Félicia/II/11

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 110-112).
◄  Chapitre X
Deuxième partie


CHAPITRE XI


Aubades. Fâcheux réveil d’Éléonore.


Le lecteur peut être impatient d’apprendre ce qui arriva de la culotte de Caffardot, si méchamment installée chez l’innocente Éléonore ; je supprime, pour le satisfaire, les détails de ce qui put encore se passer entre le somnambule et moi.

Nous fûmes d’avis qu’il fallait attirer, sans affectation, le plus de monde que l’on pourrait à l’appartement de la belle avant qu’il y fît jour. À l’ouverture des volets, une culotte rouge, vue de tous les yeux, devait produire un effet admirable. Il ne s’agissait, pour amener ce grand coup de théâtre, que d’éveiller de bonne heure M. le président et de lui proposer de surprendre agréablement les dames par de petites aubades à leurs portes. Le chevalier jouant du violon et le président de la basse de viole, le galant vieillard ne pouvait manquer de goûter l’heureuse idée de cet éveil romanesque.

En conséquence, d’Aiglemont se rendit de bonne heure chez notre hôte avec son violon ; la triste basse de viole fut tirée de son étui poudreux : on répéta quelques vaudevilles surannés et l’on se mit en marche. Sylvina fut gratifiée la première d’une forlane, d’une gavotte et de deux courantes, le tout avec des sourdines, par respect pour le sommeil de la grave présidente, dont l’appartement était contigu. Ensuite les musiciens et Sylvina, qui s’était aussitôt levée, vinrent à ma porte. Je les attendais et ne laissai jouer que le temps qu’il fallait pour ne point paraître prévenue. Je grossis bientôt leur bande avec Lambert, qui, se mêlant aussi de musique et jouant passablement de la flûte, venait se joindre aux concertants. Bientôt toute la maison fut à notre suite, excepté la présidente, Éléonore et Caffardot ; en un mot, nous étions très nombreux quand nous nous présentâmes à la porte de la chambre où reposait la tendre amante de Saint-Jean, la divine Cloé.

Arrivés sans bruit, nous débutâmes par le fameux air des Sauvages, sur lequel je savais par bonheur un amphigouri, qui répondait merveilleusement à l’envie que j’avais de berner la chère Éléonore, et non de la divertir. L’honnête président, admirateur de l’artiste à qui l’on doit le sublime morceau que nous exécutions, était seul de bonne foi : possédant cette pièce à fond, il raclait littéralement la basse continue avec le plus fervent enthousiasme. Aussitôt que l’air fut achevé, le chevalier ouvrit, criant à tue-tête : Forêts paisibles ; à quoi le cher père ne manqua pas de répliquer par une partie du chœur. Quant à moi, je continuais à chanter mes paroles burlesques, Lambert s’époumonait en soufflant dans sa flûte ; le tout faisait un charivari qui m’aurait considérablement amusée si je n’avais pas eu la perspective d’un amusement encore plus intéressant.

Ce fut le président lui même qui courut aux volets et fît jour. Les chants cessèrent subitement à l’aspect de la culotte ; le chevalier et moi jouâmes à ravir l’étonnement ; je tournai le dos, d’Aiglemont toussa, Sylvina parut stupéfaite, ainsi que Lambert et les autres spectateurs. Le président était à peindre, ayant passé tout à coup d’un enjouement, un peu fou pour son âge, à la colère la plus terrible. Tous les yeux, fixés à la fois sur la culotte, guidèrent sur ce fatal objet ceux de la malheureuse Éléonore. Sa confusion ne peut se décrire. Nous nous hâtâmes de sortir à travers une foule de curieux, parmi lesquels la perfide Thérèse, se comportant à merveille, n’avait pas l’air d’avoir la moindre part à l’événement. Le chevalier emmena le président demi-mort, ferma la porte et s’empara de la clef, pour empêcher ce père irrité de revenir sur ses pas faire quelque mauvais traitement à sa coupable fille. Cependant la culotte était demeurée, et celui à qui elle manquait ne passait pas lui-même des instants moins cruels qu’Éléonore, que ce trophée de libertinage venait de compromettre si publiquement.