Félicia/III/03

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 162-166).
Troisième partie


CHAPITRE III


Histoire de Monrose. — Ses singuliers malheurs.


Nous désirions bien vivement de savoir qui était ce charmant jouvenceau que le hasard nous faisait enlever. Il alla de lui-même au-devant de notre curiosité, et montrant beaucoup d’assurance, toutefois sans effronterie, il s’ouvrit à nous à peu près dans ces termes :

« — Vous trouvez sans doute bien étrange, mesdames, que je me sois ainsi faufilé sans avoir l’honneur d’être connu de vous ; et quoique vous m’ayez surpris en si mauvaise compagnie, je vous prie cependant de croire que je ne ressemble en rien aux scélérats avec qui je me trouvais. Je suis un infortuné, sans ressources ; je sais que je suis gentilhomme, mais livré dès l’enfance à des mains mercenaires, sorti de chez un misérable grammairien pour rentrer dans un collège, je n’ai jamais vu qui que ce soit de ma famille. On a payé pour moi régulièrement une modique pension. J’ai été mal entretenu, mal enseigné, humilié, battu ; voilà en raccourci, mesdames, le tableau de mon existence. Quoique vous me voyez passablement grand, je n’ai cependant que quatorze ans ; mais une vie dure m’a rendu précoce et je parais plus formé qu’on n’a coutume de l’être à mon âge. En effet, il y a déjà quelque temps que je raisonne, que je pense, et je me sens même capable de me faire un sort, venant de perdre par une démarche hardie le peu de ressources que je tirais de mes parents inconnus. On me nomme Monrose, mais ce n’est qu’un surnom : le principal du collège me l’a dit. Il a mes papiers et sait, lui seul, à qui j’appartiens et comment je devrais m’appeler. »

L’intéressant Monrose cessait de parler, mais nous voulûmes absolument savoir par quel hasard il s’était trouvé dans la compagnie de ces soldats et ce qu’il se proposait alors de devenir.

« — Mesdames, répondit-il en rougissant, je me suis échappé de mon collège, et, sur mon honneur, aucune puissance ne m’y fera jamais rentrer. Je n’ai rien de plus à dire. Le secret de ma fuite est de nature à ne pouvoir être révélé. » — Notre impatience redoublait : nous pressâmes Monrose ; il fit beaucoup de difficultés, mais se rendant enfin à nos instances, voici ce qu’il ajouta tristement et changeant plusieurs fois de couleur :

« — Je ne sais, mesdames, s’il est au monde un état plus malheureux que celui d’un enfant éloigné de ses père et mère et livré aux pédants. Ces bourreaux, à l’aspect farouche, au cœur dur, à l’âme vile, n’ont cessé de me persécuter ; né fier, emporté, j’ai eu plus à souffrir qu’un autre. Ajouter à la fatigue et à l’ennui de mes exercices, retrancher de ma nourriture et de mon sommeil, me priver des récréations et de la société de mes camarades, ont été les injustices journalières de ces monstres que j’abhorre ; heureux du moins si j’avais pu m’en faire abhorrer à mon tour et si la fatalité de mon étoile ne m’avait pas fait trouver dans leur attachement même le plus insupportable supplice.

« Il y a six mois environ que le besoin de m’attacher à quelqu’un me fit distinguer un de mes camarades, à qui de brillants succès dans les études avaient mérité la faveur de tous nos supérieurs. Je me sentais beaucoup d’estime et d’amitié pour Carvel, c’est ainsi que se nommait l’écolier ; et je me proposais d’apprendre de ce jeune homme, si bien venu, l’art d’adoucir les tigres qui, jusque-là, n’avaient cessé de me déchirer. En effet, le désir que je témoignais de me lier avec Carvel sembla me ramener le principal : il parut voir avec plaisir notre bonne intelligence. Nous étions de la même classe ; je partageai bientôt avec lui les bonnes grâces du régent, et je crus un moment que j’allais cesser d’être malheureux ; mais bientôt certaines ouvertures de la part de mon nouvel ami et certaines démarches de celle du régent m’alarmèrent. Je voyais un grand mystère, on me louait, on me caressait ; je pressentis qu’il se tramait quelque chose contre moi. Je découvris bientôt que Carvel devait une partie de sa faveur à des manières de faire sa cour, dans lesquelles je me sentais incapable de l’imiter…

