Félicia/I/15

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 41-43).
Première partie


CHAPITRE XV


Où j’avoue des choses dont notre sexe ne convient pas volontiers. Singuliers discours de Sylvino, dont je conseille à bien des femmes de faire leur profit.


Vous me blâmez, lecteurs ; je le mérite peut-être : mais qui de vous ne sait pas que le tempérament et la curiosité sont des ennemis bien dangereux pour l’honneur prétendu des femmes ! Par eux, la plus sage n’est-elle pas quelquefois égarée et jetée dans les bras de l’homme le moins fait pour plaire ?

Combien d’aventures étonnantes dans ce genre que l’on sait ! et combien que l’on ignore ! Quant à moi, je ne me piquais pas de sagesse. Toute à la nature, et brûlant de connaître à fond ses secrets, je n’aurais pu résister aux entreprises de Sylvino ; j’étais, au contraire, fâchée qu’il n’eût rien entrepris ; mais on ne règle pas sa destinée : ce n’était pas à lui qu’il était réservé de me défaire de mon onéreuse virginité.

Peu de jours après notre aventure, Sylvino se rendit aux instances d’un seigneur anglais, grand amateur des arts et son intime ami, qui le pressait de commencer avec lui un voyage de deux ou trois ans, par tous les pays de l’Europe où il pouvait y avoir des objets de curiosité pour des artistes.

Sylvina eut l’air d’être fort affligée : son mari la consola de son mieux et la recommanda à ses connaissances. Quant à moi, il me prit un jour en particulier ; et voici à peu près le discours qu’il me tint : « Je te quitte, ma chère Félicia, sans craindre que mon absence te devienne préjudiciable. À l’abri de l’indigence, avec une belle figure, de l’esprit et des talents, je te vois déjà dans la carrière du bonheur : c’est à toi de t’y maintenir. Tu seras adorée des hommes. Il y en a beaucoup d’aimables ; mais fais ton possible pour n’avoir de la passion pour aucun. Le parfait amour est une chimère. Il n’y a de réel que l’amitié, qui est de tous les temps, et le désir, qui est du moment. L’amour est l’un et l’autre réunis dans un cœur pour le même objet, mais ils ne veulent jamais être liés. Le désir est ordinairement inconstant et s’éteint quand il ne change pas d’objet. Veut-on le retenir, le rallumer, l’amitié ne peut qu’en souffrir. Le désir est comme un fruit qu’il faut cueillir lorsqu’il est à son point de maturité. Une fois tombé de l’arbre, on ne l’y rattache plus. Défends-toi des sentiments violents ; ils rendent à coup sûr malheureux. Vis mollement dans un cercle de plaisirs tranquilles, que feront naître un luxe modéré, les arts, et des goûts réciproques que tu auras la liberté de satisfaire. Sylvina, dont par mes soins le caractère extrême est maintenant tourné du côté du plaisir, ne te gênera pas ; déjà son égale, tu te verras bientôt au-dessus d’elle, par les avantages de ton printemps, de tes talents, de ton esprit. Conduis-toi bien avec elle : ne perds jamais de vue les grandes obligations que tu lui as, ainsi qu’à moi ; mais l’ingratitude est, je crois, un vice étranger à ton cœur, et contre lequel je n’ai rien à te dire. Fais de bons choix, ne t’engage jamais au point d’avoir plus de peines que de plaisirs. Préviens le dégoût ; et, puisqu’en galanterie, pour n’être pas malheureuse ou ennuyée, il faut se laisser tromper ou tromper les autres, ménage-toi des illusions flatteuses ; n’approfondis jamais rien de propre à te causer des mortifications et sauve adroitement les apparences, aux yeux de ceux dont l’éclat de tes changements pourrait occasionner le malheur. Je te parle comme il serait à souhaiter qu’on parlât de bonne heure à tout ton sexe ; bien des femmes seraient faites pour ne pas abuser de ces principes. Les femmes semblent n’être nées que pour aimer et être aimées : cependant jamais on ne leur dit les vérités qui sont du ressort de leur état. On exige d’elles des combats pénibles contre elles-mêmes, une résistance ridicule envers nous : pendant ces délais, les beaux jours s’écoulent, les roses se flétrissent. Ainsi, prudes à l’âge de la galanterie, galantes quand elles n’ont plus de charmes, et consumées de regrets le reste de leur vie, la plupart des femmes n’ont point eu une véritable existence. En un mot, il te faut de l’amour, des plaisirs. Varie-les avec délicatesse ; mais que leur illusion ne te fasse pas oublier d’amasser, pendant tes belles années, des ressources pour les années stériles. Souviens-toi de ces conseils ; ils sont faciles à suivre, et si tu veux en faire la base de ta conduite, je te prédis que tu seras une des plus heureuses femmes de ton siècle. M’as-tu bien compris ? — À merveille, mon cher oncle, dis-je, en lui témoignant par mes caresses combien je goûtais sa morale, Que je suis heureuse, ajoutai-je, de trouver dans vos idées tant d’analogies avec celles qui me sont naturelles… Il m’interrompit pour me dire que, sans la disproportion de nos âges et le préjugé sérieux de ses rapports avec moi, il aurait brigué l’honneur d’être le premier à qui je dusse la première leçon du plaisir de l’amour. « Mais, ajouta-t-il, un pacte entre l’autorité et l’obéissance serait suspect. Même ne partant pas, je me permettrais à peine de profiter de la bonne volonté que tu pourrais faire l’effort d’avoir pour moi. Tu dois à l’amour le premier bouton de ton printemps. » Je faillis répliquer : « Je le dois à l’estime, à la reconnaissance et à vous. » Mais Sylvino ne sortait pas de son rôle sérieux ; il m’en imposait… Je ne dis rien.