Félicia/II/01

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 83-85).


DEUXIÈME PARTIE




CHAPITRE PREMIER


Dont on saura le contenu si l’on prend la peine de le lire.


— J’en suis fâché, me dit le censeur dont il est fait mention au commencement de cet ouvrage, et à qui j’en communiquai les deux premières parties avant d’entreprendre celles-ci, j’en suis fâché, cela ne prendra point. Vous ne savez donc pas que vous n’intéresserez personne ? que vous vous peignez telle que vous êtes, avec une franchise qui vous fera le plus grand tort ? Qu’on n’aime point à voir une jeune fille courir effrontément au-devant des moindres occasions, de raconter les folies d’autrui et d’en faire elle-même ? Qu’il est reçu que votre sexe doit combattre, et tout au plus se rendre à la dernière extrémité ? Que les gens qui seraient le moins capables de filer le parfait amour soutiennent cependant que le plaisir n’est plaisir qu’autant qu’il a coûté de peines, et que ce sont les obstacles seuls qui donnent à la jouissance un véritable prix ? — Taisez-vous, mon cher marquis, répondis-je avec toute l’impatience d’un auteur dont on critique les chères productions, vous voyez mon ouvrage du mauvais côté. Je ne me propose point d’intéresser. — Tant pis. — Je ne quête pas non plus des éloges ; ma conduite n’en mérite point : quand j’ai réussi à me rendre heureuse de moment en moment, j’ai tiré tout le fruit que je pouvais attendre de mon système. Je ne cherche point à faire secte. — On croirait que vous y visez. — Il y eut de tout temps des femmes de mon acabit ; j’en ai de contemporaines ; la postérité n’en manquera pas. Être plainte n’est pas non plus mon objet : le destin m’a constamment favorisée. — Il est vrai. — Pour gagner de l’argent, enfin ? Si j’en avais besoin, n’ai-je pas à mon âge, et faite comme je suis, des ressources plus agréables, plus sûres que celles de mettre du noir sur le blanc ? — Tout cela est bel et bon ; mais alors pourquoi prendre la peine d’écrire ? — La peine ! Je vous ai déjà dit que c’était un plaisir pour moi. Je me plais à garantir de l’oubli des folies dont le souvenir m’est cher. Si, par occasion, quelqu’un peut en être amusé, si quelque femme de mon caractère, mais trop timide, se trouve enhardie par mon exemple et tranche les difficultés ; si quelque autre, attaquée par des Béatins, apprend à s’en méfier et à les berner ; si quelque mari, prêt à se formaliser pour une aigrette, rougit d’avoir donné quelque importance à cet accident et se pique d’imiter le sage Sylvino ; si quelque Céladon renonce aux grands sentiments et se soustrait au ridicule des passions, prenant pour modèle certain chevalier, dont vous ne devriez pas condamner le système ; si enfin quelque aimable bénéficier apprend de mon prélat que, malgré l’habit ecclésiastique, on peut aimer les femmes et s’arranger avec elles sans se compromettre dans l’esprit des honnêtes gens, ce seront autant d’accessoires agréables à la satisfaction que je m’étais promise de mon griffonnage. Au surplus, qu’il scandalise les prudes et les dévots, on croit qu’il n’ait pas assez de gros sel pour certains débauchés crapuleux, c’est de quoi je ne me soucie guère. Quant aux lecteurs avides de ces romans enchevêtrés, qui ne peuvent souvent se dénouer que par des miracles, qu’ils retournent à la Clélie et aux ouvrages du même genre que l’on a faits depuis ; il ne faut pas que ces gens-là s’amusent à lire des histoires véritables. On ne sut que me répondre : c’est que j’avais raison,