Fécondité (Zola)/Livre III/Chapitre I

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Eugène Fasquelle (p. 225-247).
LIVRE TROISIÈME
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I


« Je te dis que je n’ai pas besoin de Zoé, pour lui faire prendre son bain ! criait Mathieu, qui se fâchait. Reste dans ton lit, repose-toi.

— Mais, répondit Marianne, il faut bien que la bonne te prépare la baignoire et t’apporte l’eau chaude. »

Elle riait, l’air amusé de la querelle, et lui-même finit par rire.

Depuis l’avant-veille, ils étaient venus se réinstaller dans le petit pavillon qu’ils avaient loué aux Séguin, à la lisière des bois, près de Janville. Leur hâte même était telle de se retrouver aux champs, que Marianne avait commis l’imprudence, malgré le docteur, de s’y faire transporter quinze jours après ses couches. Mais un printemps précoce ensoleillait si tendrement ce mois de mars, qu’elle n’était qu’un peu brisée par le voyage. Aussi, le surlendemain, un dimanche, Mathieu, qui, n’allant pas à son bureau, se faisait une fête de passer la journée près d’elle, venait-il d’exiger qu’elle se lèverait seulement vers midi, pour le déjeuner.

« Voyons, répéta-t-il, je puis bien m’occuper un peu de l’enfant, pendant que tu te reposes. Tu l’as assez sur les bras du matin au soir. Et puis, si tu savais quel plaisir j’ai à revivre ici avec toi, avec le cher petit, dans cette chambre ! » Il s’approcha pour la baiser doucement, elle lui rendit son baiser, en riant de nouveau. C’était vrai que tous deux s’y retrouvaient dans l’enchantement. N’était-ce pas la chambre où ils s’étaient aimés, la saison dernière, où ils avaient eu la nuit heureuse, la nuit féconde ? Le printemps hâtif la dorait d’une allégresse, toute tiède, grande ouverte sur le vaste ciel, sur la campagne renaissante, frémissante de sève. Et comme elle leur paraissait vivante et gaie, pleine encore de leur souvenir d’amour, maintenant que l’enfant y fleurissait près d’eux !

Marianne se pencha sur le berceau, qui était à côté d’elle, au bord du lit même.

« C’est que M. Gervais dort à poings fermés. Regarde-le donc ! Tu ne vas pas avoir le cœur de le réveiller. »

Alors, tous deux restèrent un instant à le regarder dormir. Elle avait pris son mari au cou, elle s’abandonnait contre lui, leurs chevelures mêlées, leurs haleines confondues, riant d’aise au-dessus de ce berceau, dans lequel reposait la frêle créature. C’était un bel enfant, déjà blanc et rose ; mais il fallait être le père et la mère pour s’occuper ainsi de ce balbutiement, cette ébauche, à peine finie, où vacillaient les formes. Puis, comme il ouvrait ses yeux, sans regard encore, restés pleins du mystère d’où il venait, ils se récrièrent d’émotion.

« Tu sais qu’il m’a vue !

— Certainement. Et moi aussi, il m’a regardé, il a tourné la tête.

— Oh ! le chérubin ! »

Ce n’était qu’une illusion. Mais cette chère petite figure, encore si molle, si muette, leur disait tant de choses, que personne n’aurait entendues ! Ils s’y retrouvaient comme fondus ensemble, ils y découvraient des ressemblances extraordinaires, qui leur faisaient agiter pendant des heures, des journées, la question de savoir auquel des deux il ressemblait le plus. Chacun d’eux, d’ailleurs, s’entêtait, déclarait qu’il était tout le portrait de l’autre.

Naturellement, dès qu’il eut les yeux ouverts, M. Gervais se mit à pousser des cris perçants. Mais Marianne était impitoyable : le bain avant tout, et la tétée ensuite. Zoé monta un broc d’eau chaude, puis prépara la petite baignoire, devant la fenêtre, au soleil. Et ce fut Mathieu qui s’obstina, baigna l’enfant, le lava pendant trois minutes à l’aide d’une éponge fine, tandis que Marianne, de son lit, dirigeait l’opération, en plaisantant la délicatesse exagérée qu’il y mettait, comme s’il avait tenu quelque dieu naissant, fragile et sacré, que ses gros doigts d’homme craignaient de meurtrir. Du reste, ils continuaient à s’émerveiller ensemble de l’adorable scène. Était-il joli dans l’eau, scintillante de soleil, avec sa chair rose ! Était-il sage aussi, car c’était un prodige de le voir tout d’un coup se taire et témoigner une satisfaction béate, dès qu’il sentait la caresse enveloppante de l’eau tiède ! Jamais père ni mère n’avaient eu un pareil trésor.

« Maintenant, dit Mathieu, lorsque Zoé l’eut aidé à l’essuyer avec un linge fin, on va peser M. Gervais. »

C’était là une opération compliquée, que rendait difficile la répugnance profonde que l’enfant témoignait pour elle. Il se débattait, se remuait dans le plateau, si bien qu’il devenait impossible d’avoir le poids juste, de façon à établir exactement les différences des pesées, qui accusaient une augmentation variant de cent quatre-vingts à deux cents grammes, d’une semaine à l’autre. Le père, généralement, perdait patience. Il fallait que la mère s’en mêlât.

