Essais sur le régime des castes/Partie III/Chapitre 2

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Félix Alcan (p. 157-194).


CHAPITRE II

LE DROIT


Quels sont les caractères généraux du droit hindou, et dans quelle mesure y reconnaît-on l’empreinte du régime des castes ?

Il nous faut utiliser les recherches des spécialistes, juristes et philologues, pour essayer de le déterminer. Un pareil relevé nous fournira sans doute la meilleure occasion de préciser les tendances de la forme sociale que nous étudions.

Il nous permettra en outre de vérifier chemin faisant telles théories récemment formulées sur les « époques » du droit, sur le rapport originel du droit civil avec le droit criminel, ou du droit écrit avec le droit coutumier.

Pour l’analyse que nous entreprenons, le code dit de Manou peut servir de texte central. Non qu’il constitue, comme beaucoup l’ont cru naguère, « le code de l’Inde ». Mais, de tous les recueils hindous où sont touchées les questions de droit, il a sans doute été, dès longtemps, le plus connu et le plus estimé : nombre d’inscriptions nomment Manou à la tête des juristes, et aucune révélation, dans les régions les plus diverses, n’est plus commentée que la sienne. De plus, dans la série de ces recueils, le code de Manou semble occuper une place intermédiaire : s’il apparaît comme le premier des Dharmaçâstras, manuels en vers, eux-mêmes antérieurs aux Dharmabandhas qui ne sont que des commentaires, il est postérieur aux Dharmasoutras, collections plus ou moins élaborées d’aphorismes védiques en prose. Il y a donc des chances pour que la Smriti de Manou présente des caractères moyens : on nous la donne par exemple comme moins archaïque que celle de Gautama, et moins moderne que celle de Nârada[1].

Ce qui frappe au premier abord le lecteur européen des lois de Manou, c’est la multiplicité et la variété des prescriptions qui lui semblent totalement étrangères à la sphère du droit. « Il ne faut pas se coucher les pieds humides – ni les laver dans un bassin de laiton. – Pour composer le gâteau de riz des repas funéraires, tels ingrédients sont indispensables, tels autres interdits – et surtout que le plat soit servi bien chaud. – Ne néglige pas d’inviter ton voisin. – Garde-toi de sauter par-dessus la longe d’un veau. – Que la ceinture du Brahmane soit faite d’un triple cordon d’herbe moundja unie et douce ; celle d’un Kshatriya d’une corde en herbe mourva ; celle d’un Vaiçya, de fil de chanvre, etc.[2] ». – Recettes de cuisine ou de couture, mesures d’hygiène, conseils de politesse ou règles d’étiquette se rencontrent et se mêlent dans cette olla-podrida de préceptes.

Mais si divers que soient ces éléments, la plupart portent une même marque, très apparente : et c’est l’estampille de la religion. Nous comprenons bientôt que s’il est commandé, sans condition, de se laver ou de se nourrir d’une certaine façon, de ne pas toucher tels objets ou telles personnes, c’est qu’autrement on se sentirait impur, on craindrait de n’être pas en règle avec les puissances divines. Si tels ingrédients sont interdits et tels autres

1. Jolly. Recht und Sitte (Grundriss der indo-arischen Philologie, Bd II, 8 Heft) p. lA-iQ.

2. Lois de Af anou (Trad. Loiseleur-Deslongchamps), II, 45. III, ai 5, a36. IV, 38, 76. VIII, 891. requis, c’est que les uns portent en eux-mêmes un principe de souillure, les autres, de purification. Ce sont les propriétés fastes ou néfastes des métaux, les vertus de l’eau et du feu, le caractère sacré de la vache qui produisent ce foisonnement de tabous, d’où surgissent autant de devoirs impératifs. Et dans certains cas, ces devoirs nous paraissent tout simples : mais prenons garde que, sans doute, où nous ne voyons qu’une précaution d’hygiène ou un signe de politesse, l’Hindou révère un rite. Et dans d’autres cas, si ces devoirs nous font l’effet d’inventions déraisonnables, rappelons-nous que la religion a ses raisons qui les justifient. Le code de Manou est d’abord et par-dessus tout un bréviaire de la conduite pieuse.

Le droit ne nous apparaîtra donc, dans les codes hindous, que mêlé, ou pour mieux dire enveloppé et pénétré de religion. Non qu’il ne soit possible de distinguer, dans la masse hétérogène des prescriptions rituelles, un certain nombre de fragments dont le style est plus conforme à ce que nous attendons d’un livre de droit. Les fragments de ce genre sont plus nombreux et mieux concentrés dans le code de Manou que dans les recueils antérieurs. Après avoir détaillé les multiples devoirs qui composent la vie du Brahmane à ses différentes étapes, le Sage qui est censé parler en arrive aux devoirs des rois (livre VIII) : après le devoir de défendre leurs peuples, celui de leur rendre la justice passe au premier plan. C’est à ce propos que sont énumérées, sous dix-huit titres, les causes dont le roi peut être appelé à connaître. D’abord celles qui sont relatives aux affaires d’argent et aux questions de propriété ; dettes et dépôts, annulations de ventes et d’achats, entreprises de sociétés, contestations touchant les salaires ou le bornage, etc. Puis viennent les délits d’injures, de coups et blessures, de vol et d’adultère. Les prescriptions concernant le mariage et l’héritage prennent place ici. Une brève allusion à la réglementation des jeux sépare ces prescriptions de la théorie des classes mêlées, où sont exposées les diverses dégradations qui résultent de l’inobservation des rites ou des unions illégitimes. Une classification des peines diverses qui attendent le méchant, dans cette vie et dans l’autre, couronne la construction. Elle est relativement vaste, puisque l’énumération des règles plus proprement juridiques occupe plus d’un quart de l’ouvrage entier (713 versets sur 2 684). Mais quel qu’en soit le volume, elle est encore loin de rappeler l’aspect de nos corps de droit. Elle continue d’en différer essentiellement par la distribution et les proportions respectives de ses éléments.

Nous ne voulons pas faire allusion seulement au « désordre » des codes hindous, si vivement raillé par l’esprit méthodique qu’était James Mill 332. M. Jolly a montré que dans le code de Manou en particulier, les matières de droit étaient soumises à une répartition raisonnée, et assez rationnelle, étant donné les soucis pratiques qui la commandent. Mais, dans cette organisation même, c’est la prépondérance accordée à certaines parties qui nous étonne. Dans les codes auxquels la civilisation occidentale nous a habitués, les règles les plus nombreuses sont celles qui ont trait aux remises en état. À l’individu qui se considère comme lésé, la loi fournit les moyens de faire la preuve de son bon droit et d’obtenir réparation du dommage à lui causé. Si une sanction intervient en ces matières, ce n’est pas à titre de punition : elle ne tend nullement à faire expier sa faute à un coupable ; suivant l’expression proposée par M. Durkheim, elle n’est que « restitutive » et non pas « répressive » 333. Auprès du Droit civil et du Droit commercial par exemple, où cet esprit domine, le Droit proprement pénal occupe chez nous peu de place. Dans le code que nous analysons, le

I. History of India, I, p. tgô. Cf. JoUy, Recht u. S., p. 17 et Zeitschrift fixr vergleich. Rechiswissenschaft, 1878, p. 284-260 (Ueber die Systematik des indischen Rechts).

3. Division du travail social, p. 66. rapport est renversé. Non seulement plus de la moitié des versets juridiques est consacrée au système répressif, mais encore, là même où il ne se formule pas expressément, on sent sa menace dominante. La notion d’une sanction purement restitutive n’est pas dégagée. Pour distinguer les délits civils des crimes proprement dits, la terminologie manque : il semble que tous les délits soient au même degré des fautes (aparâdha) qui appellent des châtiments (danda) 334. Au vrai malgré l’importance relative qu’il a prise dans le code de Manou, le droit civil et commercial n’est pas encore détaché du droit pénal. À part quelques différences de détail, – portant par exemple sur la nature des témoignages admissibles : c’est seulement en matière d’adultère, de vol ou de violence que n’importe qui peut être reçu à témoigner –, dans les cas que nous appellerions civils et dans les cas criminels la procédure est sensiblement la même. On sent régner encore l’esprit des antiques Soutras, où toute violation d’une obligation, quelle qu’elle soit, doit être expiée par une peine. Pour trouver la distinction à peu près nette, il faudra descendre jusqu’au code de Brhaspati 335.

Veut-on d’ailleurs la preuve qu’aux yeux des rédacteurs du code de Manou la mission du droit est essentiellement répressive ? Qu’on se rappelle le lyrisme tragique avec lequel ils célèbrent le Génie du Châtiment, « à la couleur noire, à l’œil rouge » 336. « Le Châtiment gouverne le genre humain, le Châtiment le protège, le Châtiment veille pendant que tout dort ; le Châtiment est la justice, disent les Sages. – Si le roi ne châtiait sans relâche ceux qui méritent d’être châtiés, les plus forts rôtiraient les plus faibles… La corneille viendrait becqueter

1 . Oldenberg, dans Zum àltesten Strafreeht der Kulturvôlker, Leipzig, Dun- cker, 1905, p. 78.

