Félicia/I/30

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 75-77).
Première partie


CHAPITRE XXX


Où ceux qui s’intéressent au beau chevalier
verront qu’il est beaucoup parlé de lui.


D’où vient cette mine sombre, ma chère Sylvina ? dit à celle-ci Mme d’Orville, qu’elle ne recevait pas aussi bien que de coutume. Quoi donc ? Un joli freluquet doit-il nous brouiller ? Faut-il que tu me boudes avant de savoir si je refuse de me dessaisir en ta faveur ? Allons, de la gaieté ; je t’apporte de bonnes nouvelles. Premièrement, je te cède de toute mon âme l’honneur d’être ruinée et trahie à ton tour par l’illustre d’Aiglemont. Secondement, je te rends aussi ton monseigneur, qui daignait jeter sur moi quelques regards d’intérêt, et que j’ai eu peut-être pendant quelques moments la maligne envie de t’enlever. Mais tu le méritais. Je vis hier cet aimable pasteur plus fait pour être tondu par des brebis telles que nous que pour gouverner un imbécile troupeau d’ouailles chrétiennes. Il est trop honnête pour qu’on le trompe ; cependant, j’y serais forcée, vu mon épuisement actuel, et je dois lui préférer un prince russe qui vient de me faire faire les plus séduisantes propositions. Je suis sans le sou ; ce n’est pas le cas de faire des façons et de m’arranger avec quelqu’un, moitié raison, moitié caprice ; il me faut des roubles et beaucoup. Un monseigneur que tu n’as pas mal pressuré ne me convenait que pour la passade et, ne t’en déplaise, ce n’est plus chose à faire. Maintenant, comment gouverne-t-on ici feu mon chevalier ? Car vous êtes deux, mesdames ! et la discrète Félicia… — La discrète Félicia devenait du plus beau rouge et crevait de dépit. Cependant d’Orville, qui ne voulait que s’amuser, plaisanta sans méchanceté sur les coups de sympathie, sur le singulier de certaines rivalités, et convint, pour nous mettre à notre aise, que d’Aiglemont, moins fourbe, et surtout n’ayant pas le vilain défaut d’aimer à faire contribuer les femmes, eût été plus fait que personne pour leur tourner la tête. Puis elle nous conta, fort en détail, comment ils s’étaient connus et adorés (si toutefois on pouvait se croire adorée d’un homme tel que lui) ; comment, pour jouir de ce rare mortel, il avait fallu lui rendre la santé et la liberté dont le mauvais état de ses affaires le privait également depuis quelque temps. Je suis persuadée, ajouta-t-elle, que le chevalier est homme d’honneur, très reconnaissant au fond du cœur des services qu’on peut lui rendre, et point assez fat pour imaginer qu’une femme qu’il ruine fait beaucoup plus pour elle-même que pour lui ; peut-être encore a-t-il assez de délicatesse pour se proposer de rendre un jour tout ce qu’il a pu coûter ; mais en attendant, il puise à pleines mains et sans considérer qu’un bienfait en vaut un autre ; il ne tient à rien ; il est à la merci du premier caprice ; il enchaîne à son char autant de folles qu’il peut s’en présenter, et, mes enfants, sans cesse il s’en présente. Consommé dans l’art perfide de feindre les plus vives passions et secondé d’une constitution unique, qui fait qu’il tient coup à des excès auxquels quatre hommes ordinaires ne suffiraient pas, il roule dans le monde avec une incroyable rapidité son infatigable tempérament ; il sème, avec la dernière assurance, des faussetés dont il connaît les effets sûrs ; et trop enivré de ses succès inouïs, il court aveuglément vers des précipices inévitables avec des passions qui ne connaissent ni bornes, ni frein. Je l’avais avant-hier, ma chère Sylvina, tu l’as aujourd’hui, un autre l’aura demain. Heureuse qui le gardera moins longtemps que moi.

Je faisais en particulier mon profit de ce panégyrique, et je me disais à moi-même ; — Si M. d’Aiglemont est tel qu’on vient de le dépeindre, il n’est pas malheureux pour moi d’être aussi peu susceptible que je le suis d’un attachement exclusif. Je veux cependant aimer d’Aiglemont tant que je serai contente de lui, sauf à le prévenir un moment avant que je n’aie à m’en plaindre.