« Tiens ! mets la balance près de mon lit, sur la table, et donne-moi le petit dans sa serviette. Nous ferons ensuite le décompte de la serviette. »

Mais il y eut, à ce moment, l’invasion violente de chaque matin. Les quatre enfants, qui commençaient à s’habiller tout seuls, les grands venant au secours des petits, et que Zoé aidait d’ailleurs, parurent, se précipitèrent, en un galop de jeunes chevaux échappés. Ils avaient déjà sauté au cou de papa, s’étaient rués sur le lit de maman, pour dire bonjour, lorsque la vue de Gervais, dans la balance, les cloua d’intérêt et d’admiration.

« Tiens ! demanda le cadet Ambroise, pourquoi donc qu’on le pèse encore ? »

Les deux aînés, les jumeaux Blaise et Denis, répondirent à la fois : « Puisqu’on t’a dit que c’est pour savoir si maman n’a pas été volée, et si on lui a bien donne son poids, lorsqu’elle l’a acheté au marche de la Madeleine ! »

Mais Rose, toujours peu sûre sur ses jambes, grimpait le long du lit, s’accrochait à la balance, en criant de sa voix aiguë :

« Veux voir ! Veux voir ! »

Et elle faillit tout culbuter. Il fallut les mettre immédiatement à la porte ; car, maintenant, les quatre s’en mêlaient, allongeaient leurs petites mains.

« Mes amours, dit le père, faites-moi le plaisir de descendre jouer dehors. Prenez vos chapeaux, à cause du soleil, et restez sous la fenêtre, qu’on vous entende. »

Enfin, Marianne put obtenir une pesée exacte, malgré les plaintes et les sauts de M. Gervais. Et quelle joie, il avait profité pendant la semaine, de deux cent dix grammes ! Après avoir perdu pendant les trois premiers jours, comme tous les nouveau-nés, le voilà qui poussait, qui grandissait en bonne et solide plante humaine ! Ils le voyaient déjà marcher, et beau, et fort. Assise sur son séant, la mère l’emmaillota largement, de ses mains expertes, plaisantant, répondant à chacun de ses cris :

« Oui, oui, je sais, nous avons très faim, très faim… Ça va venir, la soupe est au feu, on va la servir à monsieur toute chaude. »

Elle avait fait, dès son réveil, une grande toilette de dimanche, ses cheveux superbes relevés très haut, en un énorme chignon qui dégageait la blancheur de son cou, simplement vêtue d’une belle camisole de flanelle blanche, ornée d’une dentelle, ne laissant voir qu’un peu de ses bras nus. Et, le dos appuyé contre deux oreillers, elle continua de rire, elle sortit de la camisole l’un de ses petits seins durs de guerrière, que le lait gonflait maintenant, épanoui comme une grande fleur de vie, blanche et rose ; tandis que l’enfant goulu, ne voyant pas encore, promenait les mains, tâtonnait des lèvres. Lorsqu’il eut trouvé, il téta violemment, buvant toute la mère, jusqu’au meilleur de son sang.

Elle jeta un léger cri de souffrance, au milieu de son beau rire.

« Ah ! le petit diable, il me mange, il vient de rouvrir ma crevasse ! »

Puis, comme Mathieu allait tirer un rideau, en remarquant qu’ils étaient inondés de soleil :

« Non, non, laisse-nous donc le soleil ! reprit-elle. Ça ne nous gêne pas, ça nous met tout le printemps dans les veines. »

Il revint, il s’oublia, dans le ravissement du spectacle. L’astre déroulait sa gamme, la vie flambait là, en une floraison de santé et de beauté. Il n’était pas d’épanouissement plus glorieux, de symbole plus sacré de l’éternité vivante : l’enfant au sein de la mère. C’était l’enfantement qui continuait, la mère se donnait encore toute pendant de longs mois, achevait de créer l’homme, ouvrait la fontaine de sa vie qui coulait de sa chair sur le monde. Elle n’arrachait de ses entrailles l’enfant nu et fragile que pour le reprendre contre sa gorge tiède, nouveau refuge d’amour, où il se réchauffait, où il se nourrissait. Et rien n’apparaissait plus simple ni plus nécessaire. Elle seule, pour leur beauté, pour leur santé à tous deux, était normalement la nourrice, après avoir été la créatrice. Il n’y avait ainsi, dans l’allégresse, dans l’espérance infinie qu’ils épandaient autour d’eux, que la naturelle grandeur de tout ce qui pousse sainement, logiquement, élargissant la moisson humaine.

À ce moment, Zoé, qui, après avoir rangé la chambre, remontait avec un gros bouquet de lilas dans un pot, annonça que M. et Mme  Angelin, au retour d’une promenade matinale, étaient en bas, demandant des nouvelles de Madame.

« Faites-les monter, dit gaiement Marianne. Je puis recevoir. »

Les Angelin étaient ce jeune ménage d’amoureux, qui, installés dans une petite maison de Janville, couraient si passionnément les sentiers solitaires, remettant l’enfant à plus tard, pour ne pas en embarrasser, en gâter leur vie errante d’égoïstes caresses. Elle était délicieuse, brune, grande, bien faite, avec un continuel air de joie, une adoration du plaisir. Lui, beau garçon, blond et carré des épaules, avait la mine empanachée d’un mousquetaire, les moustaches et la barbiche au vent. Outre les dix mille francs de rente qui leur permettaient de vivre libres, il gagnait quelque argent, en peignant des éventails aimables, fleuris de roses et de petites femmes joliment campées. Aussi leur existence, jusque-là, n’avait-elle été qu’une partie d’amour, un continuel gazouillement. Vers la fin du dernier été, ils s’étaient liés avec les Froment d’une façon étroite, à la suite de quotidiennes rencontres.

« On peut entrer, on n’est pas trop indiscret ? » cria, du palier, la voix sonore d’Angelin.

