint Jérôme rapporte qu’il disait un jour au pape Damase : « Nommez-moi évêque de Rome, et je me fais tout de suite chrétien. » Dans son parti, Prætextat est au premier rang ; c’est ce qu’atteste la place qu’il occupe dans les Saturnales de Macrobe. On sait que l’auteur de cet ouvrage, païen fort zélé, a tenu à y réunir les païens les plus importans de Rome. Il nous les montre à table, un jour de fête, faisant surtout grande chère d’érudition, et discutant très doctement les questions qui les intéressent. C’est chez Prétextât qu’ils se rassemblent ; il préside l’entretien et le dirige. Personne ne sait mieux que lui la raison des usages religieux ; on écoute avec respect les explications qu’il en donne : c’est le grand théologien du paganisme, princeps religiosorum, sacrorum omnium prœsul. Ses connaissances ne se bornent pas à la religion nationale, il connaît aussi et pratique les autres : ce pontife de Vesta est en même temps prêtre des dieux de l’Egypte et de l’Asie. Il appartient évidemment à ces croyans de la dernière heure qui, pour résister au christianisme, ont fait un appel désespéré à tous les cultes du monde. Ils craignent que le polythéisme gréco-romain ne soit pas de force à soutenir la lutte tout seul ; mais ils comptent bien qu’il sera vainqueur s’il parvient à grouper comme en un faisceau toutes les autres religions autour de lui. La dévotion de Prætextat n’était pas seulement fort étendue, elle était tout à fait sincère. Il ne lui suffisait pas, comme à beaucoup d’autres, d’en faire étalage dans la vie publique : chez lui, parmi les siens, il professait les mêmes sentimens qu’au sénat. C’est ce qu’on voit clairement dans les lettres que lui écrit Symmaque. Nous avons conservé l’épitaphe en vers que sa femme, Fabia Paulina, a fait graver sur sa tombe. Elle a la forme d’un grave dialogue, dans lequel la femme et le mari s’entretiennent pour la dernière fois. La conversation, comme il convient, débute par des complimens. Prætextat dit de Pauline « qu’elle est amie de la vérité et de l’honneur, fidèle aux dieux et dévouée à leurs temples, qu’elle préfère son mari à elle-même et Rome à son mari ; » de son côté, Pauline déclare, en lui répondant, « que l’éclat de sa famille ne lui a pas valu de plus grand avantage que de la rendre digne d’un mari comme Prætextat. » Puis elle le remercie de lui avoir donné le goût et l’intelligence des choses sacrées : « C’est toi, ô mon époux, qui, en prenant soin de m’instruire, m’as arrachée pure et sainte des bras de la mort, qui m’as conduite dans les temples et m’as faite la servante des dieux. C’est sous tes yeux que j’ai été initiée à tous les mystères. » N’est-il pas curieux de voir à quel point le christianisme s’est imposé à ceux mêmes qui le combattaient ? Les païens s’étaient moqués longtemps de la peine que prenaient les chrétiens pour répandre la connaissance de leur religion parmi les petites gens et les femmes : les voilà qui se préoccupent de faire comme r ceux dont ils plaisantaient. Le bienfait dont Pauline remercie le plus son mari, c’est de l’avoir élevée jusqu’à lui en l’associant à ses croyances :


Sociam bénigne conjugem nectens sacris. Elle termine comme ferait une chrétienne, en exprimant l’espoir de le retrouver dans une autre vie : « J’aurais été bien heureuse, si les dieux m’avaient fait la faveur de ne pas te survivre. Je le suis pourtant, puisque j’ai été tienne tant que j’ai vécu, et que je le serai bientôt après ma mort. » Quand Prætextat mourut, en 88A, il était arrivé au comble de la popularité. La gravité de sa vie, la sincérité de ses convictions, la parfaite unité de sa conduite, en faisaient une des plus grandes figures du siècle. Tout le monde le respectait, et, à quelque distance, il produisait l’effet d’un Caton ou d’un Cincinnatus. Aussi reçut-il du sénat, du peuple, des grands collèges de prêtres dont il faisait partie, et même des princes qui ne partageaient pas ses croyances, des honneurs qu’on n’accordait guère qu’à des souverains.

Cependant, malgré toute sa science et sa piété, la considération dont il jouissait, les grandes fonctions qu’il avait remplies, Prætextat ne fut guère qu’une décoration pour les païens de Rome. Son ami, Nicomachus Flavianus, que nous appelons Flavien, était le véritable chef du parti. Comme Prætextat, il restait attaché de tout son cœur à l’ancien culte ; mais sa dévotion n’avait pas tout à fait le même caractère. D’abord, elle ne s’étendait pas à tous les dieux de l’univers, et le seul titre qu’on lui donne, sur les monumens élevés en son honneur, est celui de membre du collège des pontifes. Elle ne paraît pas non plus avoir été aussi ardente que celle de Prætextat. A vrai dire, il était plutôt superstitieux que dévot : on raconte qu’il consultait beaucoup les devins de toute sorte, et qu’il avait une grande confiance dans les réponses des oracles. Mais il en prenait fort à son aise lorsqu’il s’agissait d’accomplir les devoirs ordinaires de sa religion. Les pontifes devaient servir les dieux par quartier. Flavien, quand son tour était venu, et qu’il était absent de Rome, se faisait attendre, et quelquefois même il restait dans ses terres, malgré les représentations de ses collègues. Il lui est arrivé, dans des jours de fête où l’abstinence était de rigueur, de faire jeûner quelqu’un à sa place. Si les lettres de Symmaque étaient plus libres, plus intimes, si elles ne se bornaient pas d’ordinaire à un échange de banalités et de complimens, nous connaîtrions à fond Flavien, qui est l’un de ses correspondans les plus familiers. Tout ce qu’on y voit, c’est que, par momens, il paraît saisi d’une sorte de découragement, dont son ami cherche à le guérir ; comme les grands ambitieux déçus, il parle des plaisirs de la retraite, des charmes de la campagne ; il refuse de retourner à Rome, quand on l’en prie : il annonce qu’il est décidé à se retirer des affaires publiques. C’était donc au fond un mécontent ; il est à croire qu’il avait conçu de grandes espérances, et qu’elles ne s’étaient pas tout à fait réalisées. Peut-être a-t-il eu le tort de se souvenir trop de l’époque où Rome était le centre et la tête de l’empire, presque l’empire entier, et où cette aristocratie, à laquelle il appartenait, gouvernait réellement le monde. Quand il s’était mis devant les yeux ce passé glorieux, les dignités dont les princes l’honoraient devaient lui sembler médiocres. Tout ce qu’un grand seigneur pouvait être, Flavien l’avait été ; Théodose, dont il avait écrit l’histoire, lui témoignait une très vive affection, qui résista aux dissentimens religieux et survécut à quelques disgrâces passagères. Quelque irrité que fût le maître, il semble que Flavien n’avait qu’à se montrer pour reconquérir ses bonnes grâces. Il fut même quelque temps questeur du palais, poste de confiance qui le rapprochait du prince et en faisait le confident et l’interprète de ses plus secrètes pensées. Rien pourtant ne lui suffit. En 392, il semblait plus puissant et mieux en cour que jamais : il était préfet du prétoire d’Illyrie, désigné consul pour l’année suivante, quand, on ne sait pourquoi, il se jeta dans le parti de l’usurpateur Eugène, qui ne pouvait pas lui donner plus que Théodose. Je n’ai pas à raconter ce qu’il fit pendant les quelques mois que dura ce règne éphémère[6]. Nous savons qu’il fut quelque temps le maître de Rome, et qu’il profita de son pouvoir pour rétablir, autant qu’il le pouvait, la religion nationale, lui ramener des fidèles et rendre tout leur éclat aux vieilles cérémonies. Il quitta ensuite Rome pour Milan, où il effraya les chrétiens par ses menaces, puis il alla disputer à Théodose le passage des Alpes. Vaincu, il ne voulut pas survivre à sa défaite, et l’on nous dit qu’il se tua ou se fit tuer. Celui-là, comme on voit, n’était pas seulement un théologien, mais un homme d’action. Avec lui, les païens perdirent le dernier chef politique qui leur restait.

