Poésies et Pensées posthumes de Henri Heine

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Poésies et Pensées posthumes de Henri Heine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 85 (p. 536-541).
ESSAIS ET NOTICES.

Letzte Gedichte und Gedanken, von H. Heine.


Vers la fin de sa vie, Henri Heine avait commencé de trier les manuscrits encore inédits qui devaient fournir la matière d’un dernier volume à publier après sa mort. Bien des choses furent détruites à cette occasion. Ce qui reste, — sauf les mémoires, — vient d’être publié par les soins de M. Adolphe Strodtmann, auteur d’une biographie d’Heine qui est justement appréciée en Allemagne. Ce sont des vers qui datent de toutes les époques de la vie du poète, des pensées détachées, des lettres, des brouillons qu’il a utilisés dans divers passages de ses œuvres, mais qui n’en sont pas moins curieux. Tout cela est très mêlé de véritables perles à côté d’ébauches informes. Voici quelques échantillons tirés de cette publication posthume :

pensées détachées.

Le dernier clair de lune du XVIIIe siècle et la première aurore du XIXe ont éclairé mon berceau. Ma mère a raconté qu’à l’époque où elle me portait dans son sein, elle a vu une pomme dans le jardin d’un voisin, mais qu’elle n’a pas osé la cueillir, de peur que l’enfant ne devînt voleur. Toute ma vie, j’ai eu des envies de cueillir de belles pommes, mais en même temps le respect de la propriété et l’horreur du vol.


J’ai le tempérament le plus pacifique du monde. Mes désirs sont bien simples : une maisonnette, un toit de chaume, mais un bon lit dessous, du bon manger, du lait et du beurre (bien frais), des fleurs à la fenêtre, devant la porte quelques beaux arbres, et si le bon Dieu voulait me combler tout à fait, il m’accorderait le bonheur d’y voir pendre six ou sept de mes ennemis. Le cœur ému, je leur pardonnerais à l’heure suprême tout le mal qu’ils m’auraient fait pendant leur vie. — Oui, il faut pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu’ils soient pendus.


Je ne suis point vindicatif, je voudrais aimer mes ennemis ; mais je ne puis les aimer avant de m’être vengé sur eux, — alors seulement pour eux mon cœur s’ouvre. Tant qu’on ne s’est pas vengé, il reste un levain dans l’âme.


Je n’ai pas voulu me faire naturaliser de peur, alors, de moins aimer la France, comme on devient plus froid pour sa maîtresse une fois qu’on a passé à la mairie. Je continuerai de vivre avec la France en faux ménage.


En France, mon esprit est en exil, exilé dans une langue étrangère.

La démocratie, c’est la fin de la littérature : liberté et égalité du style. Chacun sera libre d’écrire à sa guise, aussi mal qu’il voudra, mais personne n’aura le droit d’écrire mieux que lui.


Dans la littérature française, il règne aujourd’hui un plagiatisme admirablement organisé. Tel esprit a la main dans la poche de tel autre, cela leur donne de l’unité. Quand le talent de chiper les idées est aussi développé, — l’un prend à l’autre une idée avant qu’elle soit toute éclose, — l’esprit tombe dans le domaine public. La république des lettres, c’est aujourd’hui le communisme des idées.


Amaury est le patron des femmes auteurs ; il secourt les indigentes, il est leur petit manteau bleu, leur confesseur ; ses articles sont une petite sacristie où elles se faufilent voilées ; même les mortes lui confient leurs péchés ; Eve lui avoue des choses qu’elle tient du serpent, et dont nous n’avons rien su parce qu’elle n’a pas voulu les dire à Adam.

Ce n’est point un critique pour les grands écrivains, il ne l’est que pour les petits, — les baleines n’ont pas de place sous sa loupe, mais il y étudie les petites puces intéressantes. Je n’ai point lu Auffenberg. Je me figure qu’il doit être à peu prés comme d’Arlincourt, — que je n’ai pas lu non plus.


Nous avons cherché l’Inde matérielle, et nous avons trouvé l’Amérique. Maintenant nous cherchons l’Inde spirituelle ; que trouverons-nous ?…


Les Mahâbârata, les Ramayâna et les autres fragmens gigantesques, ce sont des ossemens de mammouth oubliés sur l’Himalaya.


A l’innocent poète qui tout à coup s’avise de se mêler de politique, je crierais comme cet enfant au berceau : — Père, ne mange pas de la cuisine de maman !