Et, lorsque Mme  Angelin, toute vibrante de la promenade au soleil printanier, eut embrassé Marianne, elle s’excusa de venir de si bonne heure.

« Imaginez-vous, ma chère, nous avons su, hier soir seulement, que vous étiez ici de la veille. Nous ne vous attendions que dans huit à dix jours… Alors, comme nous passions devant chez vous, nous n’avons pu résister, nous avons voulu savoir… Vous nous pardonnez, n’est-ce pas ? »

Puis, sans attendre la réponse, avec une pétulance de mésange étourdie, grise de grand air :

« Le voilà donc, ce nouveau petit monsieur ? Un garçon, n’est-ce pas ? Et tout s’est bien passé, je le vois. Oh ! avec vous, ça se passe toujours bien… Mon Dieu ! qu’il est encore petit et mignon ! Regarde donc, Robert, comme il tète gentiment. On dirait une vraie poupée… Hein ? est-il drôle, est-il drôle ! C’est tout à fait amusant. »

Le mari, en la voyant s’égayer, s’approcha, s’émerveilla, pour dire comme elle.

« Ah ! oui, celui-là est vraiment gentil… J’en ai vu d’affreux, qui restent maigres, violets, pareils à des poulets plumés… Lorsqu’ils sont blancs et gras, c’est agréable.

— Mais, s’écria Mathieu en riant, quand le cœur vous en dira, vous en aurez un pareil. Vous êtes faits tous les deux pour en fabriquer un superbe.

— Non, non, c’est ce dont on n’est jamais sûr… Et puis, vous savez que Claire n’en veut pas un avant trente ans. Encore cinq ans à attendre, à vivre un peu pour nous deux… Quand Claire aura trente ans, nous verrons ça ».

Cependant, Mme  Angelin était séduite, continuait à regarder l’enfant d’un air de femme tentée, prise du désir d’un jouet nouveau, sans doute aussi remuée au fond de l’être par un brusque éveil de maternité. Ce n’était point un méchant cœur, elle avait au contraire une infinie bonté, sous son insouciance d’amoureuse.

« Oh ! Robert, murmura-t-elle doucement, si pourtant nous en avions un ! »

Il se révolta d’abord, il plaisanta.

« Alors, je ne te suffis plus ? Tu sais que, pendant les neuf mois de la grossesse et pendant les quinze mois de l’allaitement, nous ne pourrons même pas nous embrasser. Ça fait deux ans sans la moindre caresse… N’est-ce pas, mon cher ami, qu’un mari raisonnable, qui a le souci de la bonne santé de la mère et de l’enfant ne touche plus à sa femme de tout ce temps-là ? »

Mathieu s’était mis à rire avec lui.

« C’est un peu exagéré. Mais, tout de même, il y a du vrai. Le mieux est en effet de s’abstenir.

— S’abstenir, tu entends, Claire ? Hein ! le vilain mot ! Est-ce là ce que tu veux ?… Et si je ne peux pas, moi, si je vais ailleurs ? »

Les deux jeunes femmes, rougissantes, riaient elles aussi, se prêtaient aux plaisanteries d’usage, sur cette matière délicate. Ne pouvait-on leur donner cette grande, cette douce marque de tendresse, de leur être fidèle et d’attendre ? Aller ailleurs, mais c’était abominable, cela soulevait le cœur de dégoût !

« Laissez-le donc dire ! conclut Mme  Angelin. Il m’aime trop, il ne sait même plus s’il y a d’autres femmes. »

Une crainte jalouse, pourtant, devait commencer à l’ébranler. Et ce qu’elle n’osait discuter à voix haute, tandis qu’elle examinait Marianne, c’était la question de savoir si une grossesse ne l’abîmerait pas, n’écarterait pas son mari d’elle, tant elle en sortirait enlaidie peut-être. Certainement, cette femme, gaie et fraîche, avec son bel enfant au sein, dans ce lit tout blanc, au milieu du soleil, le tableau était délicieux. Mais il y avait des hommes qui avaient ça en horreur. Et ce débat secret se traduisit par cette réflexion :

« D’ailleurs, je pourrais bien ne pas nourrir. Nous prendrions une nourrice.

— Évidemment, dit le mari. Jamais je ne te laisserais nourrir ce serait idiot. »

Tout de suite, il regretta cette brutalité, il s’en excusa auprès de Marianne. Et il expliqua qu’aujourd’hui pas une mère ne consentait à se donner le tracas de nourrir, quand elle avait quelque fortune.

« Oh ! moi, dit alors Marianne, avec son tranquille sourire, j’aurais cent mille francs de rente, que je nourrirais tous mes enfants, dussé-je en avoir douze. Je crois bien, d’abord, que j’en tomberais malade, si ce cher petit ne me débarrassait pas de ce lait qui m’inonde : c’est pour ma santé qu’il me boit ainsi. Et puis, je m’imaginerais que je ne l’ai pas fait jusqu’au bout, je me sentirais coupable de ses moindres bobos, oui ! une mère criminelle, une mère qui ne veut pas la santé, la vie de son enfant ! »

Elle avait abaissé sur le petit ses beaux yeux tendres, elle le regardait téter goulûment, d’un regard d’immense amour, heureuse même du mal qu’il lui faisait parfois, ravie quand il la buvait trop fort, comme elle disait. Et elle continua d’une voix de rêve :

« Mon enfant à une autre, oh ! non, jamais, jamais ! J’en serais trop jalouse, je veux qu’il ne soit fait que de moi, sorti de moi, achevé par moi. Ce ne serait plus mon enfant, si une autre l’achevait. Et il ne s’agit pas que de sa santé physique, je parle de tout son être, de l’intelligence et du cœur qu’il aura, qu’il doit tenir de moi, de moi seule. Si, plus tard, je le voyais sot et méchant, je croirais que c’est l’autre qui l’a empoisonné… Cher, cher enfant bien-aimé ! quand il tète si fort, je sens que je passe toute en lui, c’est un délice. »

Elle leva les yeux, elle aperçut au pied du lit Mathieu, qui la regardait, très ému. Et elle ajouta gaiement :

« Tu en es aussi, toi !

