Félicia/I/06

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 21-23).
◄  Chapitre V
Première partie


CHAPITRE VI


Vérité. — Conduite à la mode. — Travers du vieux temps.


Charmant amour ! en dépit des romans, tu n’es pas fait pour rendre continuellement heureux par le même objet. Enfant, tu ne peux jamais devenir homme ; ton destin est de mourir et de renaître. Depuis une infinité de siècles, l’expérience prouve que tes feux s’éteignent aussi facilement qu’ils s’allument et que si tu étends la durée de ton règne sur certains cœurs, qui paraissent ne point changer, ce n’est qu’à la faveur de l’entêtement, de l’indifférence, souvent de l’ennui, du dégoût qui te succèdent et à qui tu permets d’usurper ton nom.

C’est de quoi la sensible Sylvina ne s’était pas encore doutée, lorsqu’elle avait formé les nœuds du mariage. On ne doit pas s’en étonner. Au couvent on peut croire à l’éternelle durée d’une passion. Là cette chimère vaut encore mieux que rien. Mais, dans le monde, au sein des plaisirs, environnée de distractions, agacée par des hommes aimables, Sylvina ne tarda pas à reconnaître qu’il faut quelquefois des efforts violents pour demeurer fidèle à l’objet qu’on croit adorer. Son mari, plus au fait de l’humaine faiblesse, n’avait garde de se raidir contre son penchant à l’inconstance. Époux de sa bien-aimée, il put l’adorer quelque temps sans partage ; mais il lui avait fait précédemment nombre d’infidélités, et le goût de la variété, seulement assoupi dans son cœur, ne tarda pas à s’y réveiller. Des amies charmantes, peu capables de rigueur (à Paris elles ne sont plus de mode), des modèles attrayants, dont la profession de Sylvino comportait qu’il vît et méditât les beautés, alarmèrent bientôt la jalouse tendresse de sa petite femme. Plus d’une fois il vit trop clairement qu’on lui faisait ce que les gens à préjugés ont la sottise de nommer des affronts. Il semblait, au peu de soin que Sylvino prenait de cacher ses épisodes, qu’il prît à tâche d’engager son épouse à s’en permettre. Mais il fallut bien du temps à celle-ci pour se résoudre à profiter de cette espèce de conseil ; en voici la raison : comme il faut toujours aux âmes sensibles quelque chose qui les occupe, Sylvina, dans son couvent, faute de mieux, était devenue dévote ; et, rendue au monde malgré l’inclination la plus décidée pour les plaisirs de toute espèce, elle s’occupait encore plus de son salut ; en un mot, elle avait pris un directeur. Ces sortes de gens excellent à s’emparer des jolies femmes qui font la sottise de leur accorder un certain degré de confiance. Celui de Sylvina était consommé dans l’art de tyranniser au nom de Dieu et de confisquer tôt ou tard les pénitentes à son profit. Il éloignait celle-ci de tout objet mondain, afin de l’occuper seul et de profiter du moment heureux où le tempérament devait enfin se révolter et jeter dans les bras d’un corrupteur spirituel celle qui aurait suffisamment détesté tout le reste des hommes. Le drôle voyait bien. Une femme jolie, fraîche, tendre, mécontente d’un mari volage, peu connue, et qui ne faisait point d’enfants ; Sylvina, enfin, au point où le sournois se proposait de l’amener, le friand morceau pour un saint homme !

— Prenez bien garde à vous, ma fille, lui répétait-il sans cesse. Le monde est rempli d’écueils ; Paris surtout, Paris est la capitale de l’enfer. Une âme pieuse est, à chaque pas, exposée aux embûches du démon. Elles y sont cachées sous mille fleurs. Méfiez-vous de ces amours perfides… Offrez au Tout-Puissant les infidélités de votre coupable époux… Que vous êtes belle ! qu’il est impardonnable de ne pas sentir tout ce que vaut le bien dont il est possesseur ! Mais a-t-il du moins de la religion ? — Non, par malheur, répondit Sylvina, c’est à Rome même que l’aveugle s’est accoutumé à la braver. Il méprise toutes pratiques pieuses, quiconque y est adonné. — L’impie ! l’athée ! répliquait le cafard, gardez-vous, sous peine de damnation, de vous livrer à ses caresses ; imaginez des prétextes pour refuser de communiquer avec ce réprouvé. — Hélas ! il est cependant bien dur pour moi… Je l’aime. — Et votre âme, malheureuse !