2. Jolly, Rechtu. S., p. i38. Dareste, Etudes d'histoire du Droit, p. 78, Oldenbèrg, ouvr. oit, supra, p. 74.

3. VII, i4-3o. le gâteau d’offrande, le chien lécherait le beurre clarifié ; il n’existerait plus de droit de propriété, l’homme du rang le plus bas prendrait la place de la classe la plus élevée. Toutes les classes se corrompraient, toutes les barrières seraient renversées, l’univers ne serait que confusion… » Le droit répressif qu’un tel esprit anime ne sera pas seulement volumineux : il pèsera durement sur les coupables. Il tient pour eux en réserve la plus luxueuse galerie de supplices. Non seulement il menace souvent de mort, mais de mort « exaspérée » ou « qualifiée » : par le pal, par le feu, par la dent des chiens, par le pied des éléphants, par le tranchant des rasoirs. À défaut de la mort, ce sont des mutilations ou des marques de toutes sortes, où l’on peut admirer la même imagination fertile qui produit la variété des pratiques magiques. La plupart de ces inventions semblent répondre à ce que M. Gunther appelle, au sens large du mot, le besoin de représailles 337. Tantôt on s’efforce d’atteindre l’instrument du délit : on coupera les doigts du voleur et de l’impudique, la langue du médisant. Tantôt on veut que la peine rappelle et symbolise la faute en la stigmatisant : l’adultère recevra sur le front l’image des parties sexuelles de la femme ; l’alcoolique, celle d’un drapeau de distillateur. À ces peines portant sur la personne même viennent s’ajouter des peines portant sur les biens : tout un système de lourdes amendes est prévu, qui peuvent aller jusqu’à la confiscation totale. Le criminel essaie-t-il de se dérober aux prises de ce filet de fer : la caste se réunit alors pour le rejeter. Exclu de l’eau et du feu, les fonctionnaires du village lui refusent leur travail. Personne ne peut le toucher sans se souiller. Il est comme un mort parmi les vivants.

Au surplus, ce n’est pas seulement dans cette vie que

I. Die Idée derWiedervergeltung inder Gesehichte and Philosophie desStraf- reehtes, Ërlangen, Blasîng, iSgS. le Génie du Châtiment, avec toutes ses inventions cruelles, attend les coupables : c’est dans l’autre, ou plutôt dans les autres vies. Le péché accompagne le pécheur au-delà de la mort : il faut que celui-ci renaisse pour souffrir. Et ici encore, à travers le cycle des renaissances, les punitions rappelleront la faute, les circonstances ou les procédés de son accomplissement. Le voleur de vêtements sera marqué par la lèpre ; le voleur de grains deviendra un rat ; le voleur d’eau, un oiseau des marais ; celui qui a monopolisé un passage, un serpent vivant dans les trous. Le larron d’honneur, l’homme qui a souillé le lit de son père spirituel, renaît cent fois à l’état de liane, ou d’oiseau de proie, ou de tigre. Qui verse le sang d’un Brahmane sera dévoré par des carnassiers, pendant autant d’années que le sang de sa victime a formé de grumeaux dans la poussière ; puis il passera dans le corps d’un chien, d’un âne, d’un bouc, finalement d’un Tchândâla.

S’il veut esquiver ces tourments futurs, le criminel n’a qu’une ressource : se plier volontairement aux épreuves que lui prescrivent les Brahmanes. Ainsi s’introduit dans le code de Manou l’énumération d’une série de pénitences qui le font ressembler aux Pénitentiels de notre Moyen Âge. Si l’on ne veut continuer à payer sa faute dans l’éternité, il la faut racheter dès ce monde. En conséquence, le pécheur repentant devra parfois se mutiler ; il ira même jusqu’à se suicider pour son salut. Du moins accomplira-t-il quelque vœu pénible : dormir sur la terre nue, rester assis au soleil. Il fera des neuvaines de jeûnes, ne se nourrira que d’eau, se privera de sel, n’absorbera que les cinq produits de la vache. Et surtout il paiera des amendes, en nature ou en espèces, à ceux dont la puissance lave de toute souillure.

Le droit pénal hindou utilise donc plusieurs sortes de menaces. On discerne dans les codes, derrière la série des peines d’ordre temporel, une série de peines d’ordre spirituel et, à côté des châtiments qui doivent être déchargés par le roi ou les dieux, ceux dont le pécheur peut se frapper lui-même. Et tantôt il semble que ces peines soient substituables ; qui a supporté l’une n’aurait pas à supporter l’autre. Le pécheur puni par le roi ira au ciel aussi pur que les saints. Inversement celui qui aura accompli les pénitences prescrites sera exempté du feu qui devait le marquer : il restera seulement passible d’une amende. Parfois on voit les deux types de peines se fondre en quelque sorte l’un dans l’autre : la pénitence est d’aller au-devant de la punition, de l’appeler sur soi pour qu’en blessant elle purifie. Le criminel est exhorté, pour racheter sa faute, à la confesser au roi en lui tendant la massue justicière. En règle générale, surtout pour les fautes graves, les châtiments distincts sont cumulés : avant d’obtenir la réintégration dans sa caste, le coupable déjà puni dans ses biens ou sa chair devra encore accomplir telle pénitence rituelle 338.

Pour diverses d’ailleurs que soient ces pénalités, elles expriment les mêmes tendances juridiques, elles obéissent aux mêmes préoccupations. On y reconnaît le respect des mêmes traditions et le souci des mêmes progrès. On retrouve par exemple, dans la série rituelle aussi bien que dans la série séculière, la même volonté d’étendre le châtiment aux complices : mêmes aggravations proportionnelles pour les cas de récidive ; mêmes restrictions pour ceux de légitime défense. Il n’est pas jusqu’aux intentions qui ne soient pesées aux mêmes poids dans les deux balances 339.

Et à vrai dire, sur ce point, le système des pénitences proprement dites semble s’être moins vite assoupli que l’autre. On sait que pour les religions primitives une souillure contractée involontairement n’en est pas moins dange-

I. Jolly, R. u. S., p. laS. Oldenberg, Zum Strafr. p. a5. cî Manou IX. a36, a4o. XI, 53. 3. Jolly, p. 121. reuse, et en conséquence ne mérite pas une purification moins sévère. On retrouve dans les Védas cette conception à la fois mystique et quasi matérielle du péché ; espèce de fluide morbide qui s’attache à vous, et dont le patient doit se laver à tout prix, ne fût-il pour rien dans l’origine de son mal 340. La même conception survit longtemps et, plus ou moins voilée, continue d’agir dans les codes. Il en est qui semblent proposer de réserver les pénitences aux fautes involontaires, tandis que les volontaires seules tomberaient sous le coup des peines temporelles 341. Celui de Manou garde le souvenir de ces hésitations de la pensée sacerdotale lorsqu’il dit : « De savants théologiens considèrent les expiations comme applicables aux fautes involontaires seulement ; mais d’autres les étendent aux fautes commises volontairement » 342. En fait, si l’on descend des principes aux détails, on constate que le système des pénitences tient compte, lui aussi, et de plus en plus, des dispositions intérieures. Manou déclare que si, pour effacer une faute inintentionnelle, la récitation de certains versets suffit, il y faut, quand il s’agit d’actes prémédités, des mortifications plus dures 343. Dans d’autres codes, on voit que d’une manière plus générale le taux des pénitences passe au double quand l’intention est perverse 344. La considération de la culpa trouve donc sa place, ici aussi, à côté de celle du dolus. Même sur ce point, le parallélisme des deux catégories de peines a été maintenu.

Mais où l’unité de leurs préoccupations est la plus manifeste, c’est dans les précautions qu’elles prennent pour maintenir, par l’échelle des peines, la hiérarchie des

1. Oldenberg. Religion du Vcda (trad. fr., Paris, F. Alcan), p. a43, 271.

2. Yajnavalkya, cité par Oldenberg, Zum Sirar/., p. 76.

3. XI, 45.

4. XI, 46. Les nuances distinguées en matière de faux témoignage sont particulièrement remarquables, VIII, lao, I3i. V. d'autres exemples dans Thonissen, Histoire da droit criminel des peuples anciens. Bruxelles, Chris- tophe, 1869, p. 58.

5. Jolly, /?. u. -s.,;;p.;i22. castes. Il est remarquable que la plupart des châtiments si durs que nous avons énumérés ne touchent pas le Brahmane ; son prestige désarme les rigueurs du bras séculier. Il peut être condamné au bannissement, non à la mort. Personne ne doit le frapper, même avec un brin d’herbe. D’une manière plus générale, le taux des punitions varie en fonction de la situation sociale des personnes : il atteint son maximum lorsque l’offensé appartient aux plus hautes castes et l’offenseur aux plus basses. Le Brahmane paie 50 panas d’amende pour avoir insulté un Kshatriya ; 25 pour un Vaiçya ; 12 pour un Çûdra. Mais le Kshatriya qui aura insulté un Brahmane paiera 100 panas ; le Vaiçya, 150 ou 200 ; le Çûdra n’échappera pas à la bastonnade. Des gradations analogues, répétées de cent façons, se retrouvent dans le calcul des pénitences, jours de jeûne ou années de retraite 345. Il faut noter un cas où la proportion est renversée : le Brahmane voleur est puni plus lourdement ; sans doute voulait-on éviter par cette menace qu’il abusât de la confiance que tout le monde était tenu de lui témoigner 346. Mais c’était là encore une manière de rappeler que tous les hommes ne sont pas de la même essence, et que le système des pénalités, qu’elles aillent en s’aggravant ou en s’atténuant, doit avant tout marquer les degrés de la hiérarchie. Ce n’était donc pas sans raison que les apologistes du Châtiment lui assignaient comme mission première de maintenir chacun à son rang, et d’empêcher les mélanges entre les espèces sociales aussi bien qu’entre les espèces animales. L’idée qui répugne le plus au droit que nous étudions, c’est à coup sûr l’idée de l’égalité des hommes devant la loi.

En résumé, pénétré de religion et attaché à l’inégalité, moins préoccupé de réparer que de punir, et de punir de la façon la plus dure, tel nous apparaît, à travers les codes

I. Jolly, ZVvR, 1908, p. Ii2-ii5. 3. Manou, VII, 33^ classiques, le droit hindou. Dans quelle mesure le régime des castes rend-il compte de ces caractères ?

Lorsqu’il fixe avec tant de minutie, en le faisant varier proportionnellement à leur rang, le nombre de coups que doivent recevoir ou de panas que doivent payer des criminels, le droit ne fait que traduire directement, à sa façon, la tendance caractéristique de la société hindoue. La plupart des droits primitifs, en fixant les taux des compositions, établissent des échelles du même genre 347. On en retrouve chez les Grecs aussi bien que chez les Germains. Dans la loi de Gortyne par exemple, le tarif de l’amende prononcée en cas d’adultère varie de 5 à 200 statères ; ces variations sont déterminées non pas seulement par les circonstances particulières de l’offense, mais par la situation sociale de l’offenseur et celle de l’offensé : le citoyen pleinement libre se trouve valoir, à ce compte, dix fois l’homme de condition inférieure et quarante fois l’esclave 348. Mais nulle part les distinctions de cette nature n’ont été conservées si longtemps, nulle part elles n’ont été précisées si fortement que dans le droit hindou.

Et sans doute son insistance même éveille une défiance des démarcations si fermement dessinées, des gradations si savamment dosées sont d’ordinaire le signe d’une volonté tendue, mais non peut-être d’une réalité docile. Dans quelle mesure ces catégories légales correspondaient-elles à des catégories réelles ? Les pénétrantes observations de M. Senart ont averti les philologues de ne plus se fier aux trompe-l’œil de la tradition brahmanique. Le code de Manou ne fait de différence, qu’il s’agisse de la définition

I . Westermarck (The origin and development of the moral ideas. Londres, Macmillan, 1906, p. A34) en réunit de nombreux exemples.

3. V. Glotz, La solidarité de la Famille dans le droit criminel en Grïce, Paris, Fontemoinç, 1906, p. 383 sqcj. des devoirs, de la réglementation des costumes, ou de la distribution des peines, qu’entre Brahmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Çûdras : « Il n’y a que les quatre castes et il n’y en a pas cinq. » Mais que cette théorie des quatre castes, le çalurvarnya, ne soit qu’une simplification audacieuse, c’est ce qui n’est plus à démontrer. Tout indique, nous l’avons vu, que le monde hindou était divisé non en quatre tranches correspondant aux varnas, aux couleurs classiques, mais en une multiplicité indéfinie de sections, dérivées sans doute des premiers groupes familiaux, les jâtis. Les rédacteurs de Manou ne l’avouent-ils pas d’ailleurs, lorsqu’ils énumèrent les diverses « castes mêlées » ? Ils expliqueront sans doute la formation de ces groupes et leur distribution hiérarchique par des manquements aux règles qu’ils formulent : des unions illégitimes, l’omission d’un rite, l’abandon des coutumes ou du métier des ancêtres sont autant de causes de séparation et de dégradation. Mais il y a là, nous a-t-on dit, une explication après coup qui ne trompe personne, et qui ne fait que trahir l’embarras du théoricien devant les faits qui débordent sa théorie 349.

Si précieux que soient ces résultats, ils n’empêchent que le calcul des peines brahmaniques ne réponde, par sa tendance générale, à l’idéal plus ou moins nettement avoué par tous les groupes élémentaires de la société hindoue. Dans leur morcellement même ils s’efforcent, conformément à l’esprit des codes, de ne pas mêler les sangs, de ne pas changer les fonctions, de respecter les rites traditionnels. Et tous ensemble supportent le brahmanisme à leur sommet. Quelque chose reste vrai des formules orgueilleuses du livre de Manou : le Brahmane est comme le feu qui n’a pas besoin d’être consacré pour être brillant, et qui reste pur, quelque matière qu’il consume. Aujourd’hui encore, après tant de boule-

I . V. plus haut, p. 30. versements qui rendent les distinctions plus flottantes, le critère le plus net dont les enquêteurs disposent pour déterminer l’ordre de préséance, des castes, c’est, nous l’avons remarqué plus d’une fois, l’estime où le Brahmane tient chacune d’elles, et qu’il manifeste en acceptant ou en en refusant les différentes espèces d’aliments qu’elles lui offrent. Et en fait on retrouve les fautes dénoncées par Manou – abandons des coutumes héréditaires, omissions de rites, ou unions illégitimes – à l’origine de bien des déchéances 350. L’ombre peut avoir quelque chose de plus rigide et de plus anguleux que le corps : le droit brahmanique n’en reste pas moins, par les grandes lignes de son système anti-égalitaire, comme une projection de la structure sociale de l’Inde.

Que le plan de ce droit soit d’ailleurs, en majeure partie, dessiné par la religion, on ne s’en étonnera pas si l’on se rappelle que des scrupules de pureté fournissent la clef de voûte, ou même la première pierre de toutes les constructions hindoues, et que les parties n’en sont ordonnées et maintenues à leur place que par des sentiments de respect pieux ou d’horreur sacrée. On a prétendu que la caste était « affaire de mariage » ; d’autres ont dit « affaire de repas ». Les deux thèses convergent : originellement le mariage a pour but d’assurer au culte des ancêtres des officiants de leur race, et le repas, préparé grâce à l’élément divin par excellence, a tous les caractères d’une communion rituelle 351. C’est dire en d’autres termes que la caste est essentiellement affaire de religion 352.

On a pu hésiter à accepter cette définition : ne voit-on

I. V. Census of India, 1901, vol. VI (Bengaî), p. 361. vol, I (India), p. 528. Nous avons constaté déjà que, sur plus d'un point, les enquêteurs anglais semblent disposés à réagir contre l'excessive défiance que nous inspiraient, à regard de la théorie du code de Manou, la critique de M. Senart.

a. Senart, loc. cit., p. 45, ai3.

3. Si nous ne consacrons pas un chapitre spécial aux phénomènes religieux c'est que, dans tous nos chapitres, qu'il s'agisse du droit, de l'économie ou de la littérature, nous ne cesserons de voir croyances et scrupules à Tceuvre. pas tous les jours les Hindous changer de foi, se convertir par exemple à l’islamisme ou au christianisme sans pourtant avoir la force, et peut-être sans avoir l’idée de renoncer aux règles de la caste ? D’autre part, chez ceux mêmes qui restent des fidèles de l’hindouisme, ces règles ne coexistent-elles pas avec les doctrines les plus variées ? Les croyances diffèrent ou passent : l’usage reste identique 353.

Mais d’abord, quand bien même les pratiquants auraient perdu de vue la croyance génératrice de l’usage qu’ils pratiquent, cela empêche-t-il qu’il ait été originellement institué par la religion ? L’arbre porte des feuilles en ignorant ses racines 354. Et puis surtout demander, pour lui reconnaître le caractère religieux, que l’institution de la caste se réclame nommément de telle mythologie, c’est peut-être faire la part trop belle, dans le sentiment religieux, aux croyances proprement dites. En matière de dogme la tolérance du Brahmane est proverbiale. Il s’accommode volontiers des imaginations les plus hétérogènes et, à ce qu’il nous semble, les plus hétérodoxes. Il ouvre sans plus de manière son panthéon hospitalier aux divinités de ses clients nouveaux. C’est que l’important à ses yeux, l’essentiel de la religion est qu’en le respectant on respecte les règles de la caste 355. Toute tentative échoue qui veut définir autrement l’hindouisme ; à quelque secte qu’il appartienne, l’Hindou se reconnaît à l’instinctif effroi du surnaturel qu’il éprouve, au moment de violer les pro-

I. V. Schlagintweit, Zeitschrift der Deatschen Morg. Gesellschaft, , Bd. 33, p. 583. V. Census of India, 1901, vol. I. (^India), p. 533.

a. v. ce que M. Marillier disait, à ce propos, du tabou mélanésien : Etudes de critique et d'histoire, 2^ série (Bibl. de l'École des Hautes-Etudes), p. 4a.

3. Barth. The religions of India, p. xvii, V. Monier Williams, Modem India» p. 228. Irving. Theory and Practiceof Caste, p. i3A, i37. Cf. Mayne (Treatise of H indu Law, p. 12), citant le Census of 1891 (iV. W. Prov, Report j^, 19a et Assam Report, p. 84). hibitions traditionnelles de la table et du lit 356. Plutôt encore qu’un de ses fruits, on pourrait donc dire que la caste est le noyau même de la religion hindoue.

Est-il étonnant, après une pareille compénétration du sacré et du social, que les prescriptions juridiques restent, en Inde plus qu’ailleurs, imprégnées d’imaginations religieuses ? Presque partout nous voyons le droit naître et grandir à l’ombre de la religion. Elle lui prête sa confiance dans le jugement des dieux, la force contraignante de ses imprécations, les vertus magiques de ses formules et de ses gestes 357. Mais précisément le progrès du droit consiste à s’émanciper de cette tutelle, à far da se avec les ressources proprement humaines. Le jus se taille son royaume en dehors du fas. C’est pour avoir de bonne heure marqué cette distinction que le peuple romain a mérité en matière de droit le titre d’éducateur de l’Occident 358.

Et, à vrai dire, même à Rome, il semble que l’œuvre de sécularisation ait été plus lente qu’on le croyait naguère. On a noté la forte coloration religieuse que garde longtemps la table des délits qui relèvent de la justice du roi 359. La vindicte publique, au nom de laquelle il agit, n’apparaît elle-même que comme l’exécutrice des hautes œuvres de la vengeance divine. Mais même en matière de justice civile, dans la transmission des sacra qui accompagnait à l’origine la dévolution des biens, dans la protection spéciale accordée aux bornes des propriétés, dans les stipulations de toutes sortes qui prennent les dieux à témoins, on relève aujourd’hui les signes d’une pression religieuse persistante 360. Pour résister à cette pression, pour développer librement un droit « bourgeois et profane », expression réfléchie des volontés concertées, il a fallu toute la puis-

1. Sherring. Hindu tribes and Castes, III, p. 276.

2. Kohler, Rechtsgesehichte und Weltentwickelimg, ZVvR, i885, p. 323.

3. Ihering, Esprit du droit romain^!, 268-307.

^. Girard, Histoire de l'organisation judiciaire des Romains, I, p. 32-35.

5. Lambert, La Fonction du Droit civil comparé, p. fiSg sqq. sance organisée d’un État lui-même soumis à la pesée du peuple 361. La laïcisation du droit ne pouvait s’accomplir que dans la cité réorganisée par la volonté d’une plèbe « consciente ».

Mais les castes en Inde n’ont jamais pu s’entendre pour former une cité et imposer un remaniement du droit. Obstinés dans l’horreur des contacts et des mélanges, les premiers groupements familiaux ne sont pas entrés ici dans la voie des concessions, des compromis, des limitations réciproques. Aucune plèbe ne s’est assemblée et levée pour exiger une refonte des premiers cadres. Et c’est pourquoi chez les Aryens de l’Inde, non seulement le droit public, si riche chez leurs frères gréco-italiens, est réduit à sa plus simple expression, mais encore la distinction du jus et du fas reste inexprimée.

Non que le mouvement de la civilisation n’ait forcé, ici comme ailleurs, la première doctrine juridique à s’élargir, et n’ait obtenu par exemple une place dans les codes pour les réquisitions d’une organisation économique plus compliquée. C’est en ce sens que M. Dahlmann oppose à l’âge du rita l’âge du dharma, qui se montre moins exclusivement attaché aux vertus ordonnatrices du sacrifice et plus préoccupé de l’activité humaine, de ses conditions et de ses conséquences. Mais l’antithèse reste indécise, et celui qui la propose doit reconnaître que dans le dharma même la religion ne lâche pas sa prise 362. La société hindoue ne s’est pas donnée les organes nécessaires à la confection, à la conception même d’un droit laïcisé.


La seule force organisée qui se dresse dans l’universel émiettement, c’est précisément celle qui a la charge de maintenir, envers et contre tous, les droits de la conception religieuse de la vie : c’est le corps sacerdotal.

1. Guq, Les Institutions juridiques chez les Romains, I, p. aS.

2. Das Mahâbhârata als Epos u. Rechtsbuch, p. 290.

Et, à vrai dire, ces expressions mêmes prêtent à l’équivoque. Ici encore l’orgueil du sang, réfractaire à toute unité, fait sentir ses effets isolants. Nous avons vu qu’en réalité le brahmanisme n’est rien moins qu’un corps. Son originalité, disait S. Maine, vient de ce qu’il ne repose sur aucune organisation 363. C’est que non seulement dans la classe brahmanique des castes nombreuses continuent de se distinguer, mais encore chaque Brahmane, surhomme de naissance, comme il n’a besoin d’aucune investiture, ne reconnaît théoriquement aucun supérieur hiérarchique. Cette foule de prêtres-nés n’a rien de commun avec une Église 364.

Il n’en reste pas moins que, exemplaires de la race noble par excellence et modèles de la pureté aryenne, exécuteurs des mêmes opérations rituelles et commentateurs des mêmes révélations, ces prêtres-nés représentent un même idéal, jouissent d’un même prestige, et qu’ainsi, sans être à proprement parler unifiés eux-mêmes, ils sont capables d’imprimer à l’Inde la seule espèce d’unité qu’elle pouvait supporter.

Il ne devait pas manquer d’ailleurs, pour la culture de cette tradition religieuse, de se former des écoles. Il est nécessaire mais il n’est pas suffisant, pour mériter le titre de Brahmane, d’être né de sang brahmanique. Il y faut une initiation qui est une seconde naissance ; il y faut l’étude des Livres saints. Et comme ces Livres sont plusieurs, et plus nombreux encore les commentaires auxquels ils ont donné lieu, il se formera des traditions spéciales qui serviront de centres de groupement aux étudiants brahmanes.

Ce sont sans doute des groupements de ce genre qui ont donné naissance aux codes que nous connaissons. Faut-il parler à ce propos de véritables écoles de droit ?

I. Études sur l’Histoire du droit, p. a83.

a. Schrôder, Indiens Literatur und Kultur, p. 412. Ces charanas étaient-ils aussi nombreux que le croyait Colebrooke et constituaient-ils une espèce d’organisation universitaire, comme les écoles de notre Moyen Âge ? Ne gardaient-ils pas plutôt la physionomie de l’organisation familiale, et leur tradition, conformément à l’allure générale du régime, ne se présentait-elle pas comme ces secrets que les pères confient aux fils 365 ? Toujours est-il qu’on se trouve là en présence de traditions transmises et commentées par une suite de spécialistes, et que ce trait déjà peut expliquer quelques-uns des caractères des codes hindous. Dans le code de Manou en particulier, Bühler a relevé les répétitions, voire les contradictions qui révèlent des séries de remaniements. Peut-être sous le Çâstra que nous connaissons pourrait-on retrouver un Soutra qui remonterait jusqu’à la secte védique des Mânavas. Des traditions si longuement ruminées ne pouvaient manquer d’aboutir à un droit assez compliqué et raffiné. On a souvent observé le plaisir que semblent prendre les rédacteurs de ces codes à distinguer, à proportionner, à classifier de toute façon. Faut-il voir dans ce goût un trait natif du génie hindou ? Ou bien penserons-nous que s’il se conserve et se développe à travers tant de générations, le spectacle de la réalité sociale, toute divisée et graduée, qu’elles ont sous les yeux en est pour une part responsable ? Quoi qu’il en soit, la serre chaude des écoles brahmaniques devait être favorable à cette végétation exubérante de classifications.

Le même milieu de professionnels ne prêtait-il pas à la découverte de ces nuances qu’admirent nos historiens du droit, par exemple en matière de distribution des responsabilités, en cas de récidive, ou lorsqu’il s’agit de tenir compte des intentions 366 ? Preuves, disait Thonissen, « que

I. V. West and Buhler, A Digest of the Hindu law, p. Sa. Ghose, Prin- ciples of the Hindu law, p. vii-x. Mayne, A Treatise on Hindu lawand usage, p. 38. S. Maine, Ancien Droit et Coutume primitive, p. aa.

a, V. Kohler, ZVvR, 1908, p. i84 sqq. Thonissen, Hist. du Droit criminel, p. 61. dès ces siècles lointains, les bords du Gange avaient été le théâtre de longues méditations juridiques ». D’ordinaire les divinités offensées frappent en aveugles ; pour détourner leur vindicte on poursuivra, comme les Athéniens le faisaient encore, jusqu’aux objets inanimés. Si, malgré ses origines religieuses, le droit hindou est plus souple et plus nuancé en ces matières, il le doit peut-être aux réflexions de spécialistes qui pouvaient le faire profiter du progrès même de leurs croyances. À cet égard, le dernier livre du code de Manou révèle des préoccupations déjà « spiritualistes ». Il n’est pas étonnant qu’ils veuillent peser les intentions de ceux qui inscrivent au nombre des péchés les mauvaises pensées elles-mêmes, et s’élèvent du souci de la pureté toute matérielle à celui de la pureté intérieure. Il faut ajouter que la doctrine de la transmigration, si elle est en harmonie intime avec le régime des castes 367, s’accorde en même temps avec le sentiment de la responsabilité individuelle. En rappelant à l’homme que sa situation présente dépend de ses actes passés comme sa situation future dépendra de ses actes présents, elle lui ôte sans doute l’envie de protester contre les inégalités sociales, mais elle propage l’idée que du moins à l’intérieur de sa classe, chacun doit être jugé selon ses œuvres ; elle aide ainsi le droit à se dégager décidément de la doctrine des responsabilités collectives.