— Ah ! cria-t-il, en se tournant vers les deux amants, elle a bien raison. Que toutes les mères l’entendent et qu’elles remettent donc à la mode, en France, de nourrir elles-mêmes leurs enfants ! Il suffirait que cela devînt la beauté. Et n’est-ce pas la beauté, la plus éclatante et la plus haute ? »

Les Angelin s’étaient remis à rire, complaisamment. Ils ne semblaient point convaincus, dans leurs seuls désirs d’amants égoïstes. Et ce qui acheva la déroute, ce fut un petit accident prévu, la misère humaine. Comme M. Gervais finissait de téter, Marianne s’aperçut qu’il s’était oublié dans sa couche. Elle ne fit que s’en égayer davantage, elle ne se gêna pas pour prendre une couche propre et pour changer l’enfant. Elle demanda l’éponge, le lava, l’essuya. Sous le clair soleil, ce nettoyage, ce petit corps nu et rose, n’était pour elle qu’une joie de plus. Mais, tout de même, ceux à qui l’enfant n’appartient pas, peuvent avoir d’autres yeux. Et les Angelin se levèrent, prirent congé.

« Alors, c’est pour dans neuf mois ? demanda gaillardement Mathieu.

— Mettons dix-huit, répondit le mari, si nous comptons les mois de réflexion. »

Justement, sous la fenêtre, éclatait un vacarme, une clameur perçante de petits sauvages lâchés en pleins champs, parce qu’Ambroise, en lançant une balle, l’avait perchée dans un arbre. Blaise et Denis jetaient des pierres, Rose sautait en criant, comme si elle avait eu l’espoir d’allonger les bras jusque là-haut. Les Angelin restèrent saisis de surprise et d’inquiétude.

« Bon Dieu ! murmura Claire, qu’est-ce que ce sera, lorsque vous en aurez douze ?

— Mais, dit Marianne amusée, la maison nous semblerait morte, s’ils ne criaient pas… Au revoir, chère amie, j’irai vous voir, dès que je pourrai sortir. »

Les mois de mars et d’avril furent superbes, les relevailles de Marianne se firent très heureuses. Aussi la petite maison, écartée, perdue dans les feuilles, vivait-elle en continuelle joie. Chaque dimanche surtout devenait une fête, lorsque le père n’allait pas à son bureau. Les autres jours, il partait dès le matin, ne revenait que vers sept heures, toujours pressé, accablé de travail. Et, si ces continuelles courses n’entamaient point sa belle humeur, il commençait à être hanté par des préoccupations d’avenir. Jamais encore la gêne où il voyait son jeune ménage ne l’avait inquiété. Il était sans aucun désir d’ambition ni de richesse, il savait que sa femme n’avait, comme lui, d’autre idée de bonheur, que de vivre là, très simplement, une vie brave de santé, de paix et d’amour. Mais, tout en ne rêvant pas le pouvoir d’une haute situation, la jouissance d’une grande fortune, il se demandait comment vivre, si modestement que ce fût, maintenant que sa famille s’élargissait sans cesse. Si des enfants lui venaient encore que ferait-il, de quelle façon trouverait-il le nécessaire, chaque fois qu’une naissance nouvelle lui imposerait de nouveaux besoins ? Quand on enfante ainsi, il faut bien, à mesure que de petites bouches s’ouvrent et crient la faim, créer des ressources, faire sortir du sol des subsistances, sous peine de tomber à une imprévoyance criminelle. On ne peut, honnêtement, pondre au hasard comme l’oiseau, lâcher la couvée à l’aventure, à la charge des récoltes d’autrui. Et ces réflexions l’envahissaient d’autant plus que la gêne s’aggravait chez lui, depuis la naissance de Gervais, au point que Marianne ne savait comment arriver aux fins de mois, malgré des prodiges d’économie. Il fallait discuter les moindres dépenses, épargner le beurre sur les tartines des enfants, leur faire porter leurs blouses jusqu’au dernier fil. Chaque année pour comble d’embarras, ils grandissaient, ils dépensaient davantage. On avait dû mettre les trois garçons à une petite école de Janville, ce qui ne coûtait pas encore bien cher. Mais, l'année suivante, ne faudrait-il pas les envoyer au lycée, et dans quelle poche prendrait-on l’argent ? Grave problème, souci croissant de toutes les heures, qui gâtait un peu l’adorable printemps, dont la bienvenue fleurissait la vaste campagne.

