Eureka/15

La bibliothèque libre.
Eureka (1848)
Traduction par Charles Baudelaire.
M. Lévy frères (p. 233-240).


XV


Remontons donc vers une de nos suggestions antécédentes et concevons les systèmes, concevons chaque soleil, avec ses planètes-satellites, comme un simple atome titanique existant dans l’espace avec la même inclination vers l’Unité, qui caractérisait, au commencement, les véritables atomes après leur irradiation à travers la Sphère universelle. De même que ces atomes originels se précipitaient l’un vers l’autre selon des lignes généralement droites, de même nous pouvons concevoir comme généralement rectilignes les chemins qui conduisent les systèmes-atomes vers leurs centres respectifs d’aggrégation ; — et dans cette attraction directe, qui rassemble les systèmes en groupes, et dans celle, analogue et simultanée, qui rassemble les groupes eux-mêmes, à mesure que s’opère la consolidation, nous trouvons enfin le grand Maintenant, — le terrible Présent, — la condition actuellement existante de l’Univers.

Une analogie rationnelle peut nous aider à former une hypothèse relativement à l’Avenir, encore plus effrayant. L’équilibre entre les forces, centripète et centrifuge, de chaque système, étant nécessairement détruit quand il arrive à se rapprocher, jusqu’à un certain point, du noyau du groupe auquel il appartient, il en doit résulter, un jour, une précipitation chaotique, ou telle en apparence, des lunes sur les planètes, des planètes sur les soleils, et des soleils sur les noyaux ; et le résultat général de cette précipitation doit être l’agglomération des myriades d’étoiles, existant actuellement dans le firmament, en un nombre presque infiniment moindre de sphères presque infiniment plus vastes. En devenant immensément moins nombreux, les mondes de cette époque seront devenus immensément plus gros que ceux de la nôtre. Alors, parmi d’incommensurables abîmes, brilleront des soleils inimaginables. Mais tout cela ne sera qu’une magnificence climatérique présageant la grande Fin. La nouvelle genèse indiquée ne peut être qu’une des étapes vers cette Fin, un des ajournements encore nombreux. Par ce travail d’agglomération, les groupes eux-mêmes, avec une vitesse effroyablement croissante, se sont précipités vers leur centre général, — et bientôt, avec une vélocité mille fois plus grande, une vélocité électrique, proportionnée à leur grosseur matérielle et à la véhémence spirituelle de leur appétit pour l’Unité, les majestueux survivants de la race des Étoiles s’élancent enfin dans un commun embrassement. Nous touchons enfin à la catastrophe inévitable.

Mais cette catastrophe, quelle peut-elle être ? Nous avons vu s’accomplir la conglomération, la moisson des mondes. Désormais, devrons-nous considérer ce globe des globes, ce globe matériel unique, comme constituant et remplissant l’Univers ? Une telle idée serait en contradiction complète avec toutes les propositions émises dans ce Discours.

J’ai déjà parlé de cette absolue réciprocité d’adaptation qui est la grande caractéristique de l’Art divin, — qui est la Signature divine. Arrivé à ce point de nos réflexions, nous avons regardé l’influence électrique comme une force répulsive qui seule rendait la Matière capable d’exister dans cet état de diffusion nécessaire à l’accomplissement de ses destinées ; — là, en un mot, nous avons considéré l’influence en question comme instituée pour le salut de la Matière, pour sauvegarder les buts de toute matérialité. Réciproquement, il nous est permis de considérer la Matière comme créée seulement pour le salut de cette influence, uniquement pour sauvegarder le but et l’objet de cet Éther spirituel. Par le moyen, par l’intermédiaire, par l’agence de la Matière, et par la force de son hétérogénéité, cet Éther a pu se manifester, — l’Esprit a été individualisé. C’est uniquement dans le développement de cet Éther, par l’hétérogénéité, que des masses particulières de Matière sont devenues animées, sensibles, et en proportion de leur hétérogénéité ; quelques-unes atteignant un degré de sensibilité qui implique ce que nous appelons Pensée, et montant ainsi jusqu’à l’Intelligence Consciente.

À ce point de vue, nous pouvons regarder la Matière comme un Moyen, et non comme une Fin. Son utilité et son but étaient compris dans sa diffusion, et, avec le retour vers l’Unité, sa destinée est accomplie. Ce globe des globes absolument consolidé serait sans but et sans objet ; conséquemment il ne pourrait continuer à exister un seul instant. La Matière, créée dans un but, ne peut incontestablement, ce but étant rempli, être plus longtemps Matière. Efforçons-nous de comprendre qu’elle aspire à disparaître, et que Dieu seul doit rester tout entier, unique et complet.

Chaque œuvre née de la conception Divine doit coexister et coexpirer avec le but qui lui est assigné ; cela me semble évident, et je ne doute pas que la plupart de mes lecteurs, en voyant l’inutilité de ce dernier globe de globes, acceptent ma conclusion : « Donc, il ne peut pas continuer d’exister. » Cependant, comme l’idée saisissante de sa disparition instantanée est de nature à ne pas être agréée facilement, présentée d’une manière aussi radicalement abstraite, par l’esprit même le plus vigoureux, appliquons-nous à la considérer d’un autre point de vue un peu plus ordinaire ; — examinons comment elle peut être entièrement et magnifiquement corroborée par une considération à posteriori de la Matière, telle que nous la voyons actuellement.

J’ai déjà dit que « l’Attraction et la Répulsion étant incontestablement les seules propriétés par lesquelles la Matière se manifeste à l’Esprit, nous avons le droit de supposer que la Matière n’existe que comme Attraction et Répulsion ; — en d’autres termes, que l’Attraction et la Répulsion sont Matière ; puisqu’il n’existe pas de cas où nous ne puissions employer, ou le terme Matière, ou, ensemble, les termes Attraction et Répulsion, comme expressions de logique équivalentes et conséquemment convertibles. »

Or, la définition même de l’Attraction implique la particularité, — l’existence de parties, de particules, d’atomes ; car nous la définissons ainsi : tendance de chaque atome vers chaque autre atome, selon une certaine loi. Évidemment, là où il n’y a pas de parties, là est l’absolue Unité ; là où la tendance vers l’Unité est satisfaite, il ne peut plus exister d’Attraction ; — ceci a été parfaitement démontré, et toute la Philosophie l’admet. Donc, quand, son but accompli, la Matière sera revenue à sa condition première d’Unité, — condition qui présuppose l’expulsion de l’Éther séparatif, dont la fonction consiste simplement à maintenir les atomes à part les uns des autres jusqu’au grand jour où, cet éther n’étant plus nécessaire, la pression victorieuse de la collective et finale Attraction viendra prédominer dans la mesure voulue pour l’expulser ; — quand, dis-je, la Matière, excluant l’Éther, sera retournée à l’Unité absolue, la Matière (pour parler d’une manière paradoxale) existera alors sans Attraction et sans Répulsion ; en d’autres termes, la Matière sans la Matière, ou l’absence de Matière. En plongeant dans l’Unité, elle plongera en même temps dans ce Non-Être, qui, pour toute Perception Finie, doit être identique à l’Unité, — dans ce Néant Matériel du fond duquel nous savons qu’elle a été évoquée, — avec lequel seul elle a été créée par la Volition de Dieu.

Je répète donc : Efforçons-nous de comprendre que ce dernier globe, fait de tous les globes, disparaîtra instantanément, et que Dieu seul restera, tout entier, suprême résidu des choses.