Je comparerais Thierry à Merlin. Il est enterré, vivant, le corps n’existe plus, la voix seule est restée. L’historien est toujours un Merlin, il est la voix d’un temps enseveli ; on l’interroge, il répond ; c’est un prophète qui regarde en arrière.


Les romantiques français d’aujourd’hui sont des dilettanti du christianisme. Ils se montent la tête pour l’église, sans être sincèrement attachés à son symbole. Ce sont des catholiques marrons.


Chez aucun peuple, la croyance à l’immortalité n’a été aussi vive que chez les Celtes. On aurait pu leur emprunter de l’argent avec promesse de le rendre dans l’autre monde. Nos usuriers chrétiens devraient les prendre pour modèles.


Les écrivains catholiques ont de bonnes armes de guerre, mais ils ne savent pas s’en servir. Comme les Chinois, ils ont des canons, de la poudre et des boulets ; mais tirer, c’est une autre affaire. Ce sont des enfans armés de grands sabres trop lourds pour eux, coiffés de casques qui leur écrasent la tête. Et les canons, comme ils sont inhabiles à les manier !


L’église romaine se méfie de ses séides modernes. Elle a peur que tel zélote, au lieu de baiser la mule, ne lui morde le pied, dans sa dévotion fanatique.


Où la femme finit, commencé le mauvais homme.


Que l’époux de Xantippe soit devenu un si grand philosophe, cela peut nous étonner. Avoir des idées près d’une femme qui crie ! Dans tous les cas, il lui a été impossible d’écrire ; Socrate n’a pas laissé un seul ouvrage.


La femme allemande est dangereuse à cause de son journal, qui peut tomber entre les mains du mari. Je lisais ce livre, je me suis endormi en lisant ; j’ai rêvé que je continuais la lecture, et trois fois l’ennui m’a réveillé.


Les Anglaises dansent comme si elles étaient à dos d’âne.


Je ne sais si elle a été vertueuse, mais elle a toujours été laide, et, en fait de vertu, la laideur c’est la moitié du chemin.


Dans le village il y avait un bœuf qui devint si vieux qu’il tomba en enfance, et lorsqu’il fut abattu, la viande avait un goût de veau âgé.


Par-ci par-là, j’ai eu une grande pensée, mais je l’ai oubliée. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Je me tourmente à le deviner.


Idée d’un tableau. Le ménage de saint Joseph. Il est assis auprès du berceau, il berce l’enfant, il lui chante une petite chanson. C’est la prose. La Vierge est assise contre la fenêtre, entourée de fleurs ; elle caresse sa colombe.


RATS QUI VOYAGENT.

Il y a deux espèces de rats, ceux qui ont faim, et ceux qui mangent. Ceux qui mangent restent à la maison, les autres s’en vont courir le pays.

Ils font des milliers de lieues sans s’arrêter, sans se reposer. Tout droit va leur course furieuse, malgré le vent, malgré la tempête.

Ils escaladent les hauteurs, ils traversent les rivières ; plus d’un se noie ou se fracasse la tête ; les survivans laissent en arrière les morts.

Ils ont des museaux horribles, ces compères. Ils sont tous chauves également, radicalement ; ils sont nus comme des rats.

La bande radicale ne connaît pas de Dieu. Ils ne font point baptiser leur engeance ; les femmes sont bien public.

Le troupeau sensuel ne veut que boire et dévorer. Pendant qu’il dévore et qu’il boit, il ne songe pas à l’immortalité de l’âme.

Ces rats sauvages, ça ne craint ni l’enfer ni le chat. Ça n’a ni feu ni lieu, ça veut repartager le monde.

Malheur ! les mulots arrivent, ils sont près de nous. Ils s’avancent, j’entends leur sifflement, ils sont légion.

Nous sommes perdus. Ils sont à nos portes. Le bourgmestre et le sénat branlent la tête. Que faire ?

Les bourgeois prennent les armes, les prêtres sonnent le tocsin. La propriété, le palladium de l’état civilisé, est en danger.

Mes chers enfans, ce n’est pas le tocsin, ce ne sont pas prières de prêtres, ni sages décrets du sénat, ni canons, ni obusiers, qui vous serviront aujourd’hui. À cette heure, les artificieuses périodes d’une rhétorique décrépite ne vous servent de rien. Les rats ne se prennent point aux syllogismes, ils sautent par-dessus les sophismes les plus subtils.

Ventre affamé ne connaît que la logique de la soupe aux argumens de boulettes ; offrez-lui des raisonnemens de rosbif, avec des citations de saucisson.

Un poisson muet, à la maître-d’hôtel, sera mieux goûté de la bande radicale que Mirabeau et que tous les orateurs depuis Cicéron.


TÉLÉOLOGIE (FRAGMENT).

Dieu nous a donné deux jambes pour nous porter en avant. Il n’a pas voulu que l’humanité restât attachée à la glèbe. Pour être les esclaves du repos, il nous eût suffi d’un seul pied.

Nous avons deux yeux afin d’y voir clair. Un œil eût suffi pour croire tout ce que nous lisons. Dieu nous a donné deux prunelles pour contempler à notre aise ce monde qu’il a créé pour la joie de nos yeux. Encore, dans la rue, faut-il s’en servir afin qu’on ne nous marche pas sur les œils-de-perdrix que nous devons à nos bottiers.

Nous avons deux mains pour donner doublement, mais non pour prendre deux fois, pour entasser le butin dans des coffres de fer, comme le font certaines gens. N’ayons pas l’audace de les nommer ; nous les pendrions volontiers ; mais ce sont de si grands seigneurs, des philanthropes, des honorables, — quelques-uns nous protègent, et les chênes allemands ne sont pas le bois dont on fait des potences pour les riches.

Dieu ne nous a donné qu’un nez, parce que nous ne pourrions en fourrer deux dans un verre, et que le vin serait répandu.

Dieu ne nous a donné qu’une bouche, parce que deux seraient de trop. Avec une seule bouche, les mortels parlent déjà plus qu’il ne faut ; s’ils avaient deux gueules, ils bâfreraient et ils mentiraient double. A présent, quand il a la bouche pleine, l’homme est bien obligé de se taire ; s’il en avait deux, il mentirait encore en mangeant.

Nous avons reçu deux oreilles du Seigneur. Ce qui est beau surtout, c’est leur symétrie. Elles ne sont pas tout à fait aussi longues que celles dont il a pourvu nos braves camarades à poil gris. Dieu nous a donné nos deux oreilles pour écouter les chefs-d’œuvre de Gluck, de Mozart et de Haydn. S’il n’existait que la colique musicale… de Meyerbeer, une seule oreille suffirait amplement.

Lorsque ainsi je parlais à la blonde Teutelinde, elle me dit en soupirant : « Hélas ! vouloir approfondir les motifs du bon Dieu, critiquer notre créateur, c’est comme si le pot voulait en savoir plus long que le potier. Cependant l’on demande toujours : pourquoi ? lorsqu’on voit quelque chose qui est bête. Ami, je t’ai écouté ; tu m’as très bien explique pourquoi, dans sa sagesse, Dieu a donné à l’homme deux yeux, deux oreilles, deux bras et deux jambes, tandis qu’il ne lui donna qu’un nez et qu’une bouche. Maintenant, dis-moi la raison pourquoi Dieu… »


UN BON CONSEIL.

Dans tes récits, ne manque jamais de donner aux personnages leurs vrais noms ; si tu n’oses pas le faire, ce sera bien pis : lorsque tu feras le portrait d’un âne, immédiatement se présenteront une douzaine d’originaux à poil gris. « Mais ce sont mes longues oreilles, » criera chacun, « ce braiment, c’est bien ma voix. Cet âne, c’est tout moi ! On a beau ne pas me nommer, l’Allemagne, ma patrie, me reconnaît ! L’âne c’est moi, ya, ya ! » — Tu as voulu ménager un imbécile, en voilà douze qui te boudent !


Les fragmens que nous venons de traduire suffiront pour donner une idée assez juste du ton, parfois effroyablement libre, qui règne dans ce volume publié par les amis de l’illustre poète allemand. L’éditeur nous avertit qu’il a mis de côté, au moins provisoirement, un certain nombre de pièces d’une allure par trop aristophanesque ; à en juger par ce qu’il a laissé passer, ce « provisoirement » paraît assez inquiétant. Parmi les poésies appartenant à la première période d’Heine, on nous donne des essais que l’auteur avait probablement condamnés à ne voir jamais le jour. Plusieurs morceaux sont traduits du français. En résumé, beaucoup d’ivraie ; mais l’on est amplement dédommagé par certaines pages où Heine retrouve la suave harmonie de ses meilleures poésies, où un sentiment profond alterne avec des éclats de rire argentins.