Le pis était que Mathieu avait la conviction d’être muré dans sa situation de dessinateur, à l’usine Beauchêne. En admettant qu’on finît un jour par doubler ses appointements, ce n’étaient pas ces sept ou huit mille francs qui lui permettraient de réaliser son rêve d’une famille nombreuse, poussant librement et fièrement telle qu’une heureuse forêt ne devant sa force, sa santé, sa beauté qu’à la bonne mère commune, la terre, où elle puisait toute sa sève. Et c’était pourquoi, depuis son retour à Janville, la terre l’attirait, le retenait dans de fréquentes promenades, pendant qu’il roulait des pensées vagues, sans cesse élargies. Il s’arrêtait de longues minutes, devant un champ de blé, à la lisière d’un bois touffu, sur le bord d’une mare dont les eaux luisaient au soleil, parmi les ronces d’une lande pierreuse. Toutes sortes de projets confus se levaient alors en lui, des rêveries indéterminées, si vastes, si singulières, qu’il ne les avait encore dites à personne, pas même à sa femme. On se serait moqué de lui sans doute, il n’en était qu’à cette heure trouble et frissonnante, où les inventeurs sentent passer sur eux le vent de la découverte, avant même que l’idée totale se formule. Pourquoi donc ne s’adressait-il pas à la terre, à l’éternelle nourrice ? Pourquoi donc ne défrichait-il pas, ne fécondait-il pas ces immenses terrains, ces bois, ces landes, ces pierrailles, qui l’entouraient et qu’on laissait stériles ? Pourquoi donc, puisqu’il était juste que chaque homme apportât sa richesse, créât sa subsistance, n’enfanterait-il pas, avec chaque enfant nouveau, le nouveau champ de terre féconde qui le ferait vivre, sans rien coûter à la communauté ? Et c’était tout, rien ne se précisait davantage, la réalisation s’envolait dans le plus beau des songes.

Les Froment étaient ainsi à la campagne depuis un grand mois, lorsque Marianne, complètement remise, vint un soir jusqu’au pont de l’Yeuse, en poussant devant elle la petite voiture de Gervais, pour y attendre Mathieu, qui devait rentrer de bonne heure. Il fut là, en effet, avant six heures. Et elle eut l’idée, par ce beau soir, de faire un léger détour, de passer au moulin des Lepailleur, en aval de la rivière, dans le désir de leur acheter des œufs frais.

« Je veux bien, dit Mathieu. Tu sais que je l’adore, leur vieux moulin romantique. Ce qui n’empêche pas que je le jetterais par terre, pour le remettre à neuf, avec une bonne machine, s’il était à moi. »

Dans la cour de l’antique construction, à demi couverte de lierre, d’un charme de légende, avec sa roue moussue dormant parmi les nénuphars, ils trouvèrent le ménage, l’homme roux, grand et sec, la femme aussi sèche, aussi rousse que lui, tous les deux jeunes et durs. L’enfant, Antonin, assis par terre, faisait un trou, de ses petites mains.

« Des œufs ? dit la Lepailleur, certainement, madame, il doit y en avoir. »

Elle ne se hâta point, regarda Gervais, endormi dans la voiture.

« Ah ! c’est votre dernier. Il est bien gros et bien mignon. Nous n’avez pas perdu votre temps. »

Mais Lepailleur ne put retenir un rire goguenard. Et, avec la familiarité du paysan vis-à-vis du bourgeois qu’il sait gêné :

« Alors, ça vous en fait cinq, monsieur. Ce n’est pas nous autres, pauvres gens, qui pourrions nous permettre ça.

— Pourquoi donc ? demanda tranquillement Mathieu. Est-ce que vous n’avez pas ce moulin, est-ce que vous n’avez pas des champs, pour occuper les bras qui viendraient et dont le travail doublerait, triplerait vos produits ? »

Ces simples mots furent comme un coup de fouet, sous lequel Lepailleur se cabra. Une fois de plus, il lâcha toute sa rancune. Ah ! sûrement, ce n’était pas sa patraque de moulin qui l’enrichirait, puisqu’il n’avait enrichi ni son grand-père ni son père ! Et quant à ses champs, sa femme lui avait apporté là une belle dot, des champs où plus rien ne voulait pousser, qu’on avait beau arroser de sueur, sans en pouvoir tirer les frais de fumier et de semence !

« D’abord, reprit Mathieu, votre moulin, il faudrait le réparer, remplacer le vieux mécanisme, ou mieux encore mettre là une bonne machine à vapeur.

— Réparer mon moulin ! mettre une machine à vapeur ! Mais c’est fou ! Et pourquoi faire ? puisque je chôme déjà un mois sur deux, depuis que le pays a presque renoncé au blé !

— Ensuite, continua Mathieu, si vos champs rapportent moins, c’est que vous les cultivez mal, d’après toute une routine condamnée, sans soins, sans machines, sans engrais.

— Encore des machines, encore ces farces qui ont achevé de ruiner le pauvre monde ! Ah ! je connais ça, je voudrais vous y voir vous, à mieux cultiver la terre, pour lui faire rendre ce qu’elle ne veut plus donner ! »

Il se fâcha tout à fait, devint d’une violence brutale, en reprenant contre la terre marâtre les accusations de sa paresse et de son entêtement. Il avait voyagé, il s’était battu en Afrique, on ne pouvait pas dire qu’il avait vécu dans son trou, ainsi qu’une bête ignorante. Mais, au retour du régiment, ca n’empêchait pas qu’il s’était senti tout de suite dégoûté, quand il avait compris que la culture était fichue et que jamais elle ne lui donnerait autre chose que du pain sec à manger. La terre faisait faillite comme le bon Dieu, les paysans ne croyaient plus en elle, tant elle était vieillie, vidée, épuisée. Et jusqu’au soleil qui se détraquait, de la neige en juillet, des orages en décembre, tout un chambardement des saisons qui ruinait d’avance les récoltes !

