Eureka/2

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Eureka (1848)
Traduction par Charles Baudelaire.
M. Lévy frères (p. 9-29).


II


Et maintenant, avant d’entrer positivement dans notre sujet, qu’il me soit permis d’appeler l’attention du lecteur sur un ou deux extraits d’une lettre passablement curieuse, qu’on dit avoir été trouvée dans une bouteille bouchée, pendant qu’elle flottait sur le Mare Tenebrarum, — océan fort bien décrit par Ptolémée Héphestion, le géographe nubien, mais bien peu fréquenté dans les temps modernes, si ce n’est par les transcendantalistes et autres chercheurs d’idées creuses.

La date de cette lettre me cause, je l’avoue, encore plus de surprise que son contenu ; car elle semble avoir été écrite en l’an deux mil huit cent quarante-huit. Quant aux passages que je vais transcrire, je présume qu’ils parleront suffisamment par eux-mêmes :

« Savez-vous, mon cher ami, » dit l’écrivain, s’adressant évidemment à un de ses contemporains, « savez-vous qu’il n’y a guère plus de huit ou neuf cents ans que les métaphysiciens ont consenti pour la première fois à délivrer le peuple de cette étrange idée : qu’il n’existait que deux routes praticables conduisant à la Vérité ? Croyez cela, si vous le pouvez ! Il paraît cependant que dans un temps ancien, très-ancien, au fond de la nuit du temps, vivait un philosophe turc nommé Aries et surnommé Tottle. » (Peut-être bien l’auteur de la lettre veut-il dire Aristote ; les meilleurs noms, au bout de deux ou trois mille ans, sont déplorablement altérés.) « La réputation de ce grand homme reposait principalement sur l’autorité avec laquelle il démontrait que l’éternument était une prévoyance de la nature, au moyen de laquelle les penseurs trop profonds pouvaient chasser par le nez le superflu de leurs idées ; mais il obtint une célébrité presque aussi grande comme fondateur, ou tout au moins comme principal vulgarisateur de ce qu’on nommait philosophie déductive ou à priori. Il partait de ce qu’il affirmait être des axiomes, ou vérités évidentes par elles-mêmes ; — et ce fait, maintenant bien constaté qu’il n’y a pas de vérités évidentes par elles-mêmes n’infirme en aucune façon ses spéculations ; il suffisait pour son dessein que les vérités en question fussent, en quelque façon, évidentes. De ces axiomes il descendait, logiquement, aux conséquences. Ses plus célèbres disciples furent un certain Tuclide, géomètre » (il veut dire Euclide), « et un nommé Kant, un Allemand, inventeur de cette espèce de transcendantalisme qui aujourd’hui porte encore son nom, sauf la substitution du C au K[1].

« Or, Aries Tottle prospéra sans rival jusqu’à l’apparition d’un certain Hog[2], surnommé le berger d’Ettrick, qui prêcha un système entièrement différent, qu’il appelait méthode inductive ou à posteriori. Son plan se rapportait entièrement à la sensation. Il procédait par l’observation, analysant et classant des faits (instantiæ Naturæ, comme on les désignait assez pédantesquement), et les transformant en lois générales. En un mot, pendant que la méthode d’Aries reposait sur les noumena, celle de Hog dépendait des phainomena ; et l’admiration excitée par ce dernier système fut si grande que, dès sa première apparition, Aries tomba dans un discrédit général. À la fin cependant, il reconquit du terrain, et il lui fut permis de partager l’empire de la philosophie avec son moderne rival ; — les savants se contentant de proscrire tous autres compétiteurs, passes, présents et à venir, et mettant fin à toute controverse sur ce sujet par la promulgation d’une loi médique, en vertu de laquelle les routes Aristotélienne et Baconienne étaient, et de plein droit devaient être les seules voies possibles pour atteindre la connaissance. — Baconienne, il faut que vous sachiez cela, mon cher ami, — ajoute ici l’auteur de la lettre, — était un adjectif inventé comme équivalent à Hoguienne, et considéré en même temps comme plus noble et plus euphonique.

