Essais de Philosophie par M. Ch. de Rémusat

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ESSAIS
DE PHILOSOPHIE
PAR M. CHARLES DE RÉMUSAT.[1]

Un préjugé, né de la révolution, et qui, chassé de tous les bons esprits, trouve encore des défenseurs parmi ceux qui exagèrent le principe de Caton et l’amour des causes vaincues, c’est que la philosophie sensualiste, la philosophie de Bacon et de Locke, est notre philosophie nationale. Parce que le sensualisme a porté les derniers coups à l’ordre social qui a péri en 93, on lui attribue tout l’honneur de la victoire, sans songer que, le lendemain de la bataille, ce grand triomphateur s’est trouvé au nombre des morts. Philosophie sans postérité, elle a paru à point nommé quand il ne fallait que détruire, et, comme son principe l’y condamnait à l’avance, elle s’est détruite elle-même avec tout le reste. La France ignorait-elle la liberté, quand Voltaire et les encyclopédistes se sont faits les précepteurs de l’esprit public ? Deux siècles avant la révolution, Descartes avait proclamé ce premier principe de toute philosophie comme de toute révolution libérale, l’absolue indépendance de la pensée. Qui donc, si ce n’est lui, avait accoutumé les esprits à secouer les préjugés, à ne croire que sur démonstration, à mesurer les droits sur les devoirs, à compter pour le premier de tous les droits celui de chercher librement la vérité, de la propager sans entraves, et, dans la science, de ne relever que de la raison ? Il importe peu, sans doute, pour la philosophie, qui est de tous les pays et de tous les temps, que le rationalisme ait en France son origine et sa véritable patrie ; mais cela importe pour la France. Il nous importe de nous souvenir de Descartes et de Malebranche, et de ne pas renier nos plus glorieuses traditions.

Le livre de M. de Rémusat vient soutenir la bonne cause philosophique. Jeune encore, il en est un des vieux soldats. Ce même rationalisme, aujourd’hui victorieux, dont il expose et développe les bases dans ses Essais de philosophie, il l’a défendu, quand il renaissait sous la restauration, contre les partisans libéraux du sensualisme et contre les réactionnaires. Fidèle à sa carrière philosophique, le temps et l’expérience ont mûri et développé ses convictions sans les altérer ; et tel nous le voyons aujourd’hui, tel il était dans cette jeune et brillante phalange du Globe, qui a si généreusement combattu pour la philosophie et pour la liberté.

Que les évènemens reculent vite, surtout, quand une révolution les sépare de nous ! Toute la milice du Globe est encore à l’œuvre, et déjà, pour la génération nouvelle, ces luttes de la restauration sont presque de l’histoire ancienne. L’empire avait laissé subsister, dans les académies et dans les chaires, quelques idéologues, paisibles représentans des fougueux encyclopédistes, relégués par l’opinion publique dans des abstractions creuses sans application possible, et qui, loin de se plaindre de cet ostracisme, l’acceptaient de bonne grace, et se mettaient à composer des grammaires générales et à simplifier encore cette philosophie si arbitraire et si bien disciplinée de Condillac. Les libéraux, étrangers à la philosophie, voyant chez les idéologues le drapeau de l’Encyclopédie, les couvraient de leur respect, et croyaient la liberté intéressée à leurs innocentes recherches. À cette école épuisée, qui confessait pour ainsi dire sa propre impuissance, le parti réactionnaire opposait les théologiens, animés d’une vieille haine contre la philosophie, et à qui la colère plutôt que la conviction donnait de la force. M. Royer-Collard et après lui M. Cousin relevèrent dans l’Université la cause du rationalisme ; la persécution, loin de leur nuire, les servit ; elle les sauva du plus redoutable ennemi de la philosophie ; de cette espèce de scepticisme qui naît de l’indifférence. Pour échauffer le peuple et le soustraire aux influences réactionnaires, les libéraux avaient recours aux mêmes doctrines qui l’avaient fait se lever une fois. De 1817 à 1824, ils publièrent douze éditions de Voltaire, treize éditions de Rousseau, un grand nombre d’écrits des encyclopédistes, et jetèrent ainsi dans le public la masse énorme de 2,741,400 volumes, qualifiés alors d’anarchiques et d’incendiaires. Mais cette nourriture ne suffisait plus aux jeunes gens d’élite qui recevaient le nouvel enseignement, et qui voyaient à découvert toute la misère du sensualisme. L’expérience de l’empire avait montré l’insuffisance des vieilles doctrines libérales ; on commençait à ne pas séparer la cause de l’ordre de la véritable liberté. On n’aspirait plus uniquement à détruire, on voulait innover et fonder. L’imagination agitée de mille rêves, l’esprit et le cœur remplis de mille besoins nouveaux, sans préjugés, sans parti, par conséquent, mais déjà sur le point d’en constituer un, les fondateurs du Globe se réunirent pour donner un organe aux opinions jeunes en littérature et en philosophie, et se faire une place entre les libéraux à courte vue, qui n’avaient que des haines et point de doctrines, et les hommes de la réaction, leurs ennemis naturels. Le Globe fut fondé en septembre 1824, et devint quotidien le 15 février 1830. Pendant cette période de cinq ans, il changea de fortune, mais non de but et de caractère ; obscur et même impopulaire dans les commencemens, il conquit l’influence et la popularité par le talent, par la persévérance, et surtout par l’ascendant naturel d’une cause généreuse. M. de Rémusat était là le premier jour, et avec lui, pour ne parler que des philosophes, M. Damiron, M. Dubois, que la philosophie disputait à la littérature, et ce rare esprit, si tôt enlevé, dont chaque article était une œuvre accomplie, M. Théodore Jouffroy. La philosophie qui leur était commune, et à laquelle chacun d’eux se rattachait avec son originalité propre, c’était la philosophie éclectique, et au-dessus d’elle la grande école rationaliste d’où l’éclectisme est sorti, l’école de Descartes et de Leibnitz. Si M. Cousin n’appartenait pas, à proprement parler, à la rédaction du Globe, on peut dire qu’il y était par ses amis et par ses disciples ; il détachait pour le Globe des fragmens de ses ouvrages, il y insérait ses argumens des dialogues de Platon, des extraits de son édition de Descartes. Le rationalisme commençait à jeter un vif éclat, et cependant il ne régnait pas encore ; les phrénologistes balançaient son influence, le Mémorial catholique et le clergé tonnaient contre lui, le pouvoir prenait ombrage de ses progrès. La petite phalange n’en était que plus ardente et plus aguerrie ; les dissidences s’effaçaient dans le péril, tous les efforts étaient réunis contre l’ennemi commun. Il n’y avait place ni pour le dégoût, ni pour la tiédeur. La persécution donne du courage aux faibles et fait vivre une mauvaise cause ; mais, quand on a pour soi le courage, le talent et la vérité, on est maître de l’avenir.

Il est triste de le dire, des prêtres catholiques comptaient parmi les meneurs du parti réactionnaire contre lequel M. de Rémusat et ses amis défendaient nos libertés. Infidèles à l’esprit de charité qui doit honorer leur ministère, ils poursuivaient la philosophie avec une haine aveugle, et, dans leur soif de vengeance, la calomnie ne leur coûtait pas, la calomnie autorisée de leur sacré caractère et versée du haut de la chaire chrétienne parmi le peuple ignorant et crédule. On imputait chaque jour aux philosophes les conséquences les plus opposées à leurs principes, des doctrines qu’ils avaient réfutées et vaincues ; il suffisait qu’une opinion fût immorale et impie, on n’avait pas besoin d’autres preuves pour en salir une école. Entraîné par un ressentiment que l’ineptie et la violence des attaques expliquaient sans le justifier, le Globe poussa trop loin les représailles, et ne distingua pas assez la religion de ses ministres. Le célèbre article de M. Jouffroy, Comment les Dogmes finissent, parut le 24 mai 1825. Le Globe prophétisait les prochaines funérailles d’un grand culte. À l’entendre, cette ferveur de catholicisme qu’on faisait paraître n’était qu’une mode ou un calcul. L’orthodoxie était devenue une bienséance ; la foi était convenable, et rien de plus ; on avait repris la dévotion. M. Dubois avertissait avec fermeté les fougueux prédicateurs de cette croisade contre la philosophie, que la chaire de Whitehall avait fait autant de mal aux Stuarts que les diatribes des puritains ; et M. de Rémusat démontrait victorieusement à M. de Lamennais qu’on ne peut attaquer la raison sans ébranler la foi, et que ruiner toutes les sources de la certitude, en haine de la philosophie, c’est, dans une guerre civile, jeter du poison dans les fontaines.

Pendant que le Globe prenait cette position intermédiaire entre les sensualistes et les catholiques intolérans, entre les libéraux et les hommes de réaction, le reproche, si souvent adressé depuis à la philosophie éclectique, d’être une philosophie négative et critique, et de ne pouvoir rien fonder, ne fut pas épargné au journal qui la représentait. Ce fut le Producteur qui commença cette guerre intestine dans le camp de la philosophie. Le Producteur n’était pas une école critique ; il avait une doctrine : il rêvait déjà cette réorganisation sociale dont nous avons vu depuis l’essai, et qui a produit, pour ses résultats les plus clairs, une société en commandite, et une révolution dans les costumes imitée du Télémaque. Quelle est au fond la portée de ce reproche d’impuissance dont les ennemis de l’éclectisme font tant de bruit ? Le Globe et ceux qui, comme M. de Rémusat, sont restés fidèles à son esprit, sont-ils frappés de stérilité par la philosophie à laquelle ils appartiennent ? Ne peut-on étudier l’histoire sans immobiliser la science, et Leibnitz l’a-t-il reportée en arrière parce qu’il a renouvelé en la surpassant la métaphysique d’Aristote ? Proclamer que tout se tient dans la vie de l’humanité, est-ce dire que l’avenir est tout entier dans le passé ? et si le progrès est continu, s’ensuit-il qu’il n’existe pas ? L’école du temps sera toujours la première, et les doctrines s’enchaînent comme les évènemens. Dans les sciences, expliquer les créations de Dieu par quelque rêve fantastique ; dans la société, construire l’homme sur la théorie, et non pas la théorie sur l’humanité ; en philosophie, s’isoler de toutes les traditions, et, pour créer une synthèse plus magnifique, oublier le monde des faits et dix-huit siècles d’un laborieux enfantement, c’est méconnaître le caractère et la dignité de la science. Le philosophe est celui qui étudie et ne rêve pas, qui critique avant de produire, qui va à l’école de l’expérience et de l’histoire, qui redoute les aventures, ne marche qu’en assurant sa route, se tient le plus près possible des maîtres, et ne s’en sépare que vaincu par l’évidence et après avoir lutté contre ses propres découvertes.

Dans cette double nature de l’éclectisme plutôt critique dans la forme, et dans le fond plutôt dogmatique, est toute l’histoire du Globe. Ces jeunes esprits qui ne cédaient d’abord qu’à des sympathies et à des besoins, et qui n’avaient au commencement de fixe et d’arrêté que leur méthode, s’aguerrirent et se formèrent peu à peu ; ils apprirent à discerner sous chaque erreur la part de vérité qu’elle contenait, et, plus mûrs au moment où leur société allait se dissoudre, ils avaient enfin, non un système, mais les bases d’un système ; non une religion, mais une doctrine philosophique. Tandis que les esprits ambitieux se jetaient dans les extravagances de l’école saint-simonienne et de l’école humanitaire, les esprits calmes et réfléchis, les philosophes en un mot, s’affermissaient et s’établissaient dans le rationalisme.

En publiant un livre qui est une exposition et une défense des dogmes du rationalisme, M. de Rémusat résume à la fois sa propre carrière philosophique et celle du Globe. Le plan de son ouvrage est heureux et simple. L’auteur fait d’abord l’histoire du rationalisme moderne et des deux écoles qui lui ont disputé parmi nous l’influence dominante. Cette exposition historique et critique tout ensemble le conduit à établir une théorie logique sur la méthode et le jugement, une théorie métaphysique sur la matière et l’esprit. Un dernier Essai sur le scepticisme ne fait que montrer à nu la plaie que tout le livre est destiné à guérir, et reprendre d’une façon plus générale les argumens fournis par la discussion. Assistons avec M. de Rémusat à la naissance du rationalisme moderne dans l’école de Descartes ; voyons-le se développer et s’affermir par la profonde et audacieuse critique de Kant, par les sages et patientes analyses des écossais. De l’école de Descartes, M. de Rémusat nous introduira dans le camp des ennemis ; il nous montrera la décomposition de la pensée par les idéologues ; il nous conduira dans l’amphithéâtre de Broussais, et, de toute cette histoire et de toutes ces attaques, il fera sortir l’invincible autorité de la raison, la philosophie de l’esprit et la morale du devoir.

L’œuvre de Descartes n’est pas une école ; c’est une ère philosophique. La théologie pour règle, la scholastique pour méthode, pour sanction un bûcher, telle était avant lui la condition de la science. On étendait les intelligences sur ce lit de Procuste ; on leur donnait une panoplie qui les rendait invulnérables, mais qui les écrasait sous le poids. Descartes foule aux pieds les préjugés de vingt siècles. La liberté, voilà sa conquête ; la raison, l’évidence, voilà sa loi. Penser est ma destinée, si je suis une intelligence ; et qu’est-ce que penser, sinon juger, et juger avec indépendance ? Recevoir des opinions toutes faites, c’est abdiquer, et pour qui ? Dieu, qui m’a fait intelligent et libre, m’a imposé le devoir de peser mes opinions, puisqu’il m’en a rendu responsable. Tout croire, c’est de la folie, ou plutôt c’est le néant de la pensée. Si je choisis, c’est ma raison qui choisit. Si vous parlez au nom de Dieu, que je le sache d’abord, et ma raison se soumettra quand ma raison sera convaincue. Aveugles, conducteurs d’aveugles, quand vous voulez que je pense votre pensée et non la mienne, quand vous me prescrivez des règles qu’il faut suivre sans les comprendre, ne voyez-vous pas que vous mutilez en moi la nature humaine, que d’un homme vous ne faites plus qu’un automate, et que l’idéal de votre théorie, c’est la machine à raisonnemens qu’avait rêvée Raymond Lulle ?

Nourri dans les principes d’Aristote, plié chez les jésuites, ses maîtres, à la discipline scholastique, Descartes, devenu homme et rendu à lui-même, comprend que sa science n’est que préjugés, qu’elle ne repose pas sur un ferme fondement ; que, bâtie par divers ouvriers et à diverses époques, elle n’a ni unité ni harmonie, et qu’enfin, pour l’avoir reçue d’autorité, il ne la possède que dans sa mémoire, et ne l’a pas assimilée à la substance même de son être intelligent. Il l’examine à la lumière naturelle, et la rejette comme indigne. Il repousse toute croyance qui ne force pas sa raison ; douter ainsi, qu’est-ce, sinon se soustraire à toute autorité qui n’est pas la lumière naturelle ? On peut douter de tout, excepté de son doute même ; ma conscience ne peut rejeter ma conscience ; pour supposer que je ne suis pas, il faut que j’existe. J’existe donc, puisque je pense, ou plutôt, si je pense, c’est que j’existe. Je suis un être pensant. Qu’est-ce que ma pensée ? Quels sont ses objets ? L’objet de ma pensée est triple : je pense à moi, à Dieu, à la matière. Dieu et la matière sont-ils des créations de ma fantaisie, ou des êtres qui ont l’existence réelle ? Comment me serais-je donné l’idée de Dieu, s’il n’y a rien en moi qui l’égale ? Cette idée ne sort pas de ma propre puissance, elle descend en moi du souverain être, et prouve à elle seule la réalité de son objet. La matière, telle que je la conçois, a moins de perfection dans son essence que moi-même ; mais, si je l’ai produite, si ce n’est qu’une abstraction, d’où vient que cette abstraction s’est faite en moi sans ma participation ? D’où vient qu’elle m’obsède à toute heure, qu’elle prenne une si grande part dans ma vie, et que je sente comme une invincible tendance à croire à la réalité de son objet ? Dieu n’est pas parfait, s’il m’a créé pour cette illusion. Ainsi la méthode de Descartes s’accomplit en trois pas ; c’est d’abord, pour douter de tout, un vigoureux effort qui s’arrête impuissant devant la conscience ; en moi, je trouve l’idée de Dieu, qui implique son objet, et l’idée de la matière, dont l’objet est réel aussi, si Dieu est la perfection par essence.

M. de Rémusat, plein d’un respect filial pour ce grand et sévère génie de Descartes, tout en voyant en lui, à juste titre, le régénérateur de la philosophie, attribue à son influence quelques conséquences fâcheuses : le mépris de l’histoire, l’habitude de concentrer toute la science dans l’étude des facultés intellectuelles, et ce préjugé, que le principe de la science doit être unique. Descartes a méprisé l’histoire, parce qu’avant lui et autour de lui, l’autorité régnait toute seule ; il a lutté contre Aristote, parce qu’Aristote ne laissait pas de place à la liberté, et dans cette lutte est toute sa révolution ; mais il ne faut pas oublier que, si Descartes appelle tout au tribunal de sa raison, s’il refuse de porter le joug d’Aristote, il ne laisse pas de profiter de ses découvertes et de se les approprier, quand il le peut, après les avoir soumises à son libre examen. Descartes cachait son érudition, comme le lui reproche Leibnitz, mais elle n’était pas moins réelle[2]. Il aimait mieux étudier en lui-même que dans les livres ; mais, par sa première éducation, il était au courant de tous les systèmes. Dire qu’il a donné le fâcheux exemple de concentrer la philosophie dans l’étude des facultés intellectuelles, c’est oublier la marche qu’il suit dans la Méthode et dans les Méditations, ses deux principaux ouvrages. À peine a-t-il établi l’autorité de la conscience, que, sans analyser nos facultés diverses, dont il n’a donné que plus tard une théorie très faible dans le livre des Passions, il se met à démontrer l’existence de Dieu et celle de la matière. Descartes, qui ne séparait pas la physique générale de la métaphysique, loin de resserrer à l’excès le cercle de la philosophie, l’a peut-être agrandi témérairement. Il déterminait à priori les lois générales du mouvement ; au lieu de les tirer de l’expérience et du calcul, il les établissait sur la perfection de Dieu et l’essence de la matière. Il disait : Donnez-moi de la matière et du mouvement, et je construirai le monde. Quant à l’unité du principe de la science, il est vrai qu’il semble tout tirer de son célèbre enthymême, je pense, donc je suis. Mais au fond, que signifie la prémisse de cet enthymême ? Ne s’agit-il pas de la certitude de la pensée, considérée comme antérieure à la certitude de son objet ? Et le passage de la pensée à l’être, n’est-il pas nécessairement subordonné, dans toute philosophie bien faite, à l’étude de la pensée ? M. de Rémusat se trompe : ce n’est pas Descartes, ce n’est pas surtout l’école rationaliste, elle qui, dès le premier jour, produit Leibnitz, le père de l’éclectisme, ce n’est pas elle qui a introduit le mépris de l’histoire, absorbé toute la science dans la psychologie, ou même dans une partie de la psychologie, et fait sortir toute la philosophie d’un principe unique ; c’est l’école de Locke et de Condillac qui a fait cela, c’est la philosophie de la table rase. C’est elle qui a tout expliqué par les transformations de la sensation, anéanti, sous son règne, les études historiques, et finalement changé le nom de la science, qui s’est un jour appelée idéologie. Ce qui donne un caractère à la doctrine de Condillac, et en même temps ce qui la condamne, c’est qu’elle est une philosophie éminemment simple, qui n’a qu’un seul élément et un seul principe.

Descartes commence par un acte de foi, et c’est le caractère de toute saine philosophie. La science doit tout prouver, hors son principe. Si l’on donne une démonstration au principe lui-même, on ne fait plus qu’un cercle vicieux. La faute de Descartes, suivant M. de Rémusat, n’est pas seulement d’avoir quitté trop vite l’observation de la conscience, et de n’y avoir vu que la pensée ; c’est plutôt et avant tout de n’avoir pas du même coup fondé l’autorité de la conscience et celle de la raison pure. On a beau vouloir ensuite se mettre d’accord avec le sens commun ; on a beau multiplier les artifices logiques, et recourir, en désespoir de cause, à la véracité divine, il est impossible de ne pas compromettre la réalité du monde extérieur, du moment qu’on ne place pas sur la première ligne, avec la conscience que j’ai de moi-même, la faculté qui me donne le principe de contradiction et le principe de causalité, et par eux me rend capable d’affirmer le monde extérieur, ou plutôt m’y contraint. Lorsque Descartes nous dit « Je pense, donc je suis, » d’où sait-il que, pour penser, il faut être ; sinon parce qu’il possède le principe de substance ? Et même, s’il pense, à quelle condition peut-il penser, si ce n’est à la condition de posséder le principe de contradiction ? Descartes ne le nie pas, dit M. de Rémusat : il y a plus, quand on le presse, il l’affirme ; mais cette affirmation se cache dans la polémique, et ne prend pas place dans le système. La certitude reste attachée par excellence à la conscience que j’ai de ma propre vie, et c’est à cette faute de Descartes que Kant répondra plus tard, quand il dira : Je ne puis pas ne pas m’affirmer moi-même ; hors de moi je ne puis rien affirmer avec certitude.

Il restait donc une lacune à combler après Descartes dans la philosophie rationaliste. Il restait à faire l’analyse de la raison. L’école de Kant et celle de Reid ont accompli cette tâche, chacune à sa manière. C’est Descartes qui a fondé la psychologie, mais il ne l’a point faite ; il a donné l’exemple de conclure la métaphysique entière d’une donnée psychologique, mais cette donnée, telle qu’il l’a conçue, était incomplète ou insuffisante. Pour accomplir la méthode rationaliste et lui faire porter tous ses fruits, il fallait poursuivre plus loin que ne l’avait fait Descartes l’observation de la conscience, ne pas se jeter sur-le-champ dans la déduction, faire l’inventaire, dresser la liste des croyances que la nature nous impose, et qui nous apparaissent avec le même caractère de nécessité que l’existence de notre pensée. Cette analyse de nos facultés primitives, cette énumération des jugemens nécessaires, cette méthode vraiment et complètement psychologique, Claude Buffier en a donné en France les premiers modèles ; Reid et Dugald Stewart l’ont mise en pratique avec succès, et en ont fait la méthode et le caractère de l’école écossaise.

Dans un sens rigoureusement vrai, l’école écossaise n’est point originale, et elle n’aspire point à le paraître. Elle a plutôt une méthode que ce que l’on appelle un système, c’est-à-dire qu’elle ne croit pas la philosophie achevée, et qu’elle s’occupe à la faire. Après quelques recherches et peut-être quelque découverte, les philosophes se hâtent le plus souvent de conclure, de fermer la carrière, impatiens qu’ils sont de profiter de leurs travaux, d’assurer leur gloire, et de donner leur nom à une doctrine complète. C’est un défaut d’esprit et de caractère que les écossais n’ont pas connu. Comme ils cherchent la vérité pour elle-même, ils aiment mieux mettre les autres en voie de la trouver que de feindre qu’ils l’ont trouvée eux-mêmes, et de donner une hypothèse pour un principe constaté. Ils n’ont pas introduit une seule création de leur fantaisie dans ce champ de la philosophie, que les diverses écoles ont à l’envi l’une de l’autre encombré d’êtres chimériques. Cette fécondité n’a rien qui les tente ; ils songent à trouver et non à créer. Ils viennent détruire des erreurs, et ne craignent rien tant que d’en émettre de nouvelles. La philosophie négative de Locke est la cause à laquelle nous devons Reid. Le mérite éminent de Locke, parmi tant de défauts, c’est d’être un analyste ; son analyse aboutit, il est vrai, à des négations ; mais elle éveille la curiosité sur les problèmes psychologiques, et elle montre l’importance capitale de cette question de l’origine des idées, qui devint presque dans l’école de Locke la philosophie tout entière. Reid répondit à cette analyse par une autre ; aux négations de Locke, une méthode plus sûre, des principes plus vrais, lui permirent d’opposer des affirmations ; il remonta ainsi à la source de nos idées, et fonda l’autorité de nos facultés primitives. Ce fut là toute sa tâche ; et parce qu’il ne descendit pas aux applications pratiques de la méthode, parce qu’il n’aborda pas les questions de parti, et ne suscita point de tempêtes, son école demeura obscure et presque inconnue ; elle justifia constamment le titre de philosophie du sens commun qu’elle avait pris, et, si elle ne fut pas glorieuse, elle fut utile.

Le style diffus, quoique aimable, de Reid, ses répétitions, ses longueurs, sa sage et honorable timidité, qui sied mieux au philosophe que les airs d’inspiration et de prophétie ; quelque chose d’inachevé dans ses plus belles théories, de grandes questions omises, l’absence de systématisation, expliquent, sans les justifier, les dédains dont il est aujourd’hui l’objet parmi nous. Nous devons beaucoup à Reid, car nous lui devons M. Royer-Collard et la réaction qui nous a délivrés du sensualisme. Sa philosophie, je l’avoue, n’est pas héroïque ; elle ne dévoile pas tous les mystères, elle s’occupe au contraire à les constater ; elle ne possède pas ces merveilleux secrets qui ne laissent rien d’obscur dans la création, et qui expliqueraient toutes choses s’ils pouvaient s’expliquer eux-mêmes. Mais appartient-il à la science de le porter si haut, et de mépriser tout ce qui ne s’éloigne pas du sens commun ? Ne vaut-il pas mieux borner son savoir que de s’emplir la bouche de grands mots vides d’idées, d’envelopper le néant dans des formules inintelligibles, et de donner à force d’orgueil la mesure de sa faiblesse ? M. de Rémusat, qui connaît et expose à merveille tous les reproches que l’on peut faire aux écossais, n’hésite pas, en leur rendant justice, à les reconnaître pour ses maîtres, et pour les maîtres de la philosophie française de notre temps. Sans doute il reste beaucoup à faire après Reid ; il n’a pas créé une philosophie, mais il a mis la philosophie sur la véritable voie ; il a développé, perfectionné, accompli, la méthode rationaliste de Descartes. L’Essai de M. de Rémusat sur Reid est un véritable chef-d’œuvre d’exposition claire et complète et de critique judicieuse. Il faut opposer cette défense de la méthode expérimentale aux dédains et aux injures de nos grands improvisateurs philosophiques, qui, nourris jadis à l’école de Reid, rougissent aujourd’hui de la philosophie du sens commun, et ne la trouvent plus digne de leur génie.

Assurément Kant est une bien autre puissance. Il remue à de bien plus grandes profondeurs le sol de la philosophie ; il s’empare d’autorité des intelligences, et, si on parvient à lui échapper, ce n’est pas sans une lutte douloureuse. Il a régné sans partage sur la philosophie allemande ; transplanté péniblement dans notre pays, son règne commence chez nous quand il est presque fini au-delà du Rhin, et que d’autres penseurs ont succédé à son influence et à sa renommée. Ce n’est pas une doctrine qui puisse entrer dans la vie d’un peuple ; elle n’attire que les hautes intelligences, et quiconque n’a jamais vécu dans ce monde de la métaphysique, si différent de celui des phénomènes, ne peut voir dans ce scepticisme fantastique qu’une sorte de poème qui donne le vertige à l’imagination. Quel poème cependant et quel poète ! Au dehors, la forme la plus ardue et la plus bizarre, hérissée de néologismes et de formules, sans apprêt, sans art, ne parlant qu’au jugement et à la plus froide raison ; au dedans, des déductions sévères, presque scholastiques, des analyses, des divisions, des distinctions, véritable algèbre de l’intelligence ; oui, mais une conviction si profonde, une hardiesse si tranquille, une originalité si neuve et si vraie, que l’esprit se laisse aller dans cette route, qu’il s’y enfonce à la suite du maître, croyant d’abord qu’il ne poursuit que des abstractions, et tout à coup s’apercevant que par derrière les vaisseaux ont été brûlés, et qu’il ne reste plus de chemin pour regagner la terre. Platon, dans sa République, enchaîne les hommes au fond d’une caverne où des ombres, qui descendent avec un rayon du jour, leur paraissent toute la réalité : le philosophe est celui qui rompt ses chaînes et s’élance hors de cette prison et de ces ténèbres pour s’emparer de la lumière et de la vie et voir face à face le soleil. Kant a aussi sa caverne où il nous enchaîne ; mais les liens qui nous y retiennent sont des liens que nul ne peut rompre : c’est la nécessité de la raison, preuve de sa puissance pour les rationalistes, et pour Kant de sa faiblesse. Ainsi garrottés et enfouis, que connaissons-nous au-delà de toutes ces ombres ? Que pouvons-nous affirmer ou soupçonner d’un autre monde ? Mon esprit sait qu’il conçoit des idées ; mais, s’il veut contrôler ses propres idées et passer par elles à leurs objets, il faut qu’il sorte de lui-même, qu’il change sa condition nécessaire, qu’il perde son identité et vive d’une double vie. Faire de la psychologie, c’est étudier le dedans de la caverne ; se jeter dans l’ontologie, c’est rompre la chaîne, briser les portes, et échapper à l’humanité. Il est vrai que, pour ressaisir au moins le monde moral dans ce naufrage, Kant distingue de la raison pure, incapable d’arriver à l’être, la raison pratique, qui possède la loi morale ; que de la loi morale il conclut la liberté sa condition, Dieu sa cause, et sa sanction l’immortalité. Vains efforts ! La raison ne se dédouble pas, et la loi morale ne résiste pas aux attaques de ce scepticisme, qui ruine l’existence de Dieu et celle du monde et réduit toutes choses en un éternel problème. Au milieu de ces débris, la dernière réalité qu’on croit saisir nous fuit comme le reste, et les murs de cette caverne pèsent sur nous de tout leur poids.

Ce grand système de Kant, si admiré et si peu connu, si faux dans son ensemble et si utile pour la connaissance de la vérité par les vues lumineuses dont il abonde, n’a jamais été exposé peut-être avec une clarté aussi parfaite que dans le livre de M. de Rémusat, ni rattaché avec autant de sagacité à la grande chaîne des doctrines rationalistes. M. de Rémusat, qui, dans tout son livre, ne s’occupe que de métaphysique, n’expose aussi que cette partie du système de Kant, et laisse dans l’ombre la philosophie morale. Il avait peut-être le droit d’agir ainsi, mais nous devons regretter qu’il n’ait pas tenu à rendre son exposition complète. Pourquoi ne s’est-il pas souvenu que l’intention formelle et évidente de Kant est de faire un seul tout de ces deux parties de sa doctrine et que, dans la Critique de la raison pure elle-même, il prend soin d’annoncer par avance les résultats qu’il se promet d’obtenir par la critique de la raison pratique ? En opposant la morale de Kant, si dogmatique, si noble et si grande, à sa métaphysique, ou plutôt à son scepticisme absolu en métaphysique pure, M. de Rémusat n’aurait-il pas eu entre les mains un argument de plus à produire contre le criticisme de Kant ? Quel parti a tiré M. Cousin de cette étonnante contradiction dans le long et admirable ouvrage qu’il vient de publier sur le kantisme ! Enfin pourquoi, après avoir largement développé l’esthétique et la logique transcendentales, M. de Rémusat a-t-il fait une si petite part à la dialectique, qui a bien aussi son importance ?

Je ne sais si je me trompe, mais j’ai toujours pensé que c’est la dialectique transcendentale qui a conduit Kant à tout le reste. En d’autres termes, ce n’est pas dans l’analyse de la raison humaine et de ses conditions primitives, dans cette savante et profonde analyse, si pleine d’ordre, de symétrie et de proportion, que Kant a puisé le germe de son scepticisme. Ce n’est pas la psychologie qui lui a enseigné le doute ; c’est l’histoire. Kant n’a pu soutenir avec fermeté le spectacle des éternels égaremens, des prodigieuses contrariétés des systèmes philosophiques ; son regard s’est troublé, son courage a faibli. Il a mis sur le compte de l’esprit humain les misères, les faiblesses et les contradictions des philosophes, et, désespérant de mettre jamais les métaphysiciens d’accord, il a pris le parti de nier la métaphysique.

Descartes, il faut l’avouer avec M. de Rémusat, a ouvert la route au scepticisme de Kant, lorsqu’en développant le doute méthodique, il a provisoirement rejeté la raison au profit de la conscience, lorsqu’au lieu de saisir immédiatement Dieu et le monde par la puissance de ses facultés et des jugemens primitifs et nécessaires, il a mis le monde extérieur à la merci d’une démonstration. Tous ceux qui se sont inspirés de ses doctrines, se sont perdus ou égarés à la limite des deux mondes : Malebranche, Leibnitz, Spinoza. Kant met à nu ce vice de l’école rationaliste, en acceptant franchement la conséquence. Descartes pose le principe, Kant développe et exagère la conséquence ; Reid accomplit la méthode et donne au rationalisme le moyen dont plus tard il pourra faire sortir la réfutation victorieuse de Kant. Telles sont les trois grandes phases du rationalisme moderne, les trois systèmes auxquels il se rattache. Ainsi M. de Rémusat nous montre à la fois la plus grande plaie du rationalisme et le remède qui doit la guérir.

Dans l’histoire de la doctrine rationaliste, le sensualisme doit avoir sa place, puisqu’il en est l’adversaire naturel. Aujourd’hui, le sensualisme n’existe plus en France parmi les écoles philosophiques ; il est mort de sa propre faiblesse, plutôt que sous les coups de ses ennemis. Mais, comme l’a si bien vu M. de Rémusat, c’est là un de ces vaincus qu’il faut frapper à terre. Le sensualisme peut disparaître de la science ; dans le monde, son empire est de tous les temps et de tous les lieux. Les faibles ames que le corps seul occupe, les cœurs dépravés qu’un vil intérêt conduit, tous ces esprits qu’absorbe le présent et pour qui l’avenir n’existe pas, qui vivent des phénomènes et ne soupçonnent pas les causes, quand ils prennent pour mesure de la réalité leur jugement faux et leur imagination impuissante, ne font que renouveler sans le savoir les négations de la philosophie sensualiste. L’école a beau s’efforcer, toutes ses recherches n’aboutissent qu’à exprimer en formules les instincts grossiers, les négations stupides d’une populace sans lettres, sans philosophie et sans religion. C’est à ce résultat que la philosophie et la logique la condamnent. Elle peut recourir à l’idéalisme, comme nous l’avons vu arriver aux descendans directs de Condillac ; mais M. de Rémusat leur montre avec évidence que, si la négation des substances les jette dans l’idéalisme, lorsqu’ensuite, par hypothèse, ils redonnent un objet aux idées, il faut que cet objet soit corporel. La doctrine de la sensation fait fausse route quand elle aboutit à l’idéalisme. La vraie philosophie sensualiste, c’est celle que nous montre M. de Rémusat dans l’école de Broussais, philosophie de chair et de sang, qui ne sait que manipuler des cadavres, qui juge la vie intellectuelle par les pulsations du cœur, et tient sous son scalpel une cervelle qui pense, et un esprit qui végète. Le sensualiste qui sait l’être, doit se vautrer dans cette fange des corps ; il tient au moins un côté, le côté hideux de la réalité, tandis que l’idéologue, avec ses abstractions vides, connaît mal le monde des corps, et blasphème celui des esprits. Insensés les uns et les autres, qui croient avoir le sens commun pour eux, parce qu’ils répondent aux sympathies des cœurs flétris et des intelligences corrompues ; qui se vantent de posséder une doctrine positive et dogmatique, parce qu’ils admettent le phénomène aux dépens de la substance, et qu’ils sacrifient l’esprit au corps, et le plus au moins. Ils ont cela d’original dans leur commune misère, qu’ils la prennent de bonne foi pour de l’opulence, et qu’emportés dans ce torrent du monde sensible, ils se sentent heureux, pourvu qu’ils se lèvent un instant au milieu des autres flots, et qu’ils comprennent leur néant et le néant de toutes choses.

