Essais sur le régime des castes/Avant-propos

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Félix Alcan (p. xi-xii).


AVANT-PROPOS


Ce n’est pas sans raison que je présente comme des Essais les études sur la caste que je rassemble ici. Je sais tout le premier à quel degré elles sont incomplètes. Sur plus d’un point les cadres seuls sont dressés : le contenu fait défaut.

J’ai voulu, non pas imaginer à priori, mais rechercher dans les faits les tenants et les aboutissants du régime le plus contraire à celui que les idées égalitaires tendent à instituer en Occident. Pour cette recherche il semble au premier abord que l’Inde soit une terre privilégiée. La caste s’y épanouit en toute liberté. Nulle part ailleurs on ne voit subsister entre groupes élémentaires une opposition plus nette ; nulle part la spécialisation héréditaire n’est plus stricte, ni la hiérarchie mieux respectée.

Malheureusement, dès que l’on veut « situer » ces phénomènes, décrire leur évolution, définir leurs rapports avec la vie de l’ensemble, on se trouve arrêté. Les efforts conspirants de tant d’indianistes illustres n’ont pas encore réussi à projeter, sur la route suivie par la civilisation hindoue, des clartés suffisantes. Trop de jalons manquent encore. On l’a souvent répété : ce peuple n’a pas d’histoire, ou du moins il n’a pas eu d’historiens. Lacune révélatrice, ajoute-t-on. Ne nous renseigne-t-elle pas, par elle-même, non seulement sur l’orientation mentale, mais sur les destinées politiques de l’Inde ? En attendant l’on reste trop souvent dans l’impossibilité de dater, de localiser, de préciser. On travaille dans les nuages. Tout le monde en tombe aujourd’hui d’accord : les monuments littéraires de l’Inde — le plus souvent façonnés, au moins dans les périodes anciennes, par et pour les Brahmanes — nous instruisent sur l’idéal sacerdotal plus que sur la réalité historique. Quant aux monuments épigraphiques — dont il est permis d’espérer des informations plus objectives — à peine commence-t-on à les déchiffrer et à les classer. Un immense travail préalable reste à accomplir, auquel mon incompétence, et en particulier mon ignorance des langues de l’Inde, m’interdit de participer. Je ne puis qu’en attendre les résultats.

Si, sans les attendre, je publie ces Essais dès aujourd’hui c’est, d’abord, que la pénurie des détails historiques ne rend pas absolument impossible l’établissement d’inductions sociologiques. Ce qui nous intéresse spécialement, ce n’est pas ce qui passe, mais ce qui se répète ; dans le flux des événements, ce sont les institutions qui surnagent. De ce point de vue il n’est pas impossible de noter dès à présent, entre le système dominant d’habitudes collectives qui fait durer le régime des castes, et les croyances religieuses, les conceptions juridiques, ou les pratiques économiques, un certain nombre de relations intelligibles, qui paraissent être plus que des coïncidences. Elles nous permettront peut-être, le lecteur s’en rendra compte, d’éprouver utilement telles hypothèses courantes — du matérialisme historique ou de la philosophie des races aux théories plus précises sur les phases du droit.

D’autre part, pour provisoires que doivent être nos inductions, il n’est pas sans avantage de les formuler dès à présent. Elles serviront du moins à rappeler aux spécialistes quel genre de conclusions s’appuie sur leurs travaux. Ils verront mieux ainsi sur quel point les étais manquent et de quel côté il y aurait intérêt à ce que fussent poussées leurs recherches. La perspective sociologique peut orienter l’enquête historique. Le cadre appelle le contenu. En attendant les réponses fermes — et pour en hâter l’heure — ce n’est pas une tâche inutile, sans doute, que de poser les questions.