« Mes doutes devinrent enfin des certitudes : notre régent était l’intime ami du principal, Carvel l’était de tous deux. On fermait assez les yeux sur notre conduite pour que nous trouvassions le moyen de coucher souvent ensemble. Carvel, libertin et plus âgé que moi, devenait familier, m’apprenait des polissonneries que je saisissais assez bien et auxquelles je prenais une sorte de goût. Mais je vois, mesdames, que mon ingénuité me nuit : vous vous moquez de moi ? (Nous souriions en effet.) — Non, mon bel ami, répondit Sylvina, vous nous intéressez, vous nous amusez, vous êtes charmant. Poursuivez. — Insensiblement, il poussa plus loin le zèle de ses leçons… Une nuit, enfin, il me vanta fort éloquemment l’excellence de certains plaisirs… Mais l’image seule me causait d’abord une répugnance affreuse… En vain, il voulut essayer de me faire goûter le conseil, en l’appuyant de la pratique, je me fâchai tout de bon ; il m’apaisa de son mieux, je lui pardonnai, mais nous convînmes qu’il ne serait plus question du dégoûtant article, quoiqu’il assurât, pour se justifier et me séduire, que c’était le principal et le régent eux-mêmes qui l’avaient instruit, et que ce que ces graves personnages lui faisaient sans scrupule, je pouvais bien le lui permettre aussi.

« Il est inutile, mesdames, d’allonger les détails. Vous saurez que Carvel n’agissait que par le conseil des supérieurs. Il leur était voué, il avait ordre de me débaucher pour me faire servir ensuite à leurs infâmes plaisirs. Caresses, prières, menaces, violences, tout a été tenté depuis, par les scélérats, pour venir à leur but. Bientôt divisés par une affreuse jalousie, chacun d’eux s’est imaginé que je lui préférais son rival ; et je n’ai cessé d’être la victime des fureurs de l’un ou de l’autre. Je me suis brouillé à mort avec le méprisable Carvel… (Sylvina, ravie : Il est délicieux.)

« Avant-hier enfin, le principal m’ayant fait venir dans sa chambre à l’heure du coucher, sous prétexte de faire avec moi la paix, m’a serré dans ses bras et m’a prié d’oublier le passé. Je le promettais. Il m’a comblé de caresses et a servi des fruits, des confitures, du vin muscat, j’en ai goûté sans méfiance. Nous avons causé familièrement plus d’une heure… mais l’odieux principal, quittant tout à coup son visage hypocrite, s’est rué sur moi comme un loup enragé et, mettant en usage toute la vigueur d’un corps masculin et colossal, il a tenté de m’arracher ces prétendues faveurs…

« Déjà sa robe m’enveloppait la tête, et j’étais renversé sur le lit la face contre les couvertes, pouvant à peine respirer. Une jambe passée autour des miennes les tenait fortement arrêtées ; déjà le monstre, de la main qu’il avait libre, avait coupé l’aiguillette de mon haut-de-chausse et découvert… Mais, dans ce moment, le régent furieux et qui probablement était depuis longtemps aux aguets, a jeté la porte en dedans, malgré les verrous, et m’a tiré, non sans peine, des mains du forcené, qui, dans l’égarement de sa passion, ne pouvait lâcher prise ; je me suis évadé pendant que ces animaux féroces s’accrochaient avec la dernière fureur. Dans l’instant, toute la maison a été sur pied. Je visais à m’échapper, j’ai eu ce bonheur à la faveur de la confusion générale, les portes s’étant trouvées par hasard ouvertes.

« Je suis aussitôt sorti de la ville, n’ayant pour tout bien que ce que vous voyez sur mon corps et quelques sous que j’ai dépensés à ma première halte. Après avoir fait ensuite une longue marche sans reprendre haleine, j’ai rencontré ces soldats qui tenaient la même route que moