Félicia/II/25

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 141-144).
Deuxième partie


CHAPITRE XXV


Méchants confondus. — Inconvénients de la charité, qui cependant ne doivent pas rebuter les bons cœurs.


Le commandant était de la bonne société : toute la satisfaction qu’il donna le lendemain aux principaux battus qui recoururent à lui fut de faire prier nos jeunes gens de venir s’expliquer avec eux en sa présence ; mais les accusateurs, loin d’être vengés, reçurent au contraire une sévère réprimande, quand les accusés eurent assuré qu’il avait été question d’enfoncer les portes. D’ailleurs, personne des gens de la maison ne se plaignait, quoiqu’on fût venu de grand matin supplier Mme Dupré de porter ses plaintes en justice, pour peu qu’elle en eût sujet. Mais cette femme était bonne ; dans cette affaire, surtout, elle devait pour elle-même ne point séparer ses intérêts des nôtres : d’ailleurs, elle nous aimait, et l’on n’avait pas voulu lui faire du mal. Elle avait donc fort mal reçu les députés de nos ennemis. En vain le chef de la police bourgeoise, qui était de la clique des sots, voulut remuer de son côté ; il ne vint à bout de rien. La haine et l’envie n’eurent qu’une bruyante, mais inutile explosion. Et les désœuvrés, qui attendent toujours l’événement pour juger, se moquèrent encore du parti qui avait reçu des coups.

Lambert était parti de grand matin sans avoir appris un mot de notre aventure. Il y était pourtant pour quelque chose ; nous nous en doutions. Mme Dupré, qui monta d’abord après son dîner, nous mit plus au fait. Voici ce qui lui était arrivé :

Le chevalier, sentant un besoin au sortir de table, était descendu. Sa tête, comme l’on sait, n’était pas bien nette. En revenant, le pied lui manqua dans l’escalier, il tomba, son flambeau fit grand bruit. Mme Dupré se couchait alors et quittait sa dernière jupe. Effrayée de la chute, elle ouvrit, et voyant que c’était le chevalier, pour qui elle avait beaucoup d’amitié, elle fut à son secours. Il avait une écorchure à la jambe. La serviable veuve s’affligea beaucoup, offrit du taffetas d’Angleterre et reçut, sans aucune méfiance, le dangereux blessé dans son appartement.

Elle en était là de son histoire, quand le chevalier nous fut annoncé. La belle veuve rougit. On vit sur son visage un mélange de honte, de colère, et pourtant une nuance d’intérêt. D’Aiglemont n’avait pas sa sérénité ordinaire. Sylvina, fatiguée et se reprochant ses excès de la veille, ne paraissait pas à son aise : moi seule, sans remords, dont les autres ignoraient absolument l’escapade, j’étais calme et n’éprouvais rien qui pût troubler le plaisir qu’attendait impatiemment ma curiosité.

On gardait le silence : le chevalier le rompit à l’occasion des larmes qui s’échappaient des beaux yeux de Mme Dupré, malgré les efforts qu’on lui voyait faire pour les retenir.

— « Se peut-il, belle dame, lui dit d’Aiglemont avec attendrissement, et lui serrant les mains, se peut-il que les misères qui se sont passées cette nuit vous affligent et me forcent à des remords qui me déchirent le cœur ? — Laissez-moi, monsieur, laissez-moi, vous m’avez outragée, vous m’avez rendue malheureuse pour le reste de mes jours. — En vérité, ma belle dame Dupré, c’est pousser trop loin la délicatesse, et tout cela ne mérite pas… — Chacun a sa façon de penser, monsieur ! La mienne… — À la bonne heure ; mais un malheur, un cas extraordinaire, daignez donc lever les yeux sur moi… — Perfide, laissez-moi, comptez pour jamais sur mon mépris et ma haine. Il n’y a donc rien de sacré pour vous, si vous ne savez respecter ni l’hospitalité, ni la faiblesse d’une femme et les sentiments que vous lui connaissez pour un galant homme, qui est de vos amis ? — J’avoue tous mes torts, je suis un monstre (le fripon était à genoux avec ces grâces séduisantes que nous lui connaissions si bien) ; très charmante madame Dupré, je me suis conduit bien indignement ; mais que sert-il de déplorer un mal auquel il n’y a plus de remède ? Voulez-vous l’empirer ? lui donner des suites affreuses ? — Comment, interrompit Sylvina, témoignant un grand intérêt, il s’agit, à ce que je vois, de choses bien graves. (L’accusé restait à genoux, humblement contrit, à peindre.) Dispensez-moi, madame, répondit la veuve, dispensez-moi de vous conter mon opprobre. — Je vais vous épargner la peine de conter, interrompit le coupable chevalier. J’ai été assez malheureux, mesdames, pour perdre hier la raison ; c’est la première fois de ma vie que cela m’est arrivé… je… — Nous savons tout, jusqu’au taffetas d’Angleterre, dit Sylvina. Le chevalier sourit involontairement et continua : — Eh bien donc, madame en cherchait : elle avait tant à cœur de me procurer du soulagement qu’elle oubliait de dérober à mes regards une gorge admirable… des yeux charmants me brûlaient à travers la dentelle d’une coiffe de nuit mise le plus galamment du monde ; un corps parfait, habillé d’une simple chemise et d’un corset à peine attaché !… des jambes… uniques et nues, dont je voyais la moitié !… Je vous demande un peu quel homme eût pu résister à tant de charmes, dans un moment d’ivresse ? Maintenant, de sang-froid et le cœur navré, je n’y pense pas sans transport ! » Mme Dupré se radoucissait en dépit d’elle-même, disant cependant, par décence : « Passez, passez, monsieur ; ces éloges ne peuvent me flatter ; il m’en coûte trop cher d’avoir eu le malheur de vous paraître désirable. — Je poursuis, mesdames ; il est vrai que je fus insolent. J’osais porter sur ce que j’admirais une main trop hardie… Tant de fermeté, un satin si blanc, si fin, si doux, acheva de me mettre hors de moi… Je m’en déteste… mais cette ivresse maudite… J’épargne la pudeur de madame et vais en finir en deux mots. Oui, je m’y suis pris brutalement : elle n’était point sur ses gardes. Mes premiers mouvements, quoique déjà trop libres, ne l’avaient encore que légèrement effrayée… Je la saisis… elle crie… Je fais certaines tentatives ; elle crie plus haut ; mais je ne me possède plus. Le lit se trouve là par malheur, madame y tombe dans l’attitude la plus avantageuse pour moi… J’en profite : elle n’a plus la force de crier, et… — Fort bien, dit Sylvina après avoir écouté très attentivement cette confession intéressante. Voulez-vous, mes amis, continua-t-elle, que je vous dise mon avis de tout ceci ? Mme Dupré ne s’en fâchera-t-elle pas ? — Il faudra voir, madame », dit honteusement la nouvelle Lucrèce. « Je m’en rapporterai entièrement à Mme Sylvina », dit l’intéressant Tarquin. Nous attendions tous, avec beaucoup d’impatience, ce qu’allait dire Sylvina, qui se préparait avec un air d’importance. Elle fit, avant de parler, une pause, comme un orateur après l’exode de son discours. Je vais aussi reprendre haleine.