Étendons-nous un peu plus sur le troisième personnage, qui sera l’un des acteurs principaux de la lutte que nous allons raconter. Symmaque, ou, pour lui donner tous ses noms, Q. Aurelius Symmachus, était, comme les deux autres, de bonne maison et fort riche. Il se fit, dès sa jeunesse, une grande réputation d’éloquence. Le sénat, qui était fier de lui, et qui comptait sur son talent pour se rendre le prince favorable, l’envoya plusieurs fois lui porter ses vœux ou ses doléances. C’était le temps où Valentinien Ier guerroyait au-delà du Rhin contre les Allemands. Symmaque lui plut, et il le garda quelque temps à sa cour. Ge vaillant soldat aimait les lettres ; — qui ne les aimait pas alors ? — Il goûtait beaucoup la compagnie d’Ausone, qu’il avait nommé précepteur de son fils, et il s’en faisait suivre dans ses expéditions. L’hiver venu et la campagne finie, on rentrait sur le territoire romain, et l’on allait se reposer dans les palais de Mayence ou de Trêves. L’empereur y donnait des fêtes brillantes, pendant lesquelles on entendait Ausone chanter en vers les exploits du prince, tandis que le jeune Symmaque les célébrait en prose. Il avait la réputation d’exceller dans les discours de ce genre ; personne ne tournait mieux que lui les complimens, et les flatteries avaient dans sa bouche une grâce particulière. Napoléon disait de la vieille aristocratie française dont il aimait à remplir ses antichambres : « Il n’y a que ces gens-là qui sachent servir. » De même ces soldats parvenus, qu’un coup de fortune avait mis à la place d’Auguste et de Marc-Aurèle, approchaient d’eux volontiers les descendans des grandes familles romaines, dont les manières étaient si distinguées et qui savaient flatter avec tant de finesse et d’aisance. Le cardinal Maï a retrouvé, sur un palimpseste, quelques fragmens des panégyriques de Symmaque et les a publiés : ce ne sont pas des chefs-d’œuvre. Dans l’un d’eux, l’orateur compare Valentinien et son frère Valens, l’empereur d’Orient, au soleil et à la lune, qui se partagent le gouvernement du ciel, comme les deux frères se sont divisé celui de la terre. Il fait remarquer pourtant que la comparaison n’est pas tout à fait juste, et que Valentinien s’est bien mieux conduit que le soleil. Le soleil a gardé toute la lumière pour lui et n’en a laissé qu’un faible reflet à la lune, tandis que Valentinien a fait un partage égal avec son frère : si le soleil s’était comporté avec la même générosité, il ferait jour pendant vingt-quatre heures. L’hyperbole est forte ; mais Juvénal nous avertit que, lorsqu’on adresse des complimens au maître, il n’est pas besoin de se mettre en peine de les rendre vraisemblables, et que les plus excessifs sont toujours les mieux reçus. Ces exagérations ridicules étaient d’usage dans les panégyriques ; elles ne prouvent rien contre Symmaque : c’était en réalité un très honnête homme, dont la correspondance, que nous avons heureusement conservée, est pleine des sentimens les plus honorables. Les flatteries dont il accablait les princes dans ses discours publics ne l’empêchaient pas de leur dire la vérité quand il le croyait nécessaire, et quelquefois de leur tenir tête. Le seul fait d’avoir défendu contre eux ses croyances religieuses nous prouve qu’il était plus ferme, plus courageux, plus indépendant que ses panégyriques ne le laissent soupçonner.

Symmaque, comme Flavien et Prætextat, était un païen convaincu ; mais ce qui l’attachait surtout au culte des aïeux, c’est qu’en toute chose il aimait le passé. Les anciens usages lui étaient tous également chers, et il n’y voulait rien changer. Quand il fut préfet de Rome, il refusa de monter dans la voiture somptueuse dont on se servait ordinairement, parce qu’elle n’était pas conforme à l’antique simplicité, et il écrivait tout exprès à l’empereur pour se plaindre qu’on se fût éloigné sur ce point des vieilles traditions. A la mort de Prætextat, son meilleur ami, les vestales ayant voulu lui élever une statue, quoiqu’il dût être fort satisfait de l’honneur qu’on faisait à un grand personnage qu’il aimait tendrement, il s’y opposa de toutes ses forces, sous prétexte que c’était une nouveauté, et qu’il ne voyait pas dans les registres qu’on l’eût jamais fait pour personne. Du reste, les vestales lui ont causé beaucoup de tracas ; il les avait sous sa garde, en sa qualité de pontife, et devait les surveiller. Il apprit un jour qu’il y en avait une, dans la ville d’Albe, qui avait manqué à ses vœux. La chose était certaine, le complice avouait. Aussitôt Symmaque, au nom du collège des pontifes, s’adresse au préfet de Rome pour qu’on lui remette la coupable. Le préfet, qui se trouvait être sans doute un chrétien ou un païen indifférent, hésitait ; Symmaque, impatient de punir le crime, se fâcha de tous ces délais, et déclara qu’il allait écrire au préfet du prétoire. Nous ne savons pas comment finit l’affaire et si le préfet du prétoire mit plus d’empressement à livrer la malheureuse que le préfet de Rome, mais nous pouvons être sûrs que le bon, le doux Symmaque, s’il l’avait tenue en son pouvoir, n’aurait pas manqué de la traiter comme faisaient les aïeux et de l’enterrer tout vive :


Tantum religio potuit suadore malorum !


Symmaque était donc plein de zèle pour la religion que ses ancêtres avaient pratiquée. Il accomplissait avec une régularité parfaite toutes les cérémonies du culte, et croyait sincèrement que le salut de Rome dépendait des sacrifices qu’on offrait aux dieux. Quand il voyait les armées romaines vaincues, les Germains pénétrer en Gaule, les Goths envahir l’Orient, il était convaincu que c’était parce qu’on avait oublié d’immoler quelques bœufs à Jupiter. « Dieux de la patrie, s’écriait-il en gémissant, pardonnez-nous nos négligences coupables ! »

Il faut pourtant remarquer que sa dévotion, quoique très vive, ne l’empêchait pas d’être tolérant. Il avait des amis dans les deux camps, et le ton dont il leur parle laisse rarement deviner à quel culte ils appartiennent. Les deux religions étaient en ce moment si mêlées entre elles et se côtoyaient de si près qu’elles étaient bien forcées de se supporter l’une l’autre. Dans le sénat de Rome, dans les curies de petite ville, dans les collèges d’artisans, où les chrétiens et les païens se trouvaient sans cesse en présence, ils s’habituaient peu à peu à vivre ensemble. Les fonctionnaires publics étant pris indistinctement dans les deux cultes, rien n’aurait marché s’ils n’avaient pas cherché à s’entendre. Il est probable qu’ils y réussissaient, car nous ne voyons pas, quand nous lisons l’histoire de ce temps, que l’expédition des affaires ait été sérieusement entravée par des haines religieuses et qu’il se soit élevé des conflits dont l’administration publique ait beaucoup souffert. Mais l’apaisement n’était qu’à la surface. Au-dessous de cette apparence tranquille, les passions n’étaient pas moins ardentes, et l’on va voir qu’il suffit de quelques édits de Gratien pour allumer la guerre entre les deux partis.