« Non, monsieur, ce n’est plus possible, c’est fini. La terre, le travail, ça n’existe plus. Nous sommes volés, le paysan qui se tue de fatigue n’aura bientôt pas même de l’eau à boire. Aussi est-ce pour cela que j’aimerais mieux me ficher à la rivière que de faire encore un enfant à ma femme, parce qu’il est inutile de mettre au monde des malheureux et qu’Antonin aura du moins de quoi vivre après nous, s’il est tout seul… Et vous le voyez, Antonin, eh bien ! je vous jure que je n’en ferai pas un paysan malgré lui. S’il mord à l’étude, s’il veut aller à Paris, ah ! grand Dieu ! je lui dirai qu’il a raison, qu’il n’y a encore que Paris pour les gaillards solides, résolus à tenter la fortune… Il pourra tout vendre, risquer sa moisson, là-bas, sur le pavé. C’est là que poussent les écus, et je n’ai qu’un regret, moi, c’est de n’avoir pas couru la chance, lorsqu’il en était temps encore. »

Mathieu se mit à rire. N’était-ce pas singulier que lui, bourgeois bachelier, homme de science, rêvât de revenir à la terre, à la mère commune de tout travail et de tout bien, lorsque ce paysan, ce fils de paysan, maudissait, injuriait la terre et n’avait plus que l’ambition de la voir reniée par son fils ? Jamais opposition plus significative ne l’avait frappé, c’était l’exode désastreux des campagnes vers les villes, qui s’aggravait année en année anémiant et détraquant la nation.

« Vous avez tort, dit-il sur un ton de gaieté, pour enlever sa rudesse au débat. Ne trahissez pas la terre, c’est une vieille maîtresse qui se vengera. À votre place, j’aurais d’elle tout ce que je voudrais, par un redoublement de soins. Elle reste aujourd’hui, comme au premier jour, la grande épouse féconde, et elle enfante toujours au centuple, quand on l’aime d’une solide étreinte. »

Mais Lepailleur se débattait, levait ses deux poings.

« Non, non ! j’en ai assez, de la garce !

— Et tenez ! continua Mathieu, ce qui m’étonne, c’est qu’il ne se soit pas encore trouvé un gaillard intelligent et brave, pour tirer parti de toute cette immense propriété abandonnée, ce Chantebled dont le père Séguin, autrefois, avait rêvé de faire un domaine royal. Il y a là de vastes terrains en friche, des bois dont il faudrait abattre une partie, des landes qu’on rendrait aisément à la culture. Quelle belle tâche, quelle création pour un homme ! »

Du coup, Lepailleur resta béant. Puis, sa goguenardise déborda.

« Mais, mon bon monsieur, vous êtes fou, excusez-moi de vous le dire !… Cultiver Chantebled, défricher ces pierrailles, s’embourber dans ces marécages ! Eh ! vous y enterrerez des millions, sans y récolter un boisseau d’avoine. C’est un coin maudit que le père de mon grand-père a vu tel qu’il est, et que le fils de mon petit-fils verra tout pareil… Ah ! bien ! je ne suis pas curieux, mais ça m’amuserait de connaître l’imbécile qui tenterait une pareille folie. On peut dire que celui-là boirait un fameux bouillon.

— Mon Dieu ! qui sait ? conclut paisiblement Mathieu. Il suffit d’aimer pour faire des miracles. »

La Lepailleur, qui était allée chercher une douzaine d’œufs, restait maintenant plantée devant son mari, en admiration de l’entendre si bien parler à un bourgeois. Tous les deux s’entendaient à merveille dans leur colère avaricieuse de ne pas récolter les écus à la pelle, sans gros travail, ainsi que dans leur ambition de faire de leur fils un monsieur, puisque, seul, un monsieur pouvait s’enrichir. Aussi, comme Marianne prenait congé, après avoir mis les œufs sous un coussin de la voiture de Gervais, lui fit-elle complaisamment remarquer son Antonin, qui, ayant creusé un trou, crachait dedans.

« Oh ! il est futé, il connaît déjà ses lettres, et nous allons le mettre à l’école. S’il tient de son père, je vous assure qu’il ne sera pas bête. »

Ce fut une dizaine de jours plus tard, un dimanche, que Mathieu, dans une promenade qu’il fit avec Marianne et les enfants, eut la révélation suprême, le coup de pleine lumière qui devait décider de leur vie à tous. Ils étaient partis pour l’après-midi, ils avaient même fait le projet de goûter dehors, au beau milieu des champs, dans les herbes hautes. Et, après avoir battu les sentiers, traversé les bouquets d’arbres, erré parmi les landes, ils étaient revenus à la lisière des bois, s’installer sous un chêne. De là, ils voyaient se dérouler la vaste étendue, depuis le petit pavillon, l’ancien rendez-vous de chasse qu’ils occupaient, jusqu’au lointain village de Neville : à leur droite, se trouvait le grand plateau marécageux, d’où descendaient de larges pentes desséchées et stériles, dont les vallonnements se perdaient ensuite à leur gauche, tandis que, derrière leur dos, s’enfonçaient les bois, des bois faits de taillis profonds, que séparaient des clairières, des herbages que jamais faux n’avait coupés. Et pas une âme autour d’eux, rien que cette nature laissée à l’état sauvage, d’une grandeur calme, sous l’éclatant soleil de l’admirable journée d’avril. Toute la sève amassée semblait gonfler la terre d’un lac de vie ignoré, souterrain, dont on sentait frémir le flot dans les arbres vigoureux, les plantes débordantes, la poussée violente des ronces et des orties qui envahissaient le sol. Une odeur d’amour inassouvi, une odeur puissante et âpre s’exhalait des choses.