« Maintenant, je vous affirme très-positivement, — continue l’épître, — que je vous expose les choses d’une manière véridique ; et vous pouvez comprendre sans peine combien des restrictions aussi impudemment absurdes ont dû nuire, dans ces époques, au progrès de la véritable Science, laquelle ne fait ses plus importantes étapes que par bonds, et ne procède, comme nous le montre toute l’Histoire, que par une apparente intuition. Les idées anciennes condamnaient l’investigateur à se traîner ; et je n’ai pas besoin de vous faire observer que ce genre de marche, parmi les modes variés de locomotion, est certainement en lui-même très-estimable ; mais parce que la tortue a le pied sûr, est-ce une raison pour couper les ailes de l’aigle ? Pendant plusieurs siècles, l’engouement fut si grand, particulièrement pour Hog, qu’un empêchement invincible s’opposa à tout ce qui peut proprement s’appeler la pensée. Aucun homme n’osait proférer une vérité, s’il sentait qu’il ne la devait qu’à la seule puissance de son âme. Il importait fort peu que la vérité fût philosophiquement vraie ; car les philosophes dogmatiseurs de cette époque s’inquiétaient seulement de la route avouée qui avait été suivie pour y atteindre. Le résultat, pour eux, était un point sans aucun intérêt. « Les moyens ! — vociféraient-ils, — voyons les moyens ! » — et si, par l’examen desdits moyens, on découvrait qu’ils ne rentraient ni dans la catégorie Hog, ni dans la catégorie Aries (qui veut dire bélier), oh ! alors les savants ne voulaient pas aller plus loin, mais, traitant le penseur de fou et le stigmatisant du nom de théoricien, refusaient à tout jamais d’avoir affaire avec lui ou avec sa vérité.

« Or, mon cher ami, — continue l’auteur de la lettre, — il est inadmissible que par la méthode rampante, exclusivement pratiquée, les hommes eussent pu atteindre au maximum de vérité, même après une série indéfinie de temps ; car la répression de l’imagination était un vice que n’aurait même pas compensé l’absolue certitude de cette marche de colimaçon. Mais cette certitude était bien loin d’être absolue. L’erreur de nos ancêtres était tout à fait analogue à celle du faux sage qui croit qu’il verra un objet d’autant plus distinctement qu’il le tiendra plus près de ses yeux. Ainsi ils s’aveuglaient eux-mêmes avec l’impalpable et titillante poudre du détail, comme avec du tabac à priser ; et conséquemment les faits si vantés de ces braves Hoguiens n’étaient pas toujours des faits ; point qui ne tire son importance que de cette supposition, qui les faisait toujours accepter comme tels. Quoi qu’il en soit, l’infection principale du Baconianisme, sa plus déplorable source d’erreurs, consistait dans cette tendance à jeter le pouvoir et la considération entre les mains des hommes de pure perception, — animalcules de la science, savants microscopiques, — fouilleurs et colporteurs de petits faits, tirés pour la plupart des sciences physiques, faits qu’ils vendaient tous en détail et au même prix sur la voie publique ; leur valeur dépendant, à ce qu’il paraît, de ce simple fait que c’étaient des faits, et nullement de leur parenté ou de leur non-parenté avec le développement de ces faits primitifs, les seuls légitimes, qui s’appellent la Loi.

« Il n’exista jamais sur la face de la terre, — continue l’audacieuse lettre, — une plus intolérante, une plus intolérable classe de fanatiques et de tyrans que ces individus, élevés soudainement par la philosophie de Hog à un rang pour lequel ils n’étaient pas faits, transportés ainsi de la cuisine dans le salon de la Science, et de l’office dans la chaire. Leur crédo, leur texte, leur sermon consistaient en un seul mot : les faits ! Mais la plupart d’entre eux, de ce mot unique ne connaissaient même pas le sens. Quant à ceux qui s’avisaient de déranger leurs faits dans le but de les mettre en ordre et d’en tirer utilité, les disciples de Hog les traitaient sans merci. Tous les essais de généralisation étaient accueillis par les mots : « Théorique ! Théorie ! Théoricien ! » Toute pensée, en un mot, était ressentie par eux comme un outrage personnel. Cultivant les sciences naturelles, à l’exclusion de la métaphysique, des mathématiques et de la logique, beaucoup de ces philosophes, d’engeance baconienne, avec leur idée unique, leur parti pris unique et leur marche de boiteux, étaient plus misérablement impuissants, plus tristement ignorants, en face de tous les objets compréhensibles de connaissance, que le plus illettré des rustres qui, en avouant qu’il ne sait absolument rien, prouve qu’il sait au moins quelque chose.

« Nos ancêtres n’avaient pas plus qualité pour parler de certitude, quand ils suivaient, avec une confiance aveugle, la route à priori des axiomes, celle du Bélier. En des points innombrables, cette route n’était guère plus droite qu’une corne de bélier. La vérité pure est que les Aristotéliens élevaient leurs châteaux sur une base aussi peu solide que l’air ; car ces choses qu’on appelle axiomes n’ont jamais existé et ne peuvent pas exister. Il faut qu’ils aient été bien aveugles pour ne pas voir cela, ou du moins pour ne pas le soupçonner ; car, même de leur temps, plusieurs de leurs axiomes de vieille date avaient été abandonnés : Ex nihilo nihil fit, par exemple, et : Un être ne peut pas agir là où il n’est pas, et : Il ne peut pas exister d’antipodes, et : Les ténèbres ne peuvent pas venir de la lumière. Ces propositions et autres semblables, primitivement acceptées comme axiomes, ou vérités incontestables, étaient, même à l’époque dont je parle, considérées comme absolument insoutenables ; combien ces gens étaient donc absurdes de vouloir toujours s’appuyer sur une base, dite immuable, dont l’instabilité s’était si fréquemment manifestée !

« Mais, même par le témoignage qu’ils apportent contre eux-mêmes, il est aisé de convaincre ces raisonneurs à priori de l’énorme déraison, — il est aisé de leur montrer la futilité, l’impalpabilité générale de leurs axiomes. J’ai maintenant sous les yeux, » observez que c’est toujours la lettre qui parle, « j’ai maintenant sous les yeux un livre imprimé il y a environ mille ans. Pundit m’assure que c’est positivement le meilleur des ouvrages anciens traitant de la matière, qui est la Logique. L’auteur, qui fut très-estimé dans son temps, était un certain Miller ou Mill ; et l’histoire nous apprend, comme chose digne de mémoire, qu’il montait habituellement un cheval de manège auquel il donnait le nom de Jérémie Bentham ; — mais jetons un coup d’œil sur le livre.

« Ah ! voilà : La faculté de comprendre ou l’impossibilité de comprendre, dit fort judicieusement M. Mill, ne peut, dans aucun cas, être considérée comme un critérium de Vérité axiomatique. Or, que ceci soit une vérité banale, aucun homme, jouissant de son bon sens, ne sera tenté de le nier. Ne pas admettre la proposition équivaudrait à porter une accusation d’inconstance contre la Vérité elle-même, dont le nom seul est synonyme d’immutabilité. Si l’aptitude à comprendre était prise pour critérium de la Vérité, ce qui est vérité pour David Hume serait très-rarement vérité pour Joe ; et sur la terre il serait facile de démontrer la fausseté des quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ce qui est certitude dans le ciel. La proposition de M. Mill est donc appuyée. Je n’accorde pas que ce soit un axiome, et cela simplement parce que je suis en train de montrer qu’il n’existe pas d’axiomes ; mais, usant d’une distinction subtile qui ne pourrait pas être contestée par M. Mill lui-même, je suis prêt à reconnaître que, si jamais axiome exista, la proposition que je cite a tous les droits d’être considérée comme telle, — qu’il n’y a pas d’axiome plus absolu — et, conséquemment, que toute proposition ultérieure qui entrera en conflit avec celle-là, primitivement émise, doit être une fausseté, c’est-à-dire le contraire d’un axiome, ou, s’il faut l’admettre comme axiomatique, devra du même coup s’annihiler elle-même et détruire sa devancière.

« Et maintenant, par la logique même de l’auteur de la proposition, cherchons à vérifier n’importe quel axiome proposé. Faisons beau jeu à M. Mill. Nous dédaignons un résultat trop facile et trop vulgaire. Nous ne choisirons pas pour notre vérification un axiome banal, un axiome de cette classe qu’il définit, avec une autorité et un sans-gêne absurdes, classe secondaire d’axiomes, comme si une vérité définie positive pouvait être diminuée et devenir, à volonté, plus ou moins positive ; nous ne choisirons pas, dis-je, un axiome d’une certitude passablement contestable, comme on en peut trouver dans Euclide. Nous ne parlerons pas, par exemple, de propositions comme celle-ci : Deux lignes droites ne peuvent pas limiter un espace, — ou celle-ci : Le tout est plus grand qu’une de ses parties quelconque. Nous donnerons à notre logicien tous les avantages. Nous irons tout droit à une proposition qu’il regarde comme l’apogée de la certitude, comme la quintessence de l’irrécusable axiomatique. La voici : « Deux contradictoires ne peuvent être vraies à la fois, c’est-à-dire ne peuvent coexister dans la nature. » — M. Mill veut dire ici, pour prendre un exemple, — et je choisis l’exemple le plus vigoureux et le plus intelligible, — qu’un arbre doit être un arbre ou ne pas l’être ; qu’il ne peut pas, en même temps, être un arbre et ne pas l’être ; — cela est parfaitement raisonnable en soi et remplit fort bien les conditions d’un axiome, tant que nous ne le confronterons pas avec l’axiome proclamé antérieurement ; en d’autres termes, termes dont nous nous sommes déjà servis, tant que nous ne le vérifierons pas par la logique même de l’auteur de la proposition. Il faut qu’un arbre, affirme M. Mill, soit ou ne soit pas un arbre. Fort bien ; et maintenant qu’il me soit permis de lui demander pourquoi. À cette petite question il n’a qu’une réponse à faire ; je défie tout homme vivant d’en inventer une autre. Cette seule réponse possible, c’est : Parce que nous sentons qu’il est impossible de comprendre qu’un arbre puisse être autre chose qu’un arbre ou un non-arbre. Voilà donc, je le répète, la seule réponse de M. Mill ; il ne prétendra pas en inventer une autre ; et cependant, d’après sa propre démonstration, sa réponse évidemment n’est pas une réponse ; car ne nous a-t-il pas déjà sommés d’admettre, comme un axiome, que la possibilité ou l’impossibilité de comprendre ne doit, en aucun cas, être considérée comme critérium de vérité axiomatique ? Ainsi son argumentation tout entière fait naufrage. Qu’on ne prétende pas qu’une exception à la règle générale puisse avoir lieu dans des cas où l’impossibilité de comprendre est aussi manifeste qu’en celui-ci, où nous sommes invités à concevoir un arbre qui soit et ne soit pas un arbre. Qu’on n’essaye pas, dis-je, d’avancer une pareille stupidité ; car, d’abord, il n’y a pas de degrés dans l’impossibilité, et, une conception impossible ne peut pas être plus particulièrement impossible que toute autre conception impossible ; ensuite, M. Mill lui-même, sans doute après mûre délibération, a, très-distinctement et très-rationnellement, exclu toute opportunité d’exception par l’énergie de sa proposition, à savoir que, dans aucun cas, la possibilité ou l’impossibilité de comprendre ne doit être prise comme critérium de vérité axiomatique ; troisièmement, même en supposant quelques exceptions admissibles, il resterait à montrer comment ce peut être ici le cas d’en admettre une. Qu’un arbre puisse être et n’être pas un arbre, c’est là une idée que les anges ou les démons pourraient peut-être concevoir ; mais sur la terre il n’y a que les habitants de Bedlam ou les transcendantalistes qui réussissent à la comprendre.

« Or, si je cherche querelle à ces anciens, — continue l’auteur de la lettre, — ce n’est pas tant à cause de l’inconsistance et de la frivolité de leur logique, qui, pour parler net, était sans fondement, sans valeur et absolument fantastique, qu’à cause de cette tyrannique et orgueilleuse interdiction de toutes les routes qui peuvent conduire à la Vérité, toutes, excepté les deux étroites et tordues, celle où il faut se traîner et celle où il faut ramper, dans lesquelles leur ignorante perversité avait osé confiner l’Âme, — l’Âme qui n’aime rien tant que planer dans ces régions de l’illimitable intuition où ce qu’on appelle une route est chose absolument inconnue.

« Par parenthèse, mon cher ami, ne voyez-vous pas une preuve de la servitude spirituelle imposée à ces pauvres fanatiques par leurs Hogs et leurs Rams[3], dans ce fait qu’aucun d’eux n’a jamais, — en dépit de l’éternel radotage de leurs savants sur les routes qui conduisent à la Vérité, — découvert, même par accident, ce qui nous apparaît maintenant comme la plus large, la plus droite et la plus commode de toutes les routes, la grande avenue, la majestueuse route royale de la Consistance ? N’est-il pas surprenant qu’ils n’aient pas su tirer des ouvrages de Dieu cette considération d’une importance vitale, qu’une parfaite consistance ne peut être qu’une vérité absolue ? Combien, depuis l’avénement de cette proposition, notre progrès fut facile, combien il fut rapide ! Grâce à elle, la fonction de la recherche a été arrachée à ces taupes, et confiée, comme un devoir plutôt que comme une tâche, aux vrais, aux seuls vrais penseurs, aux hommes d’une éducation générale et d’une imagination ardente. Ces derniers, nos Kepler et nos Laplace, s’adonnent à la spéculation et à la théorie ; c’est le mot ; vous imaginez-vous avec quelle risée ce mot serait accueilli par nos ancêtres s’ils pouvaient, par-dessus mon épaule, regarder ce que j’écris ? Les Kepler, je le répète, pensent spéculativement et théoriquement ; et leurs théories sont simplement corrigées, tamisées, clarifiées, débarrassées peu à peu de toutes les pailles et matières étrangères qui nuisent à leur cohésion, jusqu’à ce qu’enfin apparaisse, dans sa solidité et sa pureté, la parfaite consistance, consistance que les plus stupides sont forcés d’admettre, parce qu’elle est la consistance, c’est-à-dire une absolue et incontestable vérité.

« J’ai souvent pensé, mon ami, que c’eût été chose bien embarrassante pour ces dogmatiseurs des siècles passés de déterminer par laquelle de leurs deux fameuses routes le cryptographe arrive à la solution des chiffres les plus compliqués, ou par laquelle Champollion a conduit l’humanité vers ces importantes et innombrables vérités qui sont restées enfouies pendant tant de siècles dans les hiéroglyphes phonétiques de l’Égypte. Ces fanatiques n’auraient-ils pas eu surtout quelque peine à déterminer par laquelle de leurs deux routes avait été atteinte la plus importante et la plus sublime de toutes leurs vérités, c’est-à-dire le fait de la gravitation ? Cette vérité, Newton l’avait tirée des lois de Kepler. Ces lois dont l’étude découvrit au plus grand des astronomes anglais ce principe qui est la base de tout principe physique actuellement existant, et au delà duquel nous entrons tout de suite dans le royaume ténébreux de la métaphysique, Kepler reconnaissait qu’il les avait devinées. Oui ! ces lois vitales, Kepler les a devinées ; disons même qu’il les a imaginées. S’il avait été prié d’indiquer par quelle voie, d’induction ou de déduction, il était parvenu à cette découverte, il aurait pu répondre : « Je ne sais rien de vos routes, mais je connais la machine de l’Univers. Telle elle est. Je m’en suis emparé avec mon âme ; je l’ai obtenue par la simple force de l’intuition. » Hélas ! pauvre vieil ignorant ! Quelque métaphysicien lui aurait peut-être répondu que ce qu’il appelait intuition n’était que la certitude résultant de déductions ou d’inductions dont le développement avait été assez obscur pour échapper à sa conscience, pour se soustraire aux yeux de sa raison ou pour défier sa puissance d’expression. Quel malheur que quelque professeur de philosophie ne l’ait pas éclairé sur toutes ces choses ! Comme cela l’eût réconforté sur son lit de mort, d’apprendre que, loin d’avoir marché intuitivement et scandaleusement, il avait, en réalité, cheminé suivant la méthode honnête et légitime, c’est-à-dire à la manière du Hog, ou au moins à la manière du Ram, vers le mystérieux palais où gisent, confinés, étincelants dans l’ombre, non gardés, purs encore de tout regard mortel, vierges de tout attouchement humain, les impérissables et inappréciables secrets de l’Univers !

« Oui, Kepler était essentiellement théoricien ; mais ce titre, qui comporte aujourd’hui quelque chose de sacré, était dans ces temps anciens une épithète d’un suprême mépris. C’est aujourd’hui seulement que les hommes commencent à apprécier le vieux homme divin, à sympathiser avec l’inspiration poétique et prophétique de ses indestructibles paroles. Pour ma part, — continue le correspondant inconnu, — il me suffit d’y penser pour que je brûle d’un feu sacré, et je sens que je ne serai jamais fatigué de les entendre répéter ; en terminant cette lettre, permettez-moi de jouir du plaisir de les transcrire une fois encore :

« Il m’importe peu que mon ouvrage soit lu maintenant ou par la postérité. Je puis bien attendre un siècle pour trouver quelques lecteurs, puisque Dieu lui-même a attendu un observateur six mille ans. Je triomphe ! J’ai volé le secret d’or des Égyptiens ! Je veux m’abandonner à mon ivresse sacrée !»

Je termine ici mes citations de cette épître si étrange et même passablement impertinente ; peut-être y aurait-il folie à commenter d’une façon quelconque les imaginations chimériques, pour ne pas dire révolutionnaires, de son auteur, quel qu’il puisse être, — imaginations qui contredisent si radicalement les opinions les plus considérées et les mieux établies de ce siècle. Retournons donc à notre thèse légitime : l’Univers.

  1. Cant.
  2. Pourceau.
  3. Aries, Ram, bélier.