Quelle instruction tirer de tous ces exemples ? quelle philosophie véritable contiennent ces philosophies contradictoires ? S’il est vrai, comme M. de Rémusat le proclame après Leibnitz, après M. Cousin, qu’il faut en général, pour qu’une proposition ait été soutenue, qu’elle soit raisonnable par quelque côté, le sensualisme même ne doit pas nous éclairer uniquement par ses erreurs. Il y a d’ailleurs cette différence entre le monde de la raison et celui des sens, que la sensation est exclusive et n’admet pas de partage, que la raison au contraire, qui engendre ou exprime des lois, a besoin de les appliquer, et prouve la sensibilité, comme condition relative de la raison humaine. Ainsi la méthode doit être multiple ; la conclusion, dogmatique ; l’objet, multiple et divers. D’une part, l’expérience et l’induction, de l’autre, l’intuition et la déduction rationnelle, telle est la double méthode que M. de Rémusat recommande. Suivant lui, comme le monde est multiple, la science aussi doit l’être ; il sait que l’unité de la nature est celle qui naît de l’harmonie, et non pas cette unité absolue qu’on obtient par mutilation. En logique, le principe de contradiction et celui de raison suffisante ; en ontologie, la substance et la cause ; en psychologie, l’affirmation directe du moi et du non-moi, sont à ses yeux autant de jugemens primitifs et nécessaires, que l’induction et la déduction doivent développer et féconder, mais qui, servant de base à l’induction et à la déduction, ne peuvent être ni prouvés ni réfutés par elles. Son esprit, éminemment juste et raisonnable, se contient dans les limites du vrai, et ne dépasse jamais les prémisses ; de la faiblesse et de la limitation de la science, il n’en conclut pas le néant de l’impossibilité de concilier, il ne conclut pas l’impossibilité de la conciliation. Il voit, il signale tous les écueils sans y tomber, sans prendre le vertige, sans quitter la droite ligne où sa ferme raison le conduit. Le scepticisme peut l’effrayer, mais non le troubler. Il va jusqu’au fond du système de Kant, et il demeure dogmatique et rationaliste. Il faut, dit-il, connaître ces objections, et passer outre. Kant a beau soutenir que nous ne connaissons directement que nos idées ; qu’il n’y a rien en elles qui prouve leur objet ; que la nécessité de croire, fût-elle admise, n’est pas une démonstration, et que, si la liberté est la condition de la philosophie, ce n’est pas agir en philosophe que de se soumettre à une nécessité aveugle. Il a beau demander une autre raison, pour contrôler l’autorité de la raison. M. de Rémusat établit solidement contre lui les deux propositions suivantes : 1o la psychologie ne fournit aucun prétexte de douter de la vérité des connaissances que nous devons à nos facultés naturelles ; 2o la logique s’appuie sur des vérités absolues et ne peut s’en passer pour nier les vérités absolues, c’est-à-dire que dans ce cas elle ne peut se dispenser d’affirmer ce qu’elle nie. Contre Destutt-Tracy et Broussais, il prend les armes de l’école écossaise ; il constate dans l’esprit humain des facultés diverses, dont les unes connaissent l’esprit, dont les autres nous livrent le corps. Si l’on admet la perception extérieure, pourquoi ne pas admettre, au même titre, la conscience et la raison ? Un jugement primitif ne se démontre pas, il s’accepte ; on ne peut donc faire un choix entre plusieurs jugemens primitifs ; il faut tout accepter ou tout rejeter. Contre ces philosophies foncièrement sceptiques, quoique positives à la surface, M. de Rémusat emploie l’argument qui triomphera toujours de tout scepticisme ; c’est de le réfuter en le complétant. M. de Rémusat croit donc à la possibilité d’une science métaphysique, puisqu’il croit à la réalité de son objet, à l’autorité de nos facultés et de nos jugemens primitifs. Sa métaphysique commencera par la psychologie, sans y rester ; elle étudiera d’abord le moi, pour arriver au non-moi ; elle connaîtra la pensée, et par elle son objet. Ainsi, en admettant le non-moi comme objet certain de la connaissance, et non comme hypothèse, il se sépare de Kant. Dans la pensée et dans le monde extérieur, M. de Rémusat admet des phénomènes dans une substance, une substance sous les phénomènes ; pour lui, les substances sont multiples et diverses ; il y a des substances spirituelles et des substances corporelles, une substance infinie et parfaite, des substances imparfaites et finies. Ainsi, il se sépare des doctrines empiriques et sensualistes, et nous donne les élémens d’une science métaphysique complète.

Il restait à M. de Rémusat, après avoir fait l’histoire du rationalisme, après en avoir exposé et défendu les principes et la méthode, à décrire les élémens du monde que la raison nous livre, et les rapports d’action et de dépendance réciproque que ces élémens divers soutiennent entre eux. De cette double tâche, il n’a accepté que la première. Dieu et la morale, la création et le mouvement, ne paraissent dans son livre que quand d’autres sujets les amènent. Il se contente de fournir la matière et les procédés de la science, il ne se charge pas de les mettre en œuvre. C’est moins une philosophie rationaliste qu’il nous donne qu’une philosophie de la philosophie rationaliste.

Il est impossible, et il serait inutile, de résumer la démonstration que donne M. de Rémusat de la spiritualité de l’ame, et sa discussion sur la nature physique et métaphysique de la matière. Rien ne peut donner une idée de cette méthode à la fois sage et pénétrante, où la profondeur se joint à la clarté, où la nouveauté des vues ne laisse jamais oublier l’homme de bon sens et l’esprit pratique ; rares éloges pour un philosophe, et que bien peu de métaphysiciens savent mériter à la fois. Sur un point seulement, d’une importance grave, je soumettrai à M. de Rémusat quelques objections.

Dans son Essai sur la matière, lorsqu’il en a énuméré les qualités d’après le vulgaire et d’après les physiciens, et qu’à l’exemple des écossais et de M. Royer-Collard il en a réduit la liste, il entreprend de pénétrer plus avant dans l’essence même des corps, et, après une discussion constamment ingénieuse et savante, sans se prononcer absolument, il incline pour le système de Leibnitz, c’est-à-dire qu’il identifie l’étendue et le mouvement, la matière et le mobile, la substance et la force ; qu’il réduit toutes les forces à l’attraction et à la répulsion, qui agissent sans cesse l’une sur l’autre, que l’inertie se trouve ainsi bannie de la nature des choses, comme le vide et le néant, et que le monde matériel est composé tout entier d’atomes ou forces simples. Puisque M. de Rémusat inclinait si fort à adopter les idées de Leibnitz sur ce point, pourquoi ne pas les accepter jusqu’au bout ? Pourquoi, après avoir réduit les corps à des forces simples, concevoir la notion d’espace comme on la prend dans sa relation avec les notions ordinaires d’étendue ? Pour Leibnitz et pour Kant, et pour quiconque réduit les corps à n’être plus que des forces simples, l’espace ne doit être qu’une pure forme de la sensibilité humaine. M. de Rémusat a même à se reprocher à ce sujet une légère inexactitude dans son Essai sur Kant, la seule peut-être que contienne cette excellente exposition : il croit que Kant a hésité sur la question de l’espace, qu’il a cherché des subterfuges et tourné la difficulté, tandis que Kant déclare au contraire en termes exprès que « ce n’est qu’au point de vue où nous place notre condition humaine que nous pouvons parler d’espace et d’êtres étendus, et que, si nous sortions de cette condition subjective qui fait que nous pouvons recevoir des intuitions externes, alors l’espace ne signifierait plus rien. » Il suffit d’y réfléchir attentivement pour reconnaître que Kant ne pouvait tenir un autre langage. M. de Rémusat s’est peut-être trop préoccupé de l’existence extérieure de l’espace. « L’espace, dit-il, est certainement nécessaire ; anéantissez le ciel et la terre, l’homme et Dieu, l’espace subsiste. Il est le contenant de la création ; il rend la création possible, si d’ailleurs elle est possible : il lui est aussi nécessaire que le créateur. » Aristote en a dit autant de l’absence de contradiction, ou de la possibilité logique abstraite. « L’espace, dit encore M. de Rémusat, est divisible, pénétrable, homogène, infini, incréé, éternel, nécessaire ; le sujet de tous ces modes ne peut être un pur néant. » Mais tous ces modes, à l’exception du dernier, sont des attributs négatifs ; car on peut dire du néant qu’il est incréé, divisible, éternel, infini même, dans le sens dont il est ici question, c’est-à-dire sans limites ; et, quant à la nécessité, la question est de savoir si l’espace est nécessaire comme idée ou comme objet. L’arrière-pensée de M. de Rémusat est d’arriver par l’espace à une démonstration rationnelle de la matière. À quoi bon, puisqu’il admet, dans la sensation, le jugement primitif et nécessaire de l’existence du non-moi ? D’ailleurs, la démonstration ne prouve rien, et, si elle prouvait, elle prouverait trop. La voici sans y rien changer : « Ou il n’y a pas d’espace, ce qui est impossible, ou, s’il y a de l’espace, il y a nécessairement quelque chose dedans. » M. de Rémusat ne prend-il pas trop facilement sa seconde proposition pour accordée ? Et ne reste-t-il pas à se demander si l’espèce de difficulté que l’on trouve à concevoir l’espace vide n’est pas tout simplement une de ces deux choses : ou l’impossibilité où nous sommes d’imaginer le néant, ou la preuve que la nécessité de l’espace n’est pas absolue, mais relative, et qu’elle commence pour l’esprit au moment où il admet l’étendue ? Ensuite, si l’espace suppose son contenu, cela est également vrai de toutes les parties de l’espace ; il n’y a donc pas de vide, et M. de Rémusat déclare en effet que tout est plein. Or, dès que l’on admet que tout est plein le mouvement devient impossible. M. de Rémusat, pour échapper à cette difficulté, établit que les deux forces d’attraction et de répulsion qui remplissent l’espace, et que nous appelons la matière, n’agissent pas partout avec la même intensité. Cette explication est-elle suffisamment claire ? Et si la matière n’est autre chose que deux forces qui agissent l’une sur l’autre, admettre une différence d’intensité dans leur action n’est-ce pas, sous d’autres termes, admettre le vide ? Enfin, pour dernière conséquence, la théorie de M. de Rémusat le conduit tout droit à conclure l’éternité de la matière, et même sa nécessité : une telle conclusion, qu’il exprime d’une façon très explicite, mérite au moins qu’on y regarde à deux fois avant de l’admettre.

La question de l’éternité du monde et de la création pénètre ainsi dans la métaphysique de M. de Rémusat malgré lui, et Dieu y entre à la suite de la création. Quoi qu’on fasse, on ne chassera jamais Dieu de la métaphysique. Pourquoi M. de Rémusat en a-t-il eu peur ? C’est aux esprits trempés comme le sien à aborder ces problèmes ; il possède à la fois la puissance et la prudence, et ne doit craindre par conséquent ni sa faiblesse ni sa force. « Ce sont, dit-il, des problèmes qui donnent le vertige ; » mais, en philosophie, le vertige ne s’empare jamais de ceux qui savent le craindre.

Toute la philosophie de M. de Rémusat suppose Dieu et le prouve. Quand il étudie l’intelligence et qu’il explique toute notre lumière intellectuelle par la lumière de la raison, il déclare que cette lumière est empruntée, qu’elle luit en nous sans se confondre avec nous. « La raison, dit-il, peut mettre en question l’absolu, mais non pas en rendre raison, car elle n’est pas l’absolu. Elle y participe sans l’égaler, elle en émane sans s’y confondre, car il y a en elle quelque chose qui est au-delà d’elle ; elle donne plus qu’elle ne possède, et par ses limites même trahit son origine. Celui qui l’exposa sur la terre a laissé dans son berceau des marques d’une haute naissance, et quelques lettres demi-effacées de la langue qu’il parle et qu’elle ne sait pas. » Quand M. de Rémusat s’applique à rechercher la nature des corps, et que sous son analyse savante le monde corporel n’est plus que l’action de deux forces qui s’opposent l’une à l’autre, ces forces, qui ne sont après tout que des causes secondes, deviennent pour lui la preuve sans réplique qu’il existe une cause première. Ainsi, la métaphysique le conduit à Dieu par tous les chemins ; il ne lui manque que d’avoir résumé sa doctrine sur la substance infinie, et d’en avoir étudié les attributs.

Il est digne de remarque que M. de Rémusat, dans son essai sur Descartes, refuse expressément d’admettre la démonstration de l’existence de Dieu, si célèbre sous le nom de preuve à priori et d’argument de saint Anselme. Reid et l’école écossaise le rejetaient également, et jamais M. Jouffroy ne voulut consentir à y voir autre chose qu’une subtilité métaphysique propre à égarer les esprits plutôt qu’à les éclairer. On peut dire au moins que cet argument a pour lui des autorités imposantes, et qu’il a été considéré par de grandes écoles comme le fondement de la théologie. L’auteur d’Énésidème a écrit une histoire de cette preuve de l’existence de Dieu, où il nous la montre dans toute la suite de son orageuse et brillante destinée. Inventée par saint Anselme (et non par saint Augustin, quoi qu’en disent Tennemann, M. Cousin, et avec eux M. de Rémusat), combattue dès sa naissance par Gaunilon, repoussée par saint Thomas, et depuis par Gassendi, par Locke, par Voltaire et par toute l’école empirique, elle a pour elle le patronage de la plupart des grands métaphysiciens modernes, Descartes, Malebranche, Leibnitz, qui la reprennent tour à tour, la défendent, et s’appliquent à la fortifier, à lui imprimer le caractère d’un établissement scientifique. Kant, dans sa Dialectique transcendentale, rassemble contre cet argument toutes les forces de sa dialectique avec un zèle et une insistance qui prouvent au moins l’importance qu’il y attachait. Nous ne voulons pas entrer dans une discussion que le plan de M. de Rémusat semble écarter ; mais n’a-t-il pas confondu, dans son travail sur Descartes, deux démonstrations fort distinctes de l’existence de Dieu : l’une, celle de saint Anselme, que l’idée de Dieu n’est autre chose que l’idée que Dieu est actuellement parfait, et par conséquent qu’il existe ; l’autre, propre à Descartes, que, pour me donner moi-même cette idée, il faudrait qu’une force produisît un effet plus grand qu’elle-même, ou qu’avec le moins on pût faire le plus, ou encore que le fini, en se répétant, pût devenir son contraire, et s’appeler l’infini ?

Quand nous nous plaignons que M. de Rémusat n’ait abordé qu’accessoirement ce qui touche la théologie naturelle et la morale, c’est un regret que nous exprimons et non un reproche. Il aurait pu souffler la vie dans ce grand corps métaphysique du monde, dont il avait si bien décrit les élémens ; il aurait pu le faire vivre et se mouvoir sous nos yeux, nous montrer les causes secondes répondant à l’impulsion toute puissante de la cause première, et les lois éternelles de la physique et de la morale gouvernant avec une égale sagesse, tous les mouvemens du ciel et de la terre, et toutes les révolutions de la société humaine. Cependant tel qu’il est, son livre est complet ; c’est un tout, et rien ne lui manque dans les limites que l’auteur s’est assignées. Au fond, M. de Rémusat est si loin de négliger le principe des grandes vérités morales, que son livre est une exposition brillante, chaleureuse, et en même temps profonde et sincère, de la philosophie rationaliste ; et qu’est-ce que cette philosophie, sinon, pour la méthode, l’autorité souveraine de la raison, et, pour la doctrine, la providence de Dieu, la spiritualité et l’immortalité de l’ame ?

Ce qui prouverait, à défaut d’autres raisons, si ce livre n’en fournissait abondamment de toutes sortes, que M. de Rémusat est un véritable philosophe, c’est-à-dire, pour rappeler la célèbre définition de Cicéron, « un homme de bien qui aime et cherche la vérité ; » ce qui le prouverait, c’est le choix des questions qu’il a traitées. Il n’a pas pris celles qui ont le plus de retentissement et qui attirent l’attention du vulgaire, mais les plus difficiles, les plus sérieuses, les plus abstraites. N’est-ce pas un rare exemple aujourd’hui que cet amour des principes, cet attachement aux problèmes purement scientifiques et ce dédain de la popularité vaine ? Et ne voyons-nous pas des philosophes, sortis de la même école que M. de Rémusat, prendre la philosophie par le milieu, et, peu soucieux de bâtir solidement, ne songer qu’à éblouir le vulgaire, et à créer des systèmes d’un coup de baguette ? Ceux-là n’ont pas payé de leur personne dans nos luttes politiques ; ils n’ont pas marqué leur place au premier rang de nos hommes d’état ; ils sont restés entre eux, dans leurs journaux et dans leurs coteries, uniquement occupés de leurs idées, et tout au plus distraits de loin en loin par quelqu’infructueux essai de société ou de religion nouvelle. Et cependant, quand ils sortent de leur nuage, qu’ont-ils à nous donner que des alimens pour la polémique quotidienne, des théories sur le mariage, la propriété et le pouvoir civil, et des recettes infaillibles pour guérir toutes les plaies de l’ordre social ? C’est qu’ils sont les serviteurs et non les maîtres de l’opinion, que, dans le métier de courtisan, il faut s’accommoder aux fantaisies de ceux que l’on sert, et qu’aujourd’hui la faveur publique n’est pas aux méditations abstraites et aux pures discussions de principes.

En dehors de l’école dont M. de Rémusat fait partie, nous n’avons guère en France que trois écoles de philosophie, ou plutôt trois philosophes, car ils ont de l’influence et pas de disciples. Ouvrez leurs livres, et vous verrez écrit sur la première page que, depuis Dieu jusqu’au dernier atome, ils vous donneront le secret de tout. Ce sont des poètes ; leur imagination se lance sans règle et sans frein dans les espaces imaginaires ; ils jouent avec la métaphysique, et ne songent pas aux conséquences que peut entraîner dans la morale ou dans la politique une hypothèse ainsi jetée à l’aventure. L’un commence un jour une exposition du dogme catholique, que les orages de sa vie transforment en traité de philosophie, sans y rien changer que le nom. L’autre, infatigable adversaire de la psychologie, et ne pouvant par conséquent connaître la nature humaine à moins de la deviner, lance dans le public une philosophie humanitaire. Il donne un pendant, en philosophie, à ce parti social qui parut tout à coup, il y a quelques années, dans la politique, qui n’était ni rétrograde comme la droite, ni servile comme le centre, ni imprudent comme la gauche, et qui fit une sorte de figure jusqu’au moment où les socialistes s’aperçurent, en même temps que tout le monde, que leur nouvelle doctrine consistait à n’en point avoir. Les vieilles rancunes contre la religion font vivre les humanitaires : d’autres ont essayé d’établir leur fortune philosophique sur ce christianisme accommodant qui nous est venu des romantiques, et qui a scandalisé pendant plusieurs années les ames pieuses et les philosophes. Ne connaissant ni l’Inde, ni la Grèce, ni le moyen-âge, ils prennent parti pour la scholastique contre les méthodes indo-grecques, et, parce qu’ils ont essayé de nous ramener au moyen-âge, ils s’intitulent la philosophie du progrès. Peu importe en effet que l’on recule de trois siècles et que l’on renie Descartes, Malebranche et Leibnitz, pourvu que l’on ait à la bouche les mots de progrès et d’avenir ; la philosophie pamphlétaire a les mêmes priviléges que le droit international : le pavillon couvre tout !

La véritable faute de l’école éclectique est de s’être retirée en quelque sorte sous sa tente, de s’être bornée à l’enseignement par la parole, et à la publication de livres essentiellement scientifiques, tandis qu’elle laissait le champ libre, dans les journaux et dans toutes les publications populaires, à des écoles dont l’influence, exercée dans des intérêts de parti, ne pouvait être que pernicieuse. Malgré le préjugé, la philosophie n’est pas inaccessible, elle ne doit pas l’être ; c’est la science humaine par excellence ; chacun a dans sa conscience un interprète pour tout système de philosophie qui ne sera pas une construction vaine. Il faut que la science nous touche par tous les points, par nos besoins, nos sentimens, nos passions, nos croyances. La philosophie qui ne parvient pas à se faire comprendre, et qui reste fermée à jamais à tout homme de bon sens qui ne serait pas initié, cette philosophie n’existe pas.

M. de Rémusat donne le bon exemple et montre le chemin. Il prête à la science la clarté parfaite de son esprit et l’éclat de son style. Il entend si bien la langue des savans et celle du sens commun, qu’il les traduit l’une dans l’autre sans embarras et comme sans effort. C’était aussi l’une des plus brillantes qualités de M. Jouffroy, de savoir populariser la science et de rendre intelligible et sensible, pour ainsi dire, ce que la métaphysique a de plus abstrait. Cette clarté du langage, indice de la précision et de la justesse des idées, l’usage de la méthode expérimentale, la circonspection unie à l’étendue et à la sagacité du jugement, l’élégance et la sûreté des méthodes, la noblesse et l’élévation des pensées, sont autant de rapports entre M. de Rémusat et celui dont il a été le collaborateur et l’ami, et dont il sera sans doute appelé à recueillir l’héritage académique. On sent, en lisant les Essais de philosophie, que M. de Rémusat est à l’aise parmi les idées nobles et élevées, et que chez lui les bonnes inspirations viennent de source. Il retrouvera à l’Académie d’autres philosophes de l’ancien Globe, toujours attachés de cœur à la bonne cause philosophique, toujours dévoués au rationalisme, à sa méthode et à ses doctrines. Nous n’exprimerons pas le vœu que l’élection de M. de Rémusat l’attache par un nouveau lien à la philosophie ; la politique ne nous l’enlèvera jamais entièrement, parce qu’il sait que toute politique qui ne s’appuie pas sur la philosophie bâtit sur le sable. La politique est la mer agitée par les tempêtes ; la philosophie est le temple majestueux et serein élevé par la doctrine des sages :

Edita doctrinâ sapientûm templa serena.

Les intérêts, les passions et les partis n’ont qu’un temps ; mais la science s’étend dans le passé et dans l’avenir, et elle répond pour l’homme aux intérêts de sa double vie.


Jules Simon.
  1. Deux vol. in-8o; Paris, chez Lagrange.
  2. « Descartes, dit Leibnitz, était plus érudit qu’il ne le voulait paraître ; son style et sa doctrine en font foi. Il excelle à s’approprier les pensées d’autrui, et je regrette qu’il essaie de le cacher. »