« Ne vous écartez pas trop, cria Marianne aux enfants. Nous allons rester sous ce chêne, nous goûterons tout à l’heure. »

Déjà Blaise et Denis galopaient, suivis d’Ambroise, jouant à qui courait le plus fort ; tandis que Rose, les appelant, se fâchant, voulait qu’on jouât à cueillir des fleurs. Ils étaient ivres de grand air, ils avaient des herbes jusque dans les cheveux, comme des petits faunes lâchés à travers les buissons. Puis, ils revinrent, firent des bouquets. Puis, ils repartirent, galopèrent encore, les grands frères avec la petite sœur sur le dos, d’un train fou.

Mais, pendant la promenade, longue déjà, Mathieu était resté distrait, les yeux errants autour de lui. Parfois, lorsque Marianne lui adressait la parole, il n’entendait pas, tombé en rêverie devant un champ inculte, un coin de bois envahi de broussailles, une source d’eau qui jaillissait, puis se perdait dans la boue. Et, pourtant, elle sentait qu’il n’y avait en son cœur rien d’indifférent ni de triste ; car, dès qu’il revenait à elle, il riait de son bon et tendre rire. C’était elle qui, souvent, l’envoyait pour son bien courir ainsi la campagne, même seul ; et, si elle avait deviné que toute une crise profonde se passait en lui, elle attendait qu’il parlât, confiante.

Cependant, comme il était retombé dans son rêve, les regards au loin, étudiant l’immense déroulement des divers terrains, elle eut un léger cri.

« Oh ! vois donc, vois donc ! »

Sous le grand chêne, elle avait installé M. Gervais dans sa voiture, parmi de folles herbes qui noyaient les roues. Et, tandis qu’elle préparait une petite timbale d’argent, pour le goûter, elle venait de remarquer que l’enfant, levant la tête, suivait sa main, où l’argent, frappé par le soleil, étincelait. Elle recommença l’expérience, et de nouveau l’enfant suivit des yeux l’étoile, dont l’éclat, pour la première fois, luisait dans l’aube trouble de sa vue.

« Ah ! on ne dira pas que je me trompe, que je me fais des idées ! Il voit clair maintenant, c’est bien sûr… Mon beau mignon, mon cher trésor ! »

Elle s’était jetée sur lui pour le baiser, dans la fête de ce premier regard. Et ce fut ensuite la joie du premier sourire.

« Et tiens, tiens ! dit à son tour Mathieu, qui s’était penché près d’elle, cédant au même ravissement, le voilà maintenant qui te sourit ! Parbleu ! dès que ça voit clair, ces petits hommes, ça se met à rire ! »

Elle-même éclata d’un grand rire.

« Tu as raison, il rit, il rit ! Ah ! qu’il est drôle, et que je suis contente ! » Et la mère, et le père riaient d’aise, riaient ensemble, devant ce rire de l’enfant, à peine sensible, fugitif, tel qu’un léger frisson sur l’eau pure d’une source.

Dans leur allégresse, Marianne rappela les quatre autres, qui bondissaient autour d’eux, parmi les jeunes feuillages.

« Allons, Rose ! allons, Ambroise ! allons, Blaise et Denis !… C’est l’heure, venez vite goûter. »

Ils accoururent, et la table fut mise sur une nappe de tendre gazon. Mathieu ayant décroché le panier pendu devant la petite voiture, la mère en tira les tartines, dont la distribution commença. Il y eut un gros silence, tous les quatre mordaient à belles dents, avalaient avec un appétit de santé, faisant plaisir à voir. Mais des cris s’élevèrent, c’était M. Gervais qui s’impatientait de n’avoir pas été servi le premier.

« Ah ! oui, c’est vrai, je t’oublie, dit Marianne gaiement. Tu vas avoir ta part… Ouvre le bec, mon mignon. »

D’un geste simple et tranquille, elle dégrafa largement son corsage, elle en sortit le sein blanc, d’une douceur de soie, dont le lait gonflait la pointe rose, telle que le bouton d’où naîtrait la fleur de vie. Et elle fit cela sous le soleil qui la baignait d’or, en face de la vaste campagne qui la voyait, sans la honte ni même l’inquiétude d’être nue, car la terre était nue, les plantes et les arbres étaient nus, ruisselants de sève. Puis, s’étant assise dans l’herbe haute, elle y disparut presque, au milieu de cette éclosion, de cette poussée pullulante des germes d’avril, tandis que l’enfant, sur sa gorge ouverte et libre, tétait à longs flots le lait tiède, de même que ces verdures innombrables buvaient la vie de la terre.

« Quelle faim ! cria-t-elle. Veux-tu bien ne pas me pincer si fort, petit goulu ! »

Mais Mathieu était resté debout dans l’enchantement du premier sourire de l’enfant, dans la gaieté de cette grosse faim, de ce lait qui coulait par le monde, de ces tartines aussi que les autres engloutissaient. Il fut repris de son rêve de création, il laissa échapper l’idée d’avenir dont il était hanté, sans en avoir encore parlé à personne.

« Ah ! bien ! il n’est que temps que je me mette à l’œuvre, que je fonde un royaume, si je désire que ces enfants aient assez de soupe pour grandir ! Et il faut songer aussi à ceux qui viendront demain, qui vont allonger la table, année en année… Veux-tu savoir, veux-tu que je te dise ? »

Elle avait levé les yeux, attentive, souriante.

« Oui, dis-moi ton secret, si l’heure est venue… Oh ! je sentais bien que tu portais quelque gros espoir. Mais je ne te demandais rien, J’attendais. »

Il ne répondit pas directement, envahi de révolte, à un brusque souvenir.

« Tu sais que ce Lepailleur est un fainéant et un imbécile, malgré son air malin. Est-il une sottise plus sacrilège que d’aller s’imaginer que la terre a perdu de sa fécondité, qu’elle est en train de faire banqueroute, elle l’éternelle mère, l’éternelle vie ! Elle n’est marâtre que pour les mauvais fils, les méchants, les têtus, les bornes, ceux qui ne savent ni l’aimer ni la cultiver. Mais qu’il lui vienne un fils intelligent qui l’entourera d’un culte, qui se donnera entièrement à elle, qui saura la travailler par tous les moyens nouveaux de la science aidée de l’expérience, et on la verra tressaillir, enfanter sans relâche, se couvrir d’incalculables moissons… Ah ! ils disent, dans le pays, que ce domaine de Chantebled n’a jamais produit et ne produira jamais que des ronces. Eh bien ! il viendra, l’homme qui le transformera, qui en tirera toute une terre nouvelle de joie et d’abondance ! »

Puis, brusquement, se tournant, le bras tendu, il désigna au fur et à mesure les points dont il parlait.

« Là, derrière, il y a plus de deux cents hectares de petits bois, qui vont jusqu’aux fermes de Mareuil et de Lillebonne. Ils sont séparés par des clairières d’excellent sol, que de larges trouées réunissent, et dont on ferait aisément d’admirables pâturages, car les sources s’y trouvent nombreuses… Mais surtout, ces sources, elles deviennent si abondantes, ici, sur la droite, qu’elles ont changé ce vaste plateau en une sorte de marécage, coupé de mares, planté de roseaux et de joncs. Et qu’on imagine un esprit hardi, un défricheur, un conquérant, qui drainerait ces terrains-là, les débarrasserait des eaux trop abondantes, grâce à quelques canaux, faciles à établir, voilà un immense champ conquis, donné à la culture, où le blé grandirait avec une extraordinaire puissance… Ce n’est pas tout, il reste ce pays devant nous, ces pentes douces, de Janville à Vieux-Bourg, là-bas, encore plus de deux cents hectares, laissés presque incultes, à cause de la sécheresse, de la maigreur pierreuse du sol. C’est donc bien simple, il n’y aura qu’à prendre là-haut les sources captées, les eaux aujourd’hui stagnantes, puis à les verser, à les irriguer à travers ces pentes stériles, qui peu à peu deviendront d’une fertilité formidable… J’ai tout vu, j’ai tout étudié. Je sens là, au bas mot, cinq cents hectares de terre, dont un créateur audacieux peut faire le plus fécond des domaines. C’est tout un royaume du blé, tout un monde nouveau à enfanter par le travail, avec l’aide des eaux bienfaisantes et de notre père le soleil, source d’éternelle existence. »

Marianne le regardait, l’admirait, tandis qu’il frémissait, exalté dans l’évocation de son rêve. Mais elle fut effrayée par la grandeur d’un tel espoir, elle ne put retenir ce cri d’inquiétude et de prudence :

« Non, non, c’est trop, tu veux l’impossible. Comment peux-tu croire que nous aurons jamais tout ca, que notre fortune s’élargira sur le pays entier ! Et des capitaux, et des bras, pour une telle conquête ? » Il resta un instant muet, effaré par la secousse, ramène à la réalité. Puis, de son air raisonnable et tendre, il se mit à rire.

« Tu as raison, je rêve, je dis des folies. Mon ambition ne va pas encore jusqu’à vouloir être le roi de Chantebled. Mais c’est vrai tout de même, ce que je te raconte, et quel mal y a-t-il à rêver de grands projets, pour se donner du courage et de la foi ?… En attendant, je suis résolu à tenter la culture, oh ! modestement, sur quelques hectares que Séguin me cédera sans doute à bon compte, avec le petit pavillon que nous occupons. Je sais que sa propriété, immobilisée par des locations de chasse, lui est à charge. Et, plus tard, nous verrons bien si la terre veut nous aimer et venir à nous, comme nous venons à elle… Va, va, chère femme, donne la vie à ce petit glouton, et vous, mes chéris, buvez et mangez, poussez en force, la terre est à ceux qui sont la santé et le nombre !

Blaise et Denis lui répondirent en reprenant des tartines, tandis que Rose achevait la timbale d’eau rougie qu’Ambroise lui avait passée. Mais Marianne surtout était la fête de fécondité épanouie, la source de vigueur et de conquête, avec son sein nu, que Gervais tétait de tout son cœur. Il tirait si fort, qu’on entendait le bruit de ses lèvres, comme le bruit léger d’une source à sa naissance, le mince ruisseau de lait qui devait s’enfler et devenir fleuve. Autour d’elle, la mère écoutait cette source naître de partout et s’épandre. Elle n’était point seule à nourrir, la sève d’avril gonflait les labours, agitait les bois d’un frisson, soulevait les herbes hautes où elle était noyée. Et, sous elle, du sein de la terre en continuel enfantement, elle sentait bien ce flot qui la gagnait, qui l’emplissait, qui lui redonnait du lait, à mesure que le lait ruisselait de sa gorge. Et c’était là le flot de lait coulant par le monde, le flot d’éternelle vie pour l’éternelle moisson des êtres. Et, dans la gaie journée de printemps, la campagne éclatante, chantante, odorante en était baignée, toute triomphale de cette beauté de la mère qui, le sein libre sous le soleil, aux yeux du vaste horizon, allaitait son enfant.


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