III

On savait, depuis l’avènement de Gratien, qu’il était mal disposé pour la vieille religion romaine ; mais, s’il ne l’aimait pas, il ne l’avait jamais ouvertement attaquée. Le culte continuait à être célébré à Rome comme autrefois. Dans les lettres de Symmaque qu’on peut rapporter à cette époque, il est à chaque instant question de cérémonies publiques et de sacrifices solennels ; tous les prêtres sont à leur poste, les pontifes se réunissent aux jours désignés, les haruspices observent les prodiges, les vestales entretiennent le feu sacré. Avec un peu de bonne volonté, on pouvait croire qu’il n’y avait rien de changé et que le monde était resté fidèle aux anciennes croyances, quand tout à coup, en 382, l’empereur, sans doute à l’instigation des évêques, entre en lutte avec elles. Il se garde bien d’imiter l’empressement maladroit de Constance, qui avait essayé de tout détruire à la fois : il laisse les temples ouverts, il ne défend pas les cérémonies et les sacrifices, seulement il décide que l’état n’en fera plus les frais. Désormais, tout l’argent qu’on dépensait pour les fêtes sera partagé entre le trésor public et la caisse du préfet du prétoire ; les appointemens qu’on payait aux vestales et aux prêtres seront affectés à l’entretien de la poste impériale ; enfin, toutes les terres que possèdent les temples ou les collèges sacerdotaux deviennent la propriété du fisc.

Le coup était rude : le paganisme n’avait pas de plus grand attrait que la beauté de ses fêtes et l’éclat de ses cérémonies. Il comptait sur elles pour garder ses anciens partisans et en conquérir de nouveaux. Mais cette pompe coûtait cher, et l’état seul semblait assez riche pour la payer. On pouvait bien espérer que, s’il refusait de le faire, les particuliers essaieraient quelque temps de le remplacer : nous avons une inscription de cette époque dans laquelle un dévot, qui construit à ses frais un temple de Mithra, nous dit qu’il ne regrette pas la dépense. « Ne s’enrichit-on pas, ajoute-t-il, quand on partage sa petite fortune avec les dieux ? » Par malheur, ces beaux sentimens ne sont pas de durée ; l’expérience montre que les particuliers se lassent vite de partager avec les dieux leur fortune grande ou petite, et qu’ils aiment mieux la garder pour eux. D’ailleurs, quand même le paganisme aurait trouvé dans le dévoûment de quelques fidèles le moyen de subvenir aux frais d’un culte somptueux, sa situation n’en était pas moins changée par les édits de Oratien. Jusque-là, il paraissait être la religion officielle, nationale ; il représentait l’état et se confondait avec la patrie ; celui qui refusait d’en observer les pratiques n’était pas seulement un impie, mais un mauvais citoyen, qui se mettait en dehors de la loi de son pays. Le salaire fourni par le trésor public était le signe visible de cette union de l’état et de la religion ; du moment que les frais du culte cessaient d’être payés, l’accord semblait rompu, et la religion, répudiée par l’état, perdait son privilège le plus précieux et sa principale raison d’exister.

En même temps qu’il supprimait les appointemens des prêtres et confisquait les biens des temples, Gratien prit une autre mesure qui, bien que moins importante, produisit beaucoup d’effet : il fit ôter la statue de la victoire de la salle où le sénat se réunissait. Cette statue avait une histoire : c’était une œuvre de l’art grec que les Romains avaient trouvée à Tarente quand ils prirent la ville. Auguste, après Actium, l’avait fait placer au-dessus d’un autel, dans la curie, et il était d’usage que chaque sénateur, en se rendant à sa place, s’approchât de cet autel pour y brûler un grain d’encens. La déesse semblait présider aux délibérations du sénat : c’est vers elle qu’on tendait les mains lorsqu’à l’avènement d’un nouveau prince on jurait de lui être fidèle, et, tous les ans, le 3 du mois de janvier, quand on faisait des vœux solennels pour le salut de l’empereur et la prospérité de l’empire. Ces cérémonies s’étaient accomplies sans interruption depuis Auguste jusqu’au triomphe du christianisme. Pendant la lutte des deux cultes, l’autel de la victoire éprouva des fortunes diverses ; Constance l’avait supprimé ; Julien le rétablit, et Valentinien, fidèle à son système de politique tolérante, le respecta. Il occupait donc son ancienne place, sans qu’on songeât à s’en plaindre, quand Gratien, reprenant les desseins de Constance, le fit enlever de nouveau.

Cet acte d’autorité exaspéra les païens. Quoiqu’au fond les mesures fiscales prises par le prince contre leur religion fussent beaucoup plus graves, ils en parlèrent peu : il ne sied pas de paraître trop sensible aux questions d’argent. En revanche, ils affectèrent de se plaindre amèrement de l’outrage qu’on faisait au sénat en lui ôtant l’autel de la victoire : ils savaient que leurs plaintes seraient bien accueillies, non-seulement de tous les païens convaincus, mais de ces esprits indécis qui, quoique penchant vers le christianisme, ou même devenus tout à fait chrétiens, ne pouvaient se défendre de conserver un souvenir pieux du passé. Il y en avait beaucoup, parmi ces chrétiens timides, qui voulaient ménager les transitions et qui pensaient qu’on pouvait garder les anciens usages, à la condition de leur ôter autant que possible leur caractère religieux ; il leur semblait, par exemple, qu’en faisant des jeux de Bacchus et de Cérès de simples fêtes en l’honneur de l’agriculture et de la vendange, en convertissant les temples en lieux de réunion pour les citoyens, en bourses et en hôtels de ville, en ne regardant les statues des dieux que comme des œuvres d’art dont on se servait pour orner les places et les basiliques, il n’y avait plus de raison de les détruire. Pour eux, la victoire n’était plus qu’un nom de favorable augure, une allégorie et un symbole, qui leur semblait parfaitement à sa place dans un lieu où l’on délibérait des affaires publiques. Ainsi, les païens, en se plaignant qu’on l’en eût expulsée, avaient l’espoir d’associer à leur mécontentement des gens mêmes qui ne partageaient pas leurs croyances.

Le principal argument dont l’empereur s’était servi pour supprimer l’autel et la statue, c’est qu’il ne convenait pas de mettre sous les yeux des sénateurs qui avaient embrassé la religion nouvelle des objets qui blessaient leur foi. Mais l’argument n’avait toute sa force que si l’on pouvait établir que le nombre des sénateurs chrétiens était assez considérable pour qu’on eût égard à leurs scrupules. Voilà pourquoi saint Ambroise répète à plusieurs reprises que les chrétiens forment dans le sénat la majorité. Symmaque n’a jamais dit ouvertement le contraire, mais il le laisse partout entendre, quand il se donne pour le représentant du sénat et qu’il affirme qu’il parle en son nom. Il est certain qu’il avait été officiellement désigné par ses collègues pour aller trouver le prince et lui porter leurs réclamations. Or nous savons que le choix des délégués qu’on envoyait à l’empereur était toujours précédé d’une discussion et qu’il faisait l’objet d’un vote. C’est donc la majorité du sénat qui a choisi Symmaque ; d’où l’on doit conclure qu’au moins ce jour-là la majorité était païenne : aucune contestation à ce sujet n’est possible. Aussi saint Ambroise prétend-il que, lorsque le sénat délibéra sur cette affaire, il n’était pas au complet, et que beaucoup de ses membres s’étaient abstenus d’y venir. « C’étaient, nous dit-il, des chrétiens qui craignaient quelque violence. » Il ajoute que les absens ont envoyé une protestation à l’évêque de Rome et qu’il en possède un exemplaire. On voit que l’opinion de saint Ambroise et celle de Symmaque ne se contredisent pas tout à fait, comme on l’a quelquefois prétendu, et qu’il est possible de les concilier. Les chrétiens devaient être en majorité dans le sénat, ainsi que saint Ambroise l’affirme ; mais cette majorité comprenait beaucoup de gens indécis, craintifs, irrésolus, qui avaient peur de se compromettre ; et, comme, le jour où il fallait affirmer leur foi, ils restaient chez eux, ils laissaient la minorité païenne, plus ferme, plus compacte, composée de plus grands personnages, faire ce qu’elle voulait. — C’est ainsi qu’elle décida d’envoyer Symmaque à l’empereur pour lui demander de rendre au sénat l’autel de la victoire.

Il partit donc pour Milan, où la cour résidait alors ; mais son voyage fut inutile. Gratien avait été prévenu par le pape Damase de ce qu’on devait lui demander ; on lui avait remis une lettre des sénateurs chrétiens, qui protestaient un peu tardivement contre la démarche que faisaient leurs collègues. Malgré tous ses efforts pour voir le prince, Symmaque ne fut pas reçu, et dut reprendre tristement le chemin de Rome.

L’année suivante, les choses changèrent de face. D’abord la récolte fut très mauvaise : le blé manqua dans toute l’Italie et Rome souffrit de la famine. Les païens, comme on pense, ne manquèrent pas de dire que c’étaient les dieux qui se vengeaient. Mais ce qui leur parut un signe plus évident de la colère céleste, c’est la triste destinée du prince qui s’était montré si rigoureux pour la religion nationale. Dans l’été de l’année 383, Gratien fut assassiné par un de ses généraux, Maxime, qui se fit proclamer empereur en Gaule.

Les circonstances étaient redevenues favorables pour le sénat. Le jeune frère de Gratien, Valentinien II, qui conservait l’Italie, ne s’y sentait pas très solide. Effrayé par le malheur qui venait d’arriver à sa famille, menacé par Maxime, il était obligé de ménager tout le monde. A Rome, on jugea le moment venu de renouveler la tentative qui avait été si mal accueillie l’année précédente[7]. Symmaque, qui était alors préfet de la ville, revint à Milan, et, cette fois, il put arriver jusqu’à l’empereur. Admis dans la salle du consistoire impérial, où siégeaient les conseillers ordinaires du prince, des magistrats, des généraux, il donna lecture d’un rapport (Relatio), que fort heureusement nous avons conservé dans le dixième livre de ses lettres, parmi les pièces officielles de son administration.


IV

Donnons de ce morceau célèbre une courte analyse, qui en fasse connaître les parties essentielles.

Symmaque ne perd pas son temps, comme il arrive dans les discours ordinaires, à de longs préambules. C’est à peine s’il rappelle en quelques mots l’injure que les méchans lui ont faite, sous le règne précédent, en contraignant l’empereur à ne pas le recevoir, « parce qu’ils savaient bien que, s’il avait pu se faire entendre, il aurait obtenu justice ; » puis il entre brusquement en matière : « Quel homme est assez l’ami des barbares pour ne pas regretter l’autel de la victoire ? Nous avons ordinairement une prévoyance inquiète qui nous fait éviter ce qui peut sembler d’un mauvais augure. Sachons au moins rendre au nom de la victoire l’hommage que nous refusons à sa divinité. Vous lui devez déjà beaucoup, princes[8] ; bientôt vous lui devrez davantage. Que ceux-là détestent sa puissance qui n’ont pas éprouvé son secours ; mais vous qu’elle a servis, ne renoncez pas à une protection qui vous promet des triomphes. Puisque tout le monde a besoin d’elle et la désire, pourquoi refuser de lui rendre un culte ? .. Où désormais prêterons-nous le serment d’être fidèles à vos lois et de nous conformer à votre parole ? Quelle crainte religieuse épouvantera l’âme perfide et l’empêchera de mentir quand on demandera son témoignage ? Je sais bien que tout est plein de Dieu, et qu’il n’y a pas d’asile sûr pour un parjure ; mais je sais aussi que rien ne retient une conscience prête à faiblir comme la présence d’un objet sacré. Cet autel est le garant de la concorde de tous et de la fidélité de chacun. »

Ce ne sont encore là que des raisons de sentiment, qui ne peuvent guère toucher un chrétien. L’argument véritable sur lequel l’orateur fonde son espérance, c’est que l’ancienne religion a pour elle l’autorité du passé et qu’elle est le culte des aïeux. Voilà pourquoi les conservateurs du sénat ont donné à Symmaque le mandat de la défendre. On croit les entendre parler quand il dit : « L’héritage qu’enfans nous avons reçu de nos pères, faites que, vieillards aujourd’hui, nous puissions le transmettre à nos enfans. » Le passé est tellement sacré pour eux qu’ils vont jusqu’à refuser aux empereurs le droit d’y rien changer. « vous savez bien qu’il ne vous est pas permis de toucher aux usages de nos pères. Vobis contra morem parentum intelligitis nihil licere. » Voilà une bien fière parole pour un sénat d’ordinaire si obéissant et si humble ; mais ce qui lui donne du cœur, c’est qu’il est convaincu que la prospérité de l’empire dépend du maintien de la vieille religion : « Nous redemandons un culte qui a fait longtemps la fortune de Rome. » S’il l’a faite, il peut seul la conserver. Il ne s’agit pas entre hommes d’état d’instituer des discussions théologiques. Les religions se jugent par les services qu’elles rendent ; l’homme ne s’attache aux dieux que quand ils lui ont été utiles, utilitas quæ maxime homini deos asserit. « Puisque toute cause première est enveloppée de nuages, à quel signe reconnaîtrons-nous la divinité, sinon à ce passé de succès et de gloire ? Si donc une longue suite d’années fonde l’autorité de la religion, conservons la foi de tant de siècles ; suivons nos pères qui si longtemps ont avec profit suivi les leurs. » Ici l’orateur, pour donner plus de force à ses paroles, les met dans la bouche de Rome elle-même : « Il me semble que Rome est devant vous et qu’elle vous parle en ces termes : Princes excellens, pères de la patrie, respectez la vieillesse où je suis parvenue sous cette loi sacrée. Laissez-moi mes antiques solennités ; je n’ai pas lieu de m’en repentir. Permettez-moi, puisque je suis libre, de vivre selon mes usages. Ce culte a mis tout l’univers sous mes lois ; ces sacrifices, ces cérémonies saintes, ont écarté Hannibal de mes murs et les Gaulois du Capitole. N’ai-je donc été sauvée alors que pour me Voir outragée dans mes vieux jours ? Quoi que ce soit qu’on me demande, il est trop tard pour le faire. Ne serait-il pas honteux de changer à mon âge ? »

On pense bien que Symmaque ne manque pas de se plaindre des décrets de Gratien qui ont supprimé les appointemens des prêtres et confisqué les revenus des temples ; — c’était, on l’a vu, l’atteinte la plus grave qu’on eût portée au paganisme. — Quand il les attaque, il devient pressant, hardi, presque violent ; il a l’accent des orateurs de la droite, Maury ou Cazalès, quand ils défendent les biens du clergé devant l’assemblée nationale, et emploie les mêmes argumens. Il affirme que ce qu’un prince a donné, un autre ne peut pas le reprendre ; c’est une spoliation qu’aucune loi n’autorise ; il n’est pas juste de refuser aux collèges sacerdotaux le droit de recevoir les legs qu’on veut bien leur faire ; il est criminel de s’emparer de ceux qu’on leur a faits et qui leur appartiennent ; les mauvais princes sont les seuls qui ne respectent pas la volonté des mourans. « Eh quoi ! ajoute-t-il, la religion romaine est-elle mise hors du droit romain ? Quel nom donner à cette usurpation des fortunes particulières auxquelles la loi défend de toucher ? Les affranchis sont mis en possession des biens qu’on leur a légués ; on ne conteste pas même aux esclaves les avantages qu’un testament leur assure ; et les ministres des saints mystères, les nobles vierges de Vesta, sont seuls exclus du droit d’hérédité ! Que leur sert-il de dévouer leur chasteté au salut de la patrie, d’appuyer l’éternité de l’empire sur le secours du ciel, d’étendre sur vos armes et sur vos aigles la salutaire influence de leurs vertus, et de faire pour tous les citoyens des vœux efficaces, si nous ne les laissons pas jouir même du droit commun ? Comment pouvez-vous souffrir que, dans votre empire, on gagne plus à servir les hommes qu’à se dévouer aux dieux ? » Ce n’est pas seulement un crime odieux, c’est une faute dont l’état portera la peine. « La république en souffrira, car il ne peut pas lui servir d’être ingrate. » On l’a bien vu par la famine qui vient de désoler une partie du monde. Symmaque en sait la cause, et il est heureux de nous la dire : « Si la moisson a manqué, la faute n’en est pas à la terre ; nous n’avons rien à reprocher aux astres ; ce n’est pas la nielle qui a détruit le blé, ni l’ivraie qui a étouffé la bonne herbe : c’est le sacrilège qui a desséché le sol, sacrilegio annus exaruit, » Les dieux ont vengé leurs temples et leurs prêtres.

Symmaque a l’occasion, dans le cours de son rapport, de faire à plusieurs reprises sa profession de foi : elle a été fort remarquée et mérite de l’être. Il faut reconnaître qu’elle présente un caractère d’élévation et de grandeur qui aurait un peu surpris les dévots de l’ancien temps. C’est celle des païens éclairés de cette époque, qui voulaient mettre d’accord leurs croyances religieuses et leurs opinions philosophiques. Ils s’en servaient volontiers dans leurs polémiques avec les chrétiens, et il leur semblait qu’elle pouvait offrir aux deux cultes un moyen de s’entendre, ou du moins de se supporter. Symmaque commence par établir la légitimité de la religion nationale : « Chacun a ses usages, chacun a son culte. La Providence divine (mens divina) assigne à chaque cité des protecteurs différens. De même que chaque mortel reçoit une âme en naissant, de même à chaque peuple sont attribués des génies particuliers qui règlent leurs destinées. » Ainsi les dieux qu’adore chaque nation ne sont que des serviteurs ou des délégués de la divinité suprême, et, dans ce système, l’unité divine n’est pas compromise par la multiplicité des dieux locaux. Mais Symmaque va plus loin ; il laisse entendre qu’en réalité toutes les religions se confondent, et qu’elles ne sont que des formes diverses d’un même sentiment. « Reconnaissons, dit-il, que cet être, auquel s’adressent les prières de tous les hommes, est le même pour tous. Nous contemplons tous les mêmes astres ; le même ciel, nous est commun ; nous sommes contenus dans le même univers. Qu’importe de quelle manière chacun cherche la vérité ? Un seul chemin ne peut suffire pour arriver à ce grand mystère, uno itinere non potest perveniri ad tam grande secretum. » Et, au moment de finir, il tient à mettre le trône du jeune prince sous la protection de tous ces dieux qu’il a tâché de réunir et de concilier : « Puissent toutes les religions employer leurs forces secrètes à vous soutenir, surtout celle qui a fait la grandeur de vos pères ! Pour qu’elle puisse vous défendre, laissez-nous la pratiquer. »


v

Le rapport de Symmaque fut écouté avec une grande faveur. Le conseil impérial comprenait des chrétiens et des païens ; tous, sans distinction de culte, furent d’accord que les réclamations étaient justes, et qu’il fallait accorder ce qu’on demandait. L’empereur seul résista. Valentinien n’avait que quatorze ans, et il est vraisemblable que les conseillers gouvernaient l’empire sous son nom. Il leur laissait sans doute la direction des affaires politiques et militaires ; mais pour les choses religieuses, il ne subissait pas leurs volontés. Éclairé par sa foi, écoutant ses scrupules, il n’hésita pas à se prononcer contre l’opinion générale avec une fermeté qui ne lui était pas ordinaire. Il reprocha aux chrétiens leur faiblesse, et répondit nettement aux païens qu’il ne rétablirait pas ce que son frère avait supprimé.

Mais on pouvait craindre qu’il changeât de sentiment, et que le sénat, appuyé par tous les politiques de l’empire, finît par avoir raison de la résistance de ce jeune homme. C’est alors que, pour maintenir le prince dans ses résolutions, pour l’empêcher de céder aux réclamations des païens, exprimées dans un si beau langage et soutenues par un parti si puissant, saint Ambroise entra ouvertement dans la lutte.

Tout le monde connaît l’histoire de l’évêque de Milan. On sait qu’il descendait d’une des grandes familles de Rome, celle des Aurelii, à laquelle appartenait aussi Symmaque, en sorte que les deux adversaires, dans ce grand débat, étaient assez proches parens. Fils d’un préfet des Gaules, on l’avait nommé de bonne heure gouverneur de l’Italie septentrionale, et il s’y était fait remarquer par son équité, son désintéressement, la netteté de sa parole, la décision de son caractère. L’empire comptait sur lui pour les plus hauts emplois, quand un hasard le donna à l’église. A la mort de leur évêque, les habitans de Milan ne pouvaient pas s’entendre sur le choix de son successeur. Les esprits étaient fort animés et l’on allait en venir aux mains, quand le gouverneur, Ambroise, se présenta dans l’assemblée pour rétablir l’ordre. Il s’exprima avec tant de fermeté et de bonne grâce, que tout le monde en fut charmé. Aussi une voix s’étant élevée par hasard pour dire : « Qu’il soit notre évêque ! » tous le répétèrent. Après quelque résistance, Ambroise céda, et le choix populaire fut sanctionné par les applaudisse mens de toute la chrétienté. « Courage, homme de Dieu, lui écrivait saint Basile ; c’est le Seigneur lui-même qui vous a choisi parmi les juges de la terre pour vous faire asseoir dans la chaire des apôtres : Venez combattre le bon combat ! » Ambroise y était merveilleusement préparé par sa vie antérieure. Il ne sortait pas d’un cloître, où d’ordinaire on fait mal l’apprentissage de la vie ; il avait appris le monde en vivant dans le monde ; il connaissait les affaires pour les avoir pratiquées. Il était de cette race des grands administrateurs de l’empire, esprits graves et sages, nourris des maximes du droit ancien, respectueux de l’autorité, dévoués au maintien de l’ordre. Il porta dans le gouvernement de l’église cette netteté de vues, cette décision, ce sens de la réalité et de la vie qu’il avait pris dans l’administration des provinces. C’était le digne adversaire de Symmaque, et les deux religions qui se disputaient l’empire allaient se combattre dans la personne de leurs deux plus illustres représentans.

Dès que saint Ambroise apprit la démarche du sénat et le succès qu’elle avait manqué d’obtenir, il s’empressa d’écrire une première protestation, dans laquelle il ne pouvait pas répondre en détail aux argumens du préfet de Rome, puisqu’il ne les connaissait pas encore. Il se contentait de rappeler au prince son devoir, et le faisait en termes énergiques et impérieux. Assurément, c’est un sujet soumis, mais il a le sentiment qu’il est l’interprète d’un pouvoir supérieur à celui des rois, « Tous ceux qui vivent sous la domination romaine, dit-il, servent l’empereur ; mais l’empereur doit lui-même servir le Dieu tout-puissant. » Comme il parle au nom de ce maître souverain, il ne prie pas, il commande ; il n’implore pas, il menace : « Soyez sûr que, si vous décidez contre nous, les évêques ne le souffriront pas. Vous pouvez aller dans les églises ; vous n’y trouverez pas de prêtre pour vous y recevoir, ou vous en trouverez qui vous en défendront l’accès. Que leur répondrez-vous quand ils vous diront : L’autel de Dieu refuse vos présens, car vous avez relevé l’autel des idoles ? » — C’est, on s’en souvient, ce qu’il a fait lui-même, à la porte de l’église de Milan, lorsque après le massacre de Thessalonique il en refusa l’entrée à Théodose.

Une fois qu’on lui eut communiqué, comme il le demandait, la requête de Symmaque, il y répondit à loisir. La réponse est longue, plus longue que l’attaque, où l’on remarque une savante et habile concision, quelquefois même traînante et confuse, mais vive partout et souvent éloquente. Sans me piquer de suivre exactement une argumentation où la suite fait défaut, je me contenterai de résumer les raisons que saint Ambroise oppose à son adversaire.

Ces raisons sont souvent de simples plaisanteries. Symmaque prétend que Rome redemande une religion sous laquelle elle a toujours été Victorieuse, qui l’a sauvée des Gaulois et l’a délivrée d’Hannibal. Mais les Gaulois ont brûlé Rome ; et, s’ils n’ont pas pris le Capitole, ce n’est pas le grand Jupiter, c’est une oie qui les en a empêchés : Ubi tunc erat Jupiter ? an in ansere loquebatur ? On dit que les dieux ont protégé Rome contre Hannibal ; mais, s’ils sont venus cette fois à son secours, il faut avouer qu’ils l’ont fait de mauvaise grâce et qu’ils n’y ont guère mis de diligence. Pourquoi ont-ils attendu pour se déclarer jusqu’après la bataille de Cannes ? Que de sang n’auraient-ils pas épargné en se décidant un peu plus vite ! D’ailleurs Carthage était païenne comme Rome ; elle adorait les mêmes dieux et avait droit à la même protection. Il faut choisir : si l’on prétend que ces dieux ont été vainqueurs avec les Romains, il est impossible de nier qu’ils aient été vaincus avec les Carthaginois. Enfin, à la fameuse prosopopée de Symmaque, qui avait produit un grand effet, saint Ambroise croit devoir en opposer une autre : — c’est une lutte de rhétorique ; — il fait, lui aussi, parler Rome, mais d’une façon très différente. « A quoi sert, dit-elle aux Romains, de m’ensanglanter chaque jour par le stérile sacrifice de tant de troupeaux ? ce n’est pas dans les entrailles des victimes, mais dans la valeur des guerriers, que se trouve la victoire… Pourquoi me rappeler sans cesse aux croyances de nos pères ? Je hais le culte de Néron. J’ai regret de mes erreurs passées ; je ne rougis pas de changer dans ma vieillesse avec le monde entier. Il n’y a point de honte à passer dans un meilleur parti ; il n’est jamais trop tard pour apprendre. »

Symmaque, on s’en souvient, s’était fort apitoyé sur le sort des vestales ; il avait parlé avec attendrissement « de ces nobles filles qui vouent leur virginité au salut de l’état, et, par l’influence de leurs vertus, attirent les secours du ciel sur les armes de l’empereur. » Saint Ambroise pense qu’il faut beaucoup rabattre de ces éloges. D’abord il fait remarquer qu’elles ne sont que sept : ce n’est guère de trouver dans tout l’empire sept jeunes filles qui fassent vœu de chasteté et renoncent aux joies de la famille pour se vouer au culte des dieux. D’ailleurs, elles n’y renoncent pas tout à fait et ne font pas des vœux perpétuels. Entrées à dix ans au service de Vesta, elles doivent y rester trente ans. Ce temps écoulé, elles sont libres et peuvent se marier. « La belle religion, dit saint Ambroise, où l’on ordonne aux jeunes filles d’être chastes et où l’on permet aux vieilles femmes d’être impudiques ! » Sans compter qu’on ne se fie guère à leur vertu, puisqu’on éprouve le besoin de les épouvanter de menaces terribles pour les maintenir dans le devoir : elles doivent être chastes, sous peine d’être enterrées vives. Saint Ambroise pense que « ce n’est pas tout à fait être honnête que de l’être par crainte. » Enfin, si l’on punit sévèrement les coupables, on comble de distinctions et de faveurs celles qui se conduisent bien. Dans leur palais du forum, elles mènent une existence somptueuse ; on les promène dans Rome sur des chars magnifiques ; elles ne paraissent en public que couvertes de robes de pourpre et de bandelettes d’or. Tout le monde se lève en leur présence pour leur faire honneur ; elles ont partout, même au théâtre et au cirque, des places réservées et les meilleures. À ces prêtresses de Vesta, si riches, si honorées, saint Ambroise oppose les vierges chrétiennes. Celles-là s’engagent pour la vie, et elles gardent fidèlement leur vœu, quoiqu’elles soient libres de le violer ; elles ne sont pas sept seulement, comme les vestales ; elles remplissent les villes, elles peuplent les solitudes. Elles n’ont pas besoin, pour se consacrer à Dieu, qu’on leur prodigue la fortune et les privilèges ; au contraire, ce sont les misères et les privations qui les attirent. Elles portent la robe de bure, elles se nourrissent plus mal que les esclaves, elles remplissent les emplois les plus vils. A côté de ces quelques femmes de grande famille, vertueuses par peur ou par ambition, et qui sont l’aristocratie de la virginité, les autres forment ce que saint Ambroise appelle « la populace de la pudeur, videte plebem pudoris ! »

On pense bien qu’ayant cette opinion des vestales, saint Ambroise ne peut pas supposer que le ciel se soit mis en peine de les venger. Aussi refuse-t-il de croire que la famine de l’année précédente ait été infligée à l’empire pour le punir des décrets de Gratien ; et sa grande raison, c’est qu’elle n’a pas duré, et qu’à une année stérile vient de succéder une année bénie. Jamais les récoltes n’ont été plus belles. Et pourtant les décrets sont toujours en vigueur ; les prêtres continuent à ne pas recevoir de salaire ; les biens des temples ne leur ont pas été rendus, et le sénat demande toujours l’autel de la victoire ! Si l’on prétend que la disette était un indice de la colère des dieux, il faut bien reconnaître que l’abondance qui l’a suivie montre qu’ils se sont apaisés et ne réclament plus aucune satisfaction.

Jusqu’ici, saint Ambroise n’a guère employé que les argumens des apologistes ordinaires. Ces plaisanteries tantôt légères, tantôt profondes, dont il se sert si volontiers, étaient d’usage dans la polémique chrétienne, et l’on en trouve des modèles ailleurs. Mais voici qui est plus nouveau et qu’il ne tient de personne. Il se trouve que la discussion l’amène à soutenir des principes auxquels l’église n’a pas toujours fait un bon accueil et qu’on est d’abord un peu surpris de rencontrer chez un évêque. On a vu que Symmaque est l’homme du passé ; il veut qu’on reste fidèle aux anciennes croyances, il regarde comme un crime de rien changer aux vieux usages. Naturellement saint Ambroise défend l’opinion contraire. Le passé n’est pas son idéal ; il croit que rien n’est parfait en naissant et que tout gagne à durer. Si les changemens déplaisent, si l’on se fait une loi de retourner toujours en arrière, pourquoi s’arrêter en route ? Il faut aller jusqu’au bout, revenir aux origines du monde, à la barbarie, au chaos ; il faut préférer à nos arts, au bien-être dont nous jouissons, aux connaissances que nous avons acquises, le temps où l’homme ne savait pas se construire une maison ni ensemencer les champs, où il vivait sous les grands arbres et se nourrissait du gland des chênes ; il faut même, pour être logique, descendre encore plus loin, jusqu’à ce moment où la lumière n’existait pas encore et où l’univers était plongé dans les ténèbres. Nous regardons l’apparition du soleil comme le premier bienfait de la création ; pour Symmaque, c’est le premier pas vers la décadence. Par ces raisonnemens exprimés d’une façon subtile et frappante, saint Ambroise veut nous amener à penser qu’il ne faut pas condamner sans retour toutes les innovations, et nous préparer ainsi à la plus grande de toutes, l’introduction du christianisme. « Le monde, dit-il, après avoir longtemps erré, a changé de route pour arriver à la maturité et à la perfection : que ceux qui l’en blâment accusent la moisson parce qu’elle ne mûrit pas les premiers jours, qu’ils reprochent à la vendange de nous faire attendre jusqu’à l’automne, qu’ils se plaignent de l’olive parce qu’elle est le dernier fruit de l’année ! » Et il conclut en ces termes : « N’est-il pas vrai qu’avec le temps tout se perfectionne ? Ce n’est pas à son lever que le jour est le plus brillant ; c’est à mesure qu’il avance qu’il éclate de lumière et qu’il enflamme de chaleur. » Voilà la théorie du progrès très nettement formulée : cette fois, l’église l’invoque à son profit ; mais le XVIIIe siècle l’ayant retournée contre elle, elle a été amenée à s’en méfier et même à la combattre comme une erreur coupable.

Une autre opinion de saint Ambroise mérite aussi d’être remarquée. Symmaque avait soutenu que c’était un devoir pour l’état de payer les prêtres. En effet, du moment que l’état et la religion sont indissolublement liés ensemble, les prêtres deviennent des fonctionnaires comme les autres et ont droit aux mêmes avantages. Il ne peut donc pas comprendre pourquoi le trésor public a cessé tout d’un coup de rétribuer leurs services. Saint Ambroise lui répond qu’après tout, le paganisme est traité comme les autres religions de l’empire, que les prêtres chrétiens ne reçoivent pas non plus de salaire, que les églises n’ont pas plus de droit que les temples à recueillir des héritages ; et même il affirme qu’on est plus sévère pour elles, et qu’on veille avec plus de soin à les empêcher de s’enrichir. « Si une veuve chrétienne donne sa fortune aux prêtres des temples, le testament est bon[9] ; il est mauvais, si elle la laisse aux ministres de son Dieu. » C’est une injustice, mais saint Ambroise ne s’en plaint pas : « J’aime mieux, dit-il, que nous soyons pauvres d’argent et riches de grâces. » À ce culte salarié, religio mendicans, comme l’appelle déjà Tertullien, qui avoue son impuissance à vivre sans le secours de l’état, et qui mendie l’aumône du trésor public, il est fier d’opposer le merveilleux développement de l’église du Christ, qui a grandi sans le pouvoir et malgré lui, qui n’a pas besoin de ses libéralités pour vivre. « Tandis que nous nous glorifions du sang que nous avons versé, ils ne sont sensibles qu’à l’argent qu’on leur enlève. Cette pauvreté qui nous semble un honneur, ils la tiennent pour un outrage. Nous trouvons que les empereurs ne nous ont jamais plus prodigué leurs bienfaits que quand ils nous faisaient battre et tuer ; Dieu a fait une récompense pour nous de ce qu’ils regardaient comme un supplice. Nous avons grandi, nous autres, par les châtimens, par les misères, par la mort. Mais eux, — Voyez leurs nobles sentimens ! — ils avouent que leur religion ne peut pas vivre si elle n’est pas payée par l’état. » On voit bien, sans qu’il le dise, que cette situation d’une église indépendante, se suffisant à elle-même et ne tendant la main à personne, lui paraît la meilleure, qu’il n’est pas d’avis qu’elle se mette sous la main de l’état en acceptant ses bienfaits, et qu’il a peur qu’elle ne paie sa fortune de sa liberté.


VI

Ce discours fit changer le conseil d’opinion. La même unanimité qui s’était prononcée d’abord pour Symmaque se déclara pour saint Ambroise, et il nous dit que les païens ne furent pas moins vifs à l’approuver que les autres. Il fut donc décidé que les décrets de Gratien seraient exécutés. Le sénat pourtant ne se tint pas pour battu ; il renouvela plusieurs fois encore ses réclamations. Un moment même, pendant l’usurpation d’Eugène, il crut l’emporter, grâce au crédit dont Flavien jouissait auprès du nouveau prince ; mais son succès ne dura guère, et la victoire de Théodose ruina pour jamais ses espérances. Saint Ambroise a donc pleinement gagné sa cause devant ses contemporains : il est moins sûr qu’il ait été aussi heureux auprès de la postérité.

Il y a beaucoup de raisons pour qu’on lui soit aujourd’hui moins favorable qu’à Symmaque : d’abord Symmaque représente les vaincus. Il y a des gens qui sont toujours pour les plus forts : c’est le grand nombre ; mais il y en a aussi pour qui c’est un principe invariable d’être pour les plus faibles. Cette conduite est plus noble, quoique souvent aussi peu raisonnable : il faut être pour les plus justes. De plus, le rapport de Symmaque est fort agréable à lire ; c’est son œuvre la plus distinguée, la seule qui nous fasse comprendre la réputation dont il jouissait de son temps. Ni la sécheresse laborieuse de ses lettres, ni les déclamations ampoulées de ses panégyriques, ne nous faisaient rien attendre de pareil. Évidemment ici la passion religieuse l’a servi ; il défend une cause qui lui est chère, et, suivant le mot de Caton, le cœur l’a fait éloquent. Peut-être aussi ne l’a-t-il été que parce qu’il n’éprouvait pas le besoin de l’être. Il ne voulait pas composer une harangue, mais un simple rapport ; ce n’était pas le grand orateur qui parlait, mais le préfet de Rome qui exposait une affaire au prince. Ce genre n’exige pas les grands éclats, les larges développemens, les brillantes pensées qui sont à leur place dans les discours oratoires ; il demande seulement un ton grave, des raisonnemens serrés, de la logique, de la clarté. Symmaque était trop bon rhéteur pour ne pas obéir scrupuleusement aux règles de l’art ; il est heureux que les règles lui aient permis d’être plus simple qu’à son ordinaire, de ne pas se noyer dans les grandes phrases et de dire les choses comme il les sentait. Évidemment saint Ambroise ne sait pas si bien écrire que lui. C’est l’infériorité des pères de l’église, avec tout leur génie, de n’être jamais que des écrivains imparfaits. Pour bien écrire, ils se méfient trop de l’art et se fient trop à la grâce. Quand ils songent aux grands intérêts dont ils sont chargés, il leur semble futile de s’occuper des mots et des phrases, et ils sont trop portés à croire que Dieu saura bien toucher les cœurs tout seul, sans que les hommes s’en mêlent. J’ajoute que presque tous ont été gâtés par l’habitude du sermon. Assurément la chaire a été la grande puissance du christianisme ; c’est par elle qu’il a dominé le monde ; mais il arrive trop souvent que l’habitude de la parole improvisée rend impuissant à la parole écrite. L’orateur qui trouve du premier jet le mot propre et l’image frappante quand il est entraîné par le mouvement de l’improvisation, s’embarrasse, hésite, lorsqu’il a la plume à la main. Ses expressions deviennent ternes, ses phrases traînantes ; il porte dans ce qu’il écrit ces longueurs, ces répétitions, qui se comprennent, et qui même sont nécessaires quand on s’adresse à un public ignorant ou distrait. Il faut bien avouer que cette fâcheuse influence du sermon se fait sentir jusque dans les maîtres de l’éloquence chrétienne, saint Ambroise, saint Augustin ; chez les autres, elle est tout à fait insupportable et nous rend pénible l’étude de leurs ouvrages, malgré les grandes pensées et les nobles sentimens qui s’y trouvent. Dès le premier jour, la beauté du rapport de Symmaque frappa tous les lettrés délicats ; il parut si supérieur à celui de son adversaire que le poète Prudence, quelque vingt ans plus tard, éprouva le besoin de reprendre les argumens de saint Ambroise et de les mettre en vers, pour leur donner plus de force et plus d’éclat.

Mais il ne s’agit pas ici d’un concours de beau langage ; l’affaire qui se discutait devant l’empereur était trop grave pour qu’on ne tienne compte que de l’éloquence. Il nous faut prendre pour nous-mêmes le conseil que saint Ambroise donnait à Valentinien, quand il lui disait « de ne pas s’arrêter aux grâces du discours, mais d’aller au fond des choses. » Cherchons donc à savoir de quel côté, dans cette grande lutte, étaient la justice et le droit. Quand on lit Symmaque un peu légèrement et qu’on prête trop d’attention à la vivacité de ses plaintes, il fait l’effet d’être un champion de la tolérance. C’est bien sa prétention, et saint Ambroise l’en raille très finement. Il rappelle que les païens n’ont pas toujours eu ces beaux sentimens dont ils se parent depuis qu’ils ne sont plus les maîtres. « Il est bien tard de parler aujourd’hui de justice et d’invoquer l’équité. Où donc était leur tolérance, quand ils pillaient les églises, quand ils tuaient les fidèles, quand ils refusaient à nos morts les consolations de la sépulture ? C’est la dernière victoire du christianisme de les avoir forcés à blâmer leurs aïeux. » Il n’a pas de peine non plus à montrer qu’on n’imite pas leur exemple et qu’on ne leur rend pas les traitemens qu’ils ont infligés aux chrétiens. En réalité, ils ne peuvent pas se dire persécutés, puisqu’on les laisse libres de célébrer leur culte comme ils veulent. « A Rome, l’encens brûle sur les autels ; les bains, les places, les portiques, sont occupés par les statues des dieux. » Que leur faut-il de plus ? Il est vrai qu’on a cessé de payer un traitement à leurs prêtres ; mais en a-t-on jamais accordé aux ministres des autres cultes, et est-ce vraiment une persécution que d’être réduit à la condition commune ? Sans doute aussi, on a pris les biens des temples ; mais quel usage en avaient-ils fait ? « Qu’ils comptent devant vous, dit saint Ambroise, les captifs qu’ils ont délivrés, les pauvres qu’ils ont nourris, les secours qu’ils ont donnés aux exilés pour les faire vivre ! » Il pouvait ajouter qu’une religion intimement liée à l’état, comme le paganisme, et qui s’en fait gloire, ne doit pas être trop surprise que le prince se regarde un peu comme le maître chez elle, et qu’il dispose sans scrupule de ses biens quand il en a besoin. Reste le crime qu’on a commis en supprimant l’autel de la victoire. C’est ici surtout que la réponse de saint Ambroise est curieuse à noter. Symmaque s’en est plaint comme d’un acte d’intolérance : saint Ambroise démontre que rien n’est plus conforme à la parfaite équité, et que c’est au nom même de la liberté des croyances que la mesure a été prise. Est-il juste que les sénateurs chrétiens soient forcés d’assister à des cérémonies dont ils ont horreur ? Pourquoi veut-on à toute force les en rendre témoins, si ce n’est pour les en faire complices ? « Ne semble-t-il pas qu’on entende leurs ennemis qui disent d’un air de triomphe : Ils ont beau faire, la fumée de nos sacrifices frappera leurs yeux, leurs oreilles entendront les airs de nos musiciens, la cendre des victimes pénétrera dans leurs gosiers, l’encens parfumera leurs narines ; en vain ils essaient de détourner la tête, la flamme du foyer sacré colorera leurs visages ! » Puisqu’on ne traîne pas les païens aux autels du Christ, c’est bien le moins qu’en revanche ils n’obligent pas les chrétiens à fréquenter les autels des dieux.

En réalité, ce n’est pas la tolérance que demande Symmaque pour un culte qu’on ne persécute pas encore, c’est la domination. Il est vrai que, dans un des plus beaux passages de son rapport, il soutient que toutes les religions ont un fonds commun, et que, sous des noms divers, elles adorent le même Dieu, ce qui semble indiquer qu’elles ont toutes les mêmes droits, et qu’il veut qu’elles soient traitées avec la même bienveillance ; mais à côté de ces idées larges, qui témoignent d’un esprit dégagé de préjugés et qui flattent singulièrement notre dilettantisme religieux, il y en a d’autres qui amènent à des conclusions contraires. Il nous dit que chaque nation a ses divinités particulières, qui lui sont attribuées par la divinité suprême, pour la garder et la protéger dans ses dangers. Si ce sont véritablement les dieux propres de la cité, aussi inséparables d’elle, suivant son expression, que l’âme l’est du corps, tous les citoyens leur doivent un culte. C’est une religion d’état qu’il institue, et l’on sait que toute religion d’état est inévitablement condamnée à l’intolérance.

Je crois donc que l’on commet une forte méprise et qu’on déplace les rôles, quand on veut faire de Symmaque un défenseur et de saint Ambroise un ennemi de la liberté de conscience. C’est le contraire qui me paraît être la vérité. Je suppose que le parti qui, de nos jours, fait profession d’être le plus opposé à l’église, serait fort étonné s’il consentait à lire avec attention le discours de l’évêque de Milan. Il y trouverait une des satisfactions les plus vives qu’on puisse éprouver, celle de découvrir des argumens pour sa cause chez quelqu’un qu’on regarde comme un adversaire. Il y a, par exemple, des passages dont on pourrait se servir si l’on voulait répondre à ceux qui s’irritent de la confiscation des biens du clergé, Pour nous borner à des polémiques récentes, qui passionnent autour de nous les esprits, il me semble que les partisans de la séparation des églises et de l’état et de la suppression du budget des cultes pourraient, avec un peu de complaisance, mettre saint Ambroise de leur côté. Je crois aussi que les gens qui se montrent si acharnés à ne pas souffrir d’emblèmes religieux en dehors des églises, sous le prétexte qu’ils sont une injure pour ceux qui pratiquent d’autres croyances, ou même qui n’en ont aucune, seraient en droit de rappeler que c’est précisément la raison qu’invoquaient les sénateurs chrétiens pour demander au prince de faire disparaître l’autel de la victoire. Pourquoi, disaient-ils, cette partialité en faveur d’un culte ? Est-il juste que, dans un lieu où tous se réunissent au même titre, il y en ait de mieux traités que les autres, etiam ne in communi concilio non erit communis conditio ? On pourrait donc dire, si l’on se permettait d’appliquer aux choses du passé les mots d’aujourd’hui, qu’ici saint Ambroise est le radical et Symmaque le réactionnaire. Ce qui est sûr, en tout cas, ce que nous pouvons affirmer sans crainte d’être contredit, c’est que, dans le grand débat que nous venons de raconter, c’est Symmaque qui soutient le privilège et saint Ambroise qui réclame la liberté.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue du 15 février et du 1er juillet 1886, du 1er août 1887 et du 1er janvier 1888.
  2. La plus importante de ces publications est l’édition nouvelle des œuvres de Symmaque, que M. Seeck a donnée dans les Monumenta Germaniœ historica, et l’excellente préface qui l’accompagne et qui fait mieux connaître les grands personnages du siècle où Symmaque a vécu.
  3. Un des derniers historiens qui se sont occupés de cette époque, M. Schultze, au début de son livre intitulé : Geschichte des Untergangs des griechisch-römischen Heidenthums, revient sur cette question et reprend la tentative de Gibbon. Il essaie de donner le chiffre des chrétiens dans l’empire & l’avènement de Constantin, et le calcule d’après le nombre des évêques présens aux conciles des diverses provinces ; mais en supposant même qu’il n’y en avait pas d’absens, de quel droit peut-on conclure du nombre des évêques à celui des fidèles ?
  4. Nous avons une lettre où Symmaque se plaint de l’Espagne et de l’Afrique, qui refusent d’envoyer à Rome le blé et l’huile qu’elles lui donnaient autrefois : « Vous pouvez seuls, dit-il aux empereurs, venir aux secours de la ville éternelle privée de ses ressources et qui n’a plus le moyen de vivre. Si les provinces cessent de lui payer les subsides qu’elles lui doivent, elle prévoit avec raison que, ses revenus étant supprimés, elle va manquer du nécessaire. »
  5. On peut étudier à ce sujet l’ouvrage intéressant que M. Lécrivain vient de publier sur le Sénat romain depuis Dioclétien, à Rome et à Constantinople.
  6. Nous connaissons mieux aujourd’hui toute cette dernière partie de la vie de Flavien, grâce à la découverte que M. Léopold Delisle a faite, il y a quelques années, d’un petit poème latin placé, dans un manuscrit du VIe siècle, à la suite des œuvres de Prudence. C’est un pamphlet de l’époque, écrit par un chrétien fort zélé, mais qui connaissait mal la versification latine. Il nous donne des détails très curieux sur la réaction païenne dans Rome et les menées de Flavien pendant qu’il était à la tête du parti d’Eugène.
  7. Le hasard faisait qu’en ce moment les païens occupaient les plus hautes charges de l’état : Prætextat était consul désigné, Flavien préfet du prétoire d’Italie, Symmaque préfet de Rome. M. Seeck pense avec raison que cette circonstance put encourager le sénat à faire une nouvelle tentative auprès de l’empereur.
  8. Il était de règle, depuis Dioclétien, que, quoiqu’on ne parlât que devant un seul prince, on eût l’air de s’adresser à tous. Cette fiction permettait de croire que l’empire, quoique divisé entre plusieurs empereurs, n’avait pas perdu son unité.
  9. L’édit de Gratien n’enlevait aux temples que les biens-fonds, prœdia. Il leur était permis de recueillir des dons en argent. Saint Ambroise prétend que les dernières lois l’interdisaient à l’église.