On peut mesurer par là toute la distance que le sacerdoce brahmanique a su faire parcourir au droit hindou depuis les premières étapes du droit. La forme la plus ancienne de la justice, c’est la vengeance exercée de groupe à groupe. À cet âge, il n’y a pas à proprement parler de crime public ; en tuant par exemple un homme ou en violant une femme, un membre d’un clan a causé un dommage à un autre clan ; celui-ci cherche à réparer ce dommage par une action qui vise non pas seulement ce membre

I. V. plus haut p. 106. en particulier, mais n’importe lequel des membres du clan offenseur. Les autres groupes n’ont pas à intervenir.

Pour définir cette situation, on a proposé de dire que les premiers délits apparaissent moins comme des délits criminels que comme des délits civils : le groupe justicier qui est en même temps l’offenseur, se souciant peu de Vanimus delinquendi, et demandant avant tout la réparation d’un préjudice, fût-il inintentionnel. L’assimilation prête à l’équivoque, s’il est vrai que les vengeurs se sentent obligés à l’action, soit par la soif de sang qu’ils prêtent à l’ombre menaçante de la victime, soit par un sentiment de solidarité plus complexe qui leur ordonne de compenser à tout prix la perte que leur groupe a pu éprouver ; si c’est en d’autres termes, non pas seulement un instinct de cruauté, mais un impératif de nature religieuse qui arme le « moi judiciaire familial » 368. Mais il est vrai qu’à cette phase, au-dessus des clans en litige aucun sentiment public n’intervient pour limiter leur vindicte en la réglementant, ou pour punir les fautes qu’ils laisseraient impunies. C’est la religion encore, mais une religion plus large et débordant les cadres familiaux, qui façonnera ce sentiment. Elle étendra le réseau de ses interdictions rituelles. Elle attachera à l’homicide, fût-il commis entre membres d’une même famille, l’idée d’une souillure dont il faut à tout prix se laver. Et ce sont ses représentants qui, d’abord choisis pour arbitres, deviendront les jurisconsultes dont les réponses font autorité. On montrait récemment ainsi que même en Grèce, dans le pays le plus réfractaire à la théocratie, s’il ne s’est pas trouvé un pouvoir sacerdotal pour monopoliser le droit, c’est du moins la religion, appelant l’excommunication sur les vio-

I. Kovalewsky, Contame contemporaine et Loi ancienne. Droit contamier Ossétien, Paris, Larose, 1899, p. 287 sqq. V. Steinmetz, Ethnoîogische Stadien zur ersten Entwickelung der Strafe. Leyde et Leipzig, 1894. — cf. Mauss, Revue de l'Histoire des religions, 1897, p. 5o-58. lations de l’ordre établi par les dieux, qui a fait l’intérim entre le régime de la vengeance familiale et celui de la vindicte d’État 369. On voit la religion absorber la plus grande partie de la [mot grec] familiale pour la transmettre à la [mot grec] sociale : en dégageant l’individu de la solidarité du groupe, elle constitue des délits nouveaux en même temps que de nouvelles procédures. Dans l’histoire de presque toutes les civilisations, le même phénomène est visible ; et l’on a pu soutenir que non seulement chez les Hébreux ou les Musulmans, mais aussi bien chez les Germains et les Romains, une jurisprudence sacerdotale forme le soubassement de toutes les lois 370.

Il semble au premier abord que cette conquête du droit religieux public sur le droit religieux familial ait dû se heurter en Inde à des difficultés particulières : la caste n’est-elle pas une sorte de cristallisation des premiers groupements familiaux ? et d’autre part, la religion servie par les Brahmanes a-t-elle jamais su s’organiser en religion publique ? Mais nous avons vu déjà comment la force d’attraction du brahmanisme est assez puissante pour tenir lieu des mécanismes les mieux agencés. Sous l’influence de sa doctrine de la souillure il semble bien que les groupements familiaux, quelque communistes que fussent leurs tendances, aient définitivement abandonné la notion de la responsabilité collective en même temps qu’elles abdiquaient leur droit de vengeance. Non qu’elles n’aient sans doute, en Inde comme ailleurs, exercé primitivement ce droit : contrairement à ce qu’on pensait naguère, les Védas conservent le souvenir d’un tableau de Wergeld comme il ne s’en institue que pour arrêter la colère des groupes en les indemnisant 371. Mais il est vrai

1. Glotz, ouvr, cit., p. 282 sqq.

2. Lambert, oiivr. cit., p. 23i-8o4.

3. Roth, Wergeld im Veda, dans la Zeiischrift der Dentschen MorgenL Gesellschaft, tu p. 672-676. JoUy, R. u. S. p. i3i. Oldenb ^rg dans Ziim mt. Str., p. 72. Kohler, ZVVR, igoS, p. 180. que très tôt les compensations pécuniaires allèrent au Brahmane. De même que dans le repas funèbre il siège à la place des parents morts dont l’ombre est censée se tenir derrière lui 372, il se substitue, pour la perception de l’amende, à la famille lésée. Délégations significatives : sans briser les sphères familiales et sans les amener à s’entrepénétrer, le brahmanisme a trouvé moyen de les faire graviter toutes ensemble autour de lui. Grâce au prestige de ses prêtres, les Hindous n’ont pas eu à chercher, comme il est arrivé en d’autres pays, des arbitres d’occasion pour les départager 373. Plus divins que les Brehons d’Irlande, représentants d’une tradition qu’eux seuls avaient le droit d’interpréter, les Brahmanes possédaient toutes les qualités nécessaires pour élever le droit hindou à la deuxième phase, et pour établir, sur les seules bases de la religion, une espèce de vindicte publique, aux lieux et place de la vindicte privée des collectivités primitives.

Mais d’ordinaire cette phase n’est qu’une transition. La religion, comme disait M. Glotz, fait l’intérim. Bientôt on la voit passer la main au pouvoir de l’État qui, en recevant le droit sous sa coupe, l’adapte à ses besoins et à ses habitudes propres, et en l’émancipant s’émancipe à son tour : rien de pareil ne devait se produire en Inde. On peut dire de l’évolution de son droit ce qu’on a dit du mouvement de toute sa civilisation : grâce au régime des castes, elle s’élève assez vite au-dessus de la barbarie, mais sa croissance ultérieure en est bientôt empêchée. Elle est victime d’une sorte d’arrêt de développement ; elle est comme pétrifiée dans une attitude dépassée ailleurs. Le droit hindou devait conserver sa couleur religieuse, précisément parce qu’en face du pouvoir de la caste sacerdotale aucun pouvoir politique ne se cons-

I. Jolly, R. u. S. p. 127. Galand, Altind. Ahnencult» p. i44. Senart, ouvr. cit., p. a 16.

a. Kovalewsky, ouvr. cit. y p. 3i5 sqq. tituait pour lui faire contrepoids, parce que le sacerdotium, comme dit M. Weber, ne s’y trouvait pas contenu par un imperium.

On l’a souvent répété : en Inde, nul rudiment d’État. L’idée même d’un pouvoir public est étrangère à l’Inde 374. Et sans doute, comme le fait observer M. Fick, il ne faut pas prendre ces expressions au pied de la lettre 375. Toutes sortes d’autorités se sont essayées sur ces masses immenses : elles ont vu, dans un désordre sans égal, se succéder les empires et se multiplier les principautés 376. Ce qui reste vrai, c’est que tous les gouvernements quels qu’ils soient ne semblent jamais reposer que sur la surface du monde hindou. Ils ne l’atteignent pas, pour l’organiser, dans ses profondeurs. Précisément parce que les Hindous vivent isolés dans les compartiments de leurs castes, ils semblent faits pour être subjugués par tout le monde, sans se laisser assimiler ni unifier par personne. Incapables de se coaliser pour la résistance active, chacun de leurs groupes oppose aux pressions d’en haut la résistance passive de ses traditions. En d’autres termes – il faut toujours en revenir là – il manque à l’Inde la Cité : la Cité seule capable d’instituer des rapports méthodiques entre les peuples et les gouvernements, et dont le travail a fourni en somme, directement ou indirectement, tous leurs modèles et leurs principes à nos États occidentaux. Faute de cette gestation, une organisation proprement politique n’a pas été donnée à la société hindoue, et la tradition religieuse a pu la dominer tout entière.


Et sans doute, pour imposer ses principes mêmes, il faut à la tradition religieuse la collaboration d’un pouvoir séculier. Si vivace que soit la confiance primitive dans

I. Senart, ouvr. cit, p. 249.

a. Die sociale Gliederung imnord. Indien, p. 76 (en note).

3. V. Sylvain Lévi, Le Népal, I, introd., p. 4. les sanctions surnaturelles, partout la nécessité se fait vite sentir d’une force visible et pesante, capable d’aider la volonté des dieux à se faire respecter, et de rétablir l’ordre qu’ils prescrivent en réparant leurs erreurs ou leurs omissions. « L’arme du Brahmane est la parole. » Mais si redoutables que soient ses menaces et ses imprécations, elles n’auraient sans doute pas suffi, par elles-mêmes, à maintenir un ordre public : il y fallait des pénalités temporelles, et un pouvoir physiquement capable de les appliquer. De là, vraisemblablement, l’insistance croissante avec laquelle les codes brahmaniques rappellent au roi sa mission de justicier. En l’accomplissant, il gagne autant de mérite que s’il accomplissait un sacrifice permanent ; mais s’il laisse les coupables impunis, que le jeûne le purifie. Gardien scrupuleux des lois, sa renommée s’étendra au loin « comme une goutte d’huile de sésame dans l’eau » ; négligent, elle se resserrera au contraire et se figera « comme une goutte de beurre clarifié ». Le code de Manou en particulier multiplie les recommandations au roi qu’il divinise – on a pu supposer qu’il avait été rédigé pour l’éducation d’un jeune rajah – et nous avons vu qu’il présente comme autant de devoirs royaux tous les droits qu’il énumère. Dans les codes postérieurs, à mesurer le nombre des crimes de lèse-majesté contre lesquels ils défendent la royauté, on sent s’accroître encore l’importance du roi en matière de justice 377.

Mais ce progrès n’enlève rien à la fonction supérieure du Brahmane. Il reste non seulement l’indispensable magistrat auxiliaire du roi, mais encore le jurisconsulte attitré. C’est ici qu’il faut se souvenir de la remarque de M. Lambert 378, sur la nécessité de bien distinguer, quand on suit l’évolution des institutions juridiques, entre le

1. Jolly, R. u. S., p. i6, 127, i32. Kohler, ZV V/?, 1908, p. 188.

2. Ouvr. cit., p. 730. bouclier du droit et l’outil qui le forge – entre qui impose la loi et qui la formule. Il semble bien que le pouvoir séculier en Inde ait systématiquement laissé au pouvoir spirituel le soin de dire le droit : soit qu’il se soucie peu de l’ordre juridique, soit qu’il ne se reconnaisse pas l’autorité nécessaire pour le modifier. S. Maine 379 nous parle d’un chef Sikh qui avait réussi à asseoir sa domination sur le Penjab : il borne son ambition à prélever les impôts, il n’éprouve pas le besoin d’édicter une loi. Ailleurs, au Népal 380, nous voyons que lorsque les princes sentent la nécessité, contre l’invasion musulmane, de réorganiser leur royaume, ils font venir une équipe de jurisconsultes brahmanes, qui s’occupent aussitôt à répartir la population dans leurs cadres consacrés. Les fonctions du roi, quelque développement qu’elles prennent par endroits, n’empiètent donc pas sur les fonctions du prêtre. On ne voit pas, le long de cette civilisation, s’aggraver entre les deux principes d’autorité ces conflits d’attributions qui furent si souvent favorables, ailleurs, à l’émancipation des peuples. La rivalité des Brahmanes et des Kshatriyas a pu être longue et mouvementée : on sait tous les indices qu’on a tirés à cet égard, non seulement des contes bouddhiques, mais de l’épopée ou même des recueils philosophiques 381. Mais contrairement à ce qui est arrivé en Occident, c’est ici la force religieuse qui décidément fait pencher la balance. C’est pourquoi on dit quelquefois que le brahmanisme a su réaliser, beaucoup plus complètement qu’elle-même, l’idéal de notre Église au Moyen Âge, et que jamais on ne vit plus étroite mainmise d’une Église sur un État 382.

I. S. Maine, Institutions primitioes, p. 467 î cf. la notice de A. Lyall (pu- bliée dans la traduction des Etudes sur l'Histoire da Droit), p. lxx. a. S. Lévi, Le Népal, l, p. i5, aag.

3. Fick, Die sociale Gliederung, chap. iv. Weber, Indisehe Studien, X, p. 36-3o.

4. M^cdoneM, Sanskrit Literatur, p. 160; cf. Zimmer, Alt. Leben^j^, 192. Analogie boiteuse, s’il est vrai – comme les considérations qui précèdent nous l’ont rappelé – que ni le terme d’État ni celui d’Église, tels que nous sommes habitués en Occident à les comprendre, ne convient aux institutions hindoues. La formule nous donne du moins l’idée de ce que devait être, en matière de droit, l’omnipotence sacerdotale.

Encore faut-il s’entendre sur la nature de cette puissance, sur les limites qu’elle rencontre, sur les procédés par lesquels elle a été conquise. La suprématie des Brahmanes en matière de droit serait un véritable miracle si leur volonté ne répondait plus ou moins directement aux volontés, plus ou moins conscientes d’elles-mêmes, des populations qui la reconnaissent. Si cette force n’a pas été contenue par en haut, c’est sans doute qu’elle était soutenue par en bas. La mesure et la forme de la collaboration spontanée des groupes à l’œuvre du droit, voilà ce qu’il faudrait pouvoir préciser. On s’apercevrait peut-être alors qu’ici comme partout le secret de la puissance brahmanique, c’est sa tolérance, sa souplesse, sa plasticité.

Déjà en matière de croyances religieuses, nous avons admiré l’indifférence accueillante du Brahmane. Qui sait si, en matière de coutume, sa politique n’a pas été la même et s’il ne s’est pas contenté, souvent, de consacrer des usages déjà établis ?

Il ne faut pas oublier en effet que la caste, par cela même qu’elle est sans doute l’héritière du groupe familial, conserve jalousement un certain nombre d’attributs judiciaires. Si les Hindous semblent avoir perdu très tôt l’habitude des vengeances collectives, de groupe à groupe, du moins à l’intérieur de chaque groupe ont-ils conservé l’habitude de poursuivre et d’exécuter les membres coupables. Si les premières formes de la justice « intertribale » ont disparu, celles de la justice « tribale » se sont au contraire solidement maintenues. On sait combien longtemps, dans toutes les civilisations, les collectivités élémentaires gardent le droit de châtier ceux de leurs membres qui, en les souillant par leurs désordres, menacent leur intégrité même. Et elles les châtient de la façon la plus terrible rien qu’en les expulsant. Livré à ses seules ressources, le « hors-la-loi » – l’isgoï des anciens Russes, l’abrek des Ossètes, le « loup » des Grecs – est exposé à tous les périls 383. Personne pour l’aider ni pour le venger ; « c’est une poire sèche qui tombe de l’arbre sans éveiller l’attention de personne » 384. L’Hindou qui souille sa caste est exposé à une pareille excommunication. Encore aujourd’hui on nous dit que rien n’est plus redouté, et dans les campagnes au moins, rien n’est plus terrible par les conséquences que cette exécution solennelle, devant la caste assemblée 385.

De ces attributions judiciaires de la caste, nous avons vu que les codes brahmaniques ne gardent pas seulement le souvenir ; ils en tiennent le plus grand compte. Non seulement, par les expressions qu’ils emploient ils rappellent que c’est en fonction de la caste, toujours prête à brandir le fouet de l’excommunication sur le pécheur, que se définissent originellement les péchés : patanyîa, atipâtaka, mahâpâtaka, anupâtaka signifient autant de fautes qui exposent à être exclu de la caste 386. Mais cette exclusion même, les codes continuent de la présenter comme une menace toujours suspendue. Elle est la sanction suprême, dont la perspective contraint le coupable à se prêter à l’application des autres. Et c’est pour éviter cette sanction qu’il

1. V. Glotz, ouvr, cit., p. 28. Kovalewsky, ouvr. cit., p. 197.

2. Proverbe du Daghestan cité par M. Kovalewsky.

3. JoUy, R. a. S., p. 119. Senart, Les CasteSy p. 85. Cf. Dubois, Mœurs ^es Hindous, p. 36.

4. JoIIy, ibid., p. 11 5. faut se livrer au bâton, endurer la faim, payer l’amende. Dans le fond du tableau juridique on aperçoit toujours, derrière le doigt levé du Brahmane, non seulement le bras armé du roi, mais le tumulte indigné de la caste, prête à s’assembler et à se dresser pour réduire le rebelle à la raison.

Mais si le droit brahmanique escompte ainsi la coopération du pouvoir judiciaire de la caste, c’est sans doute qu’il est loin de traiter en quantités négligeables les décisions mêmes de ce pouvoir, les précédents selon lesquels il se dirige, les coutumes qu’il entend faire respecter. S. Maine, opposant aux classes vastes et vagues que nous connaissons l’étroitesse et la rigidité de la caste – les fils y héritant régulièrement de la situation en même temps que des croyances des pères, et ceux-ci restant groupés autour du panchayat qui les surveille – indique quel solide organe pour la conservation du droit coutumier devaient former ces petits corps, et avec quelle rigueur ils devaient s’attacher à leurs traditions immémoriales 387.

De fait, les castes tiennent, comme au principe même de leur existence, non seulement aux prohibitions qui les séparent, mais aux singularités qui les distinguent. De ce point de vue, la violation de tel usage qui nous paraît insignifiant est à leurs yeux affaire vitale 388. Le droit écrit des Brahmanes niera-t-il l’autorité de ces droits coutumiers si tenaces ? Bien au contraire, il fera profession de la reconnaître. Le code de Manou rappelle à plusieurs reprises que le roi n’a rien de mieux à faire que de s’enquérir, pour les respecter et les faire respecter, des différents, usages reçus 389. Par où il n’entend pas précisément ce que nous appellerions l’usage local, puisque à proprement parler la lex loci n’existe pas en Inde 390 : chaque individu, où

1. S. Maine, Études sur l'Histoire du Droit, p. 8i.

2. Senart, ibid,, p. 84.

3. V. les passages relevés par Sorg, Introd. à l'étude du droit hindou, p. 4o-45.

4. Mayne, Treatise, p. 54. Chose, Principles, p. 726. Cf. S. Maine, Inslit. primitives, p. gS. qu’il émigre, porte avec lui la loi de son groupe. C’est de ces groupes divers que les Smritis entendent reconnaître et consacrer les traditions. Et, à vrai dire, où les Brahmanes déclinent expressément toute immixtion législatrice, c’est lorsqu’il s’agit des ghildes d’artisans ou de commerçants : ici moins qu’ailleurs leurs théories ne sauraient suppléer à la multiplicité d’usages élaborés sous la pression de telle ou telle situation économique 391. Mais d’une manière plus générale et dans des cas beaucoup plus nombreux, il est visible que le droit écrit est prêt à s’incliner devant la diversité des coutumes. On n’y sent pas, comme dit M. Mayne 392, « un atome de dogmatisme » : les Brahmanes se montrent prêts à fournir l’appui de leur autorité à nombre de lois qu’ils ne formulent pas.

Quant à celles mêmes qu’ils formulent, viennent-elles de leur fonds propre, ou leur principal mérite a-t-il été de servir d’enregistreurs ? L’orgueil brahmanique avouera malaisément cette docilité 393. Mais au fur et à mesure qu’on obtient, par un autre canal que par la tradition brahmanique, des informations plus précises et plus nombreuses sur les usages des différentes castes, on est amené à penser que pour les grandes lignes du droit – en ce qui concerne par exemple l’indivision des biens et les procédés pour en sortir, les règles de succession ou d’adoption – les différences sont négligeables, l’esprit est le même. Il était possible, ici aussi, de dégager les [mots grecs] des antiques groupements familiaux. C’est cette tâche de généralisation que les Brahmanes auraient accomplie en mettant en relief, dans leurs codes, les parties communes aux coutumiers des clans aryens. Il y a eu des juristes pour aller plus loin, et pour penser que sur nombre de points, les usages des tribus anaryennes coïncidaient avec ceux

I. Ghosc, PrincipUs, p. 72a.

a. Ouvr. cit., p. 5.

3. V. Gho9e y Prineiples, p. i, 3, 720. des autres 394. Les Brahmanes auraient repoussé avec énergie quelques-unes des pratiques des indigènes décidément contraires à l’idéal qu’ils représentaient – comme la polyandrie. Pour le reste, ils n’auraient fait que composer un corpus des traditions communes aux groupes, aussi bien anaryens qu’aryens, juxtaposés sur la terre hindoue.

Et sans doute, en enveloppant ces coutumes dans le manteau de la religion, en ajustant, pour reprendre les expressions du Senchus Mor, leur « loi de lettre » à cette « loi de nature », les Brahmanes ne pouvaient manquer de modifier en un certain sens le droit existant, de raffiner certaines pratiques, d’en interpréter d’autres d’une façon particulière, conformément aux suggestions de leur intérêt ou aux exigences de leur idéal. C’est ainsi qu’on les accuse de combattre plus ou moins directement le régime de l’indivision, encouragés par l’espoir de multiplier les foyers distincts d’où naissent, pour leurs fonctions de sacrificateurs, autant de demandes nouvelles. D’un autre côté, en matière de droit successoral, ils sont amenés à insister spécialement, pour déterminer l’ordre de préférence des héritiers, sur l’aptitude de ceux-ci à contenter par le sacrifice des mânes des ancêtres 395.

Dans quelle mesure ces interprétations ou ces prescriptions proprement brahmaniques sont-elles acceptées de la foule des castes, rien n’est plus difficile à établir. Parfois on a pu noter qu’elles adoptent telle coutume préconisée par les Brahmanes en la décortiquant pour ainsi dire ; elles laissent volontiers tomber la coque religieuse dont ils l’avaient entourée 396. Ailleurs, le prestige des Brahmanes est si puissant que pour leur ressembler et se rapprocher d’eux, les castes s’imposent certaines restrictions nouvelles, ou pratiquent certains rites qui ne semblent pas déri-

1. CTest l'opinion de Mayne dans l'ouvrage cité; cf. Jolly, R, u. S., p. tfi. Hun ter. Impérial Gazeteer of India» VI, p. n6.

2. Mayne, Treatise, p. 4- Ghose, Principles, passim.

3. Mayne, ibid., p. lo. ver de leurs traditions antérieures 397. L’état d’esprit le plus répandu est sans doute celui qui est exprimé par la réponse que les enquêteurs anglais reçoivent le plus souvent lorsqu’ils interrogent les castes sur leurs lois : « Nous suivons les coutumes de nos ancêtres ; quand on ne peut tomber d’accord sur la coutume, on consulte le Brahmane » 398. Les Brahmanes apparaissent donc comme les arbitres-nés. Sans doute les considère-t-on, à cause de leurs accointances avec le passé, comme les gardiens désignés, en même temps que de l’ordre général, des traditions particulières à chaque groupe. Si leur sentence était manifestement contraire aux tendances séculaires des castes, celles-ci, déconcertées, n’hésiteraient-elles pas à l’appliquer ? Quoi qu’il en soit, si dans leurs grandes lignes les codes brahmaniques sont tacitement acceptés par l’ensemble des castes, de l’Himalaya au cap Comorin, cette domination est sans doute rendue plus aisée par ce fait qu’ils laissent passer, le cas échéant, les usages particuliers à chacune d’elles, tandis que d’autre part ils retiennent et consacrent ceux qui leur sont communs à toutes.

C’est peut-être en ce sens qu’il faudrait résoudre la vexata quœstio : quelles sont au juste la valeur impérative, l’efficacité pratique, la vie réelle des codes brahmaniques ? Trop longtemps on était porté à les révérer comme des codes véritables, promulgués et appliqués par exemple à la manière du code Napoléon. On s’en est aperçu enfin : pour qu’un code proprement dit puisse naître et vivre, il y faut une réunion de conditions politiques extrêmement complexes, et précisément toutes ces conditions ont manqué à l’Inde. Tout ce que nous avons dit de la façon dont les codes brahmaniques ont dû être rédigés nous permet de comprendre pourquoi, suivant les expressions

1. Ainsi s'expliquerait l'expansion de l’habitude de marier les enfants très jeunes, et surtout de celle d'empêcher le remariage des veuves. V. plus haut, p. 124 sqq.

2. Steele, The law and custom of Hindoo Castes, XIII, p. 122. de M. Barth, ils constituent une littérature, nullement une législation. Privatarbeiten, manuels pour étudiants, ils nous décrivent peut-être l’idéal sacerdotal, mais ne nous garantissent nullement que la réalité s’y soit pliée. En suivant cette pente M. Nelson 399 en venait à conclure que le moindre défaut de la « loi hindoue » c’est de n’exister, à vrai dire, que dans l’imagination des Brahmanes et de leurs dupes, les philosophes européens.

Il semble qu’une observation plus attentive de la vie hindoue permette de s’acheminer aujourd’hui vers une opinion moyenne. En fait, sans qu’ils aient jamais été promulgués à proprement parler, les codes brahmaniques jouissent, pour la plupart de leurs prescriptions, d’une autorité incontestable auprès de la plus grande masse de la population hindoue. Peut-être cette autorité s’explique-t-elle précisément par la méthode de tolérance et de conciliation que nous avons définie. De ce Droit aussi on peut dire que s’il mène, c’est sans doute dans la mesure où il a suivi.

Une théorie récente, s’élevant contre les excès du romantisme juridique, s’efforçait de montrer que partout où l’on nous invite à admirer un droit coutumier, comme jailli de la pratique unanime et spontanée des intéressés, on peut découvrir l’œuvre patiente d’une jurisprudence religieuse 400. Ce n’est point par un lent et sourd travail des consciences collectives, c’est par les intuitions successives des individus inspirés que les lois sont élaborées. Qu’on cesse donc d’opposer la jurisprudence à la coutume : celle-ci ne serait, à vrai dire, qu’une alluvion de celle-là. Et il pouvait sembler, au premier abord, qu’aucun cas n’était plus favorable à la théorie que le cas soumis à notre étude, s’il est vrai qu’il ne s’est trouvé, pour dire le droit, aucun corps de « prudents » plus révérés que

I . A view of the Hindu law et A prospectus of the Hindu lam, critiqués par A. Barth. Reoue critique, 1878, I, p. 417» 1882, II, p. 109. a. Lambert, ouur. o(7., paf»sim. les castes brahmaniques. Mais si nos dernières observations sont exactes, même ces demi-dieux ont dû faire acte de dépositaires plus que de créateurs. D’innombrables collectivités, que leur constitution même prédisposait au maintien des traditions, leur apportaient des faisceaux tout faits de coutumes, qu’ils se contentent le plus souvent de consacrer en les faisant converger.

Les mêmes analyses nous aideront peut-être à mieux comprendre pourquoi, d’une manière générale, dans le droit hindou le droit pénal parle si haut et frappe si fort. Et sans doute il semble que nous ayons déjà fourni une explication du fait en rappelant pour quelles raisons la religion continue d’enserrer toute la vie hindoue. Ne saisit-on pas un rapport constant entre la prépondérance des conceptions religieuses et la dureté du système pénal 401 ? Là où elles apparaissent comme les violations d’un ordre divin, il est naturel que les fautes inspirent une horreur sacrée, et qu’elles soient réprimées avec une vigueur sans mesure.

Mais l’explication ainsi présentée est-elle suffisante ? D’abord, tout en gardant la haute main sur les institutions, la religion ne pouvait-elle user progressivement de menaces moins lourdes ? Il est vrai que les croyances primitives « réagissent » avec une sorte de brutalité aveugle. Mais puisque la religion hindoue se prête à une certaine Ethisierung, puisqu’on peut discerner, dans la tradition de ses juristes-prêtres, une sorte de progrès qui se révèle au raffinement de tel concept juridique, pourquoi ce même progrès ne se serait-il pas traduit par une atténuation des peines ? Il reste à montrer la force qui s’opposait à cet adoucissement.

I. V. Westermarck. Origin and dev, of the moral ideas» p. 1 98-198.

D’une manière plus générale, il ne suffit pas, pour rendre compte des caractères d’une institution quelconque, de constater qu’elle était enveloppée de religion. D’où lui vient ce nimbe aux yeux des hommes ? Quelles raisons les incitaient à se la représenter comme sacrée ? C’est sur ces points qu’on voudrait plus de lumière.

Au surplus, on a effectivement essayé de fournir, du volume et du poids du droit pénal, des explications plus complexes. On a signalé une relation constante entre la dureté des peines et la structure même des sociétés. La galerie des supplices est d’autant plus riche que les sociétés sont moins compliquées, moins différenciées, moins organisées, et qu’en même temps on y rencontre une plus grande concentration de la force gouvernementale. Un type social très simple d’une part et, d’autre part, un pouvoir central absolu, voilà les deux piliers des systèmes répressifs barbares. C’est lorsque ces deux conditions sont réunies que les consciences collectives sont les plus exigeantes ; c’est alors qu’elles réclament pour l’ordre social établi un respect religieux, et défendent cet ordre par les peines les plus cruelles 402. Dans quelle mesure cette théorie concorde-t-elle avec la situation respective du droit et du régime des castes en Inde ?

Il semble au premier abord que la discordance soit frappante. Ne nous répétait-on pas que la notion même de l’État manque à l’Inde, et que ce qu’elle conçoit le moins c’est la puissance d’un gouvernement central ? D’autre part, est-il permis d’appeler simple et indifférenciée une société comme la société hindoue, avec cette multiplicité de groupements qui se spécialisent, en même temps qu’ils se repoussent et se superposent ?

Mais peut-être l’objection fait-elle fond sur un certain nombre de malentendus que nous pouvons maintenant


I. V. Durkheim, Deux Lois de l'Evolution pénale (Année sociologique, IV, p. 65-95). Cf. La Division du Travail social. Livre I, chap. m et iv. dénoncer. Il importe de remarquer que, lorsqu’on parle d’un pouvoir central fort, comme d’une des causes de la rudesse du droit, on n’entend pas un gouvernement complexe et étendu, dont les fonctions nombreuses et variées s’exerceraient sur tous les points du corps social. L’absence de limites et de contrepoids, voilà l’essentiel de l’absolutisme. – Or n’avons-nous pas vu que précisément cette condition était, mieux qu’ailleurs, réalisée en Inde ? La désunion même à laquelle les castes se condamnent laisse le champ à tous les despotes petits ou grands ; la lourdeur de leur main ne rencontre aucune résistance.

D’ailleurs qui dit gouvernement fort ne pense pas nécessairement au seul pouvoir séculier. S’il est vrai que celui-ci étreint mal la société hindoue et n’y laisse pas une empreinte profonde, nous avons mesuré en revanche à quel point cette société se prête à la mainmise du pouvoir religieux. Tout inorganisée qu’elle est, la classe des prêtres a su imposer à la masse un respect dont ne jouissent pas les tyrans les mieux armés. Tous les tabous qui, dans les sociétés primitives, rendant les rois à la fois adorables et redoutables, en font des espèces d’hommes-dieux 403, on les retrouve concentrés sur la personne sacro-sainte du Brahmane ; et nul mana ne rivalise avec celui qu’on lui attribue. À la société divisée qu’il domine son prestige sert de centre. Les lignes de force qui en rayonnant ordonnent autour de lui toute la poussière des castes. Violer les prescriptions qu’une telle autorité sanctionne, n’est-ce pas commettre une sorte de crime de lèse-divinité qui appelle les châtiments les plus durs ? Contre les sévérités de cet absolutisme, il ne se trouvait pas de démocratie en Inde pour faire entendre la protestation de la « philanthropie ».


Que les castes au contraire fussent bien faites pour

I . C'est le thème qui sert de centre de ralliement aux remarques de Frazer, dans le Rameau d’or. seconder ces sévérités, pour quelles raisons elles devaient se prêter et coopérer volontiers aux rigueurs de la répression, nous pouvons aussi nous en rendre compte. S’il est vrai en effet que les groupes fermés ont été en se spécialisant, et qu’ainsi une forme de la division du travail s’installe dans la société hindoue, le phénomène n’a rien de commun avec la différenciation libre et progressive dont nos sociétés, par exemple, nous donnent le spectacle 404. Grâce à celle-ci, l’indépendance des individus se fait jour, le contrôle des collectivités se détend. Rien de semblable en Inde, où la caste spécialisée tient ses membres immobiles et serrés les uns contre les autres dans le cercle des usages et du métier héréditaire. Un pareil milieu plus que tout autre est favorable à cette unanimité de sentiments, à cette intolérance pour toute divergence, qui se traduit normalement par le caractère sacro-saint des coutumes et le caractère cruel des peines. Les collectivités élémentaires dont la juxtaposition constitue le régime des castes appartiennent donc à un type social très simple en effet. Leur différenciation interne est au minimum ; et il n’est pas étonnant qu’à l’intérieur de chacune d’elles la conscience collective manifeste impérieusement sa prépondérance.

Mais lorsqu’il s’agit des relations de ces groupements élémentaires entre eux et des règles qui fixent ces relations, peut-on parler encore d’une conscience collective qui réclamerait, pour assurer le respect de ces règles, un système de pénalités sévères ? Si les éléments constituants du régime s’efforcent avant tout de vivre dans l’isolement moral et se refusent à toute espèce d’unification, d’où vient sa rigueur au droit qui détermine leurs rapports ? – C’est que précisément cette multitude de cercles se tou-

I . James Mill {Encycl. Brit. article Caste) montre comment la division du travail entre castes arrête, dans Tordre économique, les effets progressifs de la division du travail. Il faut dire la même chose, et a fortiori, des effets de la division du travail dans Tordre social. V. plus bas, p. 2i3 sqq. chent en un même point. Ces consciences collectives distinctes ont un certain nombre de parties communes. Elles s’entendent sur certains sentiments. Et ce sont ceux sur lesquels repose leur séparation même. Elles admettent toutes plus ou moins explicitement que les sangs ne doivent pas se mêler, ni les rangs être confondus. S’il est vrai que les Hindous ignorent d’une manière générale les usages propres aux castes qui ne sont pas la leur, c’est du moins, chez tous également, un article de foi qu’il y a des castes, qu’il doit y en avoir, et qu’avant tout l’ordre qui les maintient distinctes et hiérarchisées doit être respecté.

Et sans doute cette immobilité est relative, et sur bien des points plus apparente que réelle. Pas plus que les mélanges ne sont radicalement évités, les distances ne sont toujours gardées. On voit plus d’une caste conquérir peu à peu, à force d’ambition tenace, des rangs dans la hiérarchie. Mais c’est ici le cas de répéter qu’au moment même où elles sont violées, il y a des règles qui ne cessent pas d’être respectées. Ces mésalliances, on essaiera de les dissimuler ; ces ascensions, on les présentera comme une restauration de la tradition mieux connue. On fera tout ce qu’il faut enfin pour obtenir l’absolution et la consécration du Brahmane, gardien de tout le système, support concret et vivant des sentiments que le régime entretient et qui entretiennent le régime[3].

On a bien des fois observé que la notion même du patriotisme manque à la société hindoue. Et tout ce que nous avons dit des effets normaux de la caste, « le plus actif des principes de désintégration que l’humanité ait connus » nous aide à comprendre cette lacune. Mais si nos dernières observations sont exactes, il se rencontre dans cette même société une espèce de succédané des

I. V. les conclusions qui se dégagent des enquêtes de M. Risley, sur la hiérarchie actuellement reconnue (fiensus of India, iQOijVol. I, India, par MM. Risley et Gait), p. SSg sqq. Vol. VI {BengaU M. Gait), p. 366 sqq. Vol. WlllCentral Prov. Russell), p. 164. sentiments nationaux : et c’est précisément l’attachement commun de ses groupes élémentaires à l’ordre traditionnel qui les juxtapose. Nous avons pu dire, en ce sens, que le respect du régime des castes est le patriotisme des Hindous. Ils réalisent ce paradoxe de ne pouvoir s’unir que dans le culte de ce qui les divise.

Dans ces limites il est permis de parler, ici aussi, de sentiments collectifs intenses, qui s’élèvent au-dessus de cette poussière de groupes. Et il ne faut pas perdre ces sentiments de vue si l’on veut comprendre pour quelles raisons et jusqu’à quel point le droit brahmanique, avec les caractères que nous lui avons reconnus, plonge ses racines au sein même de l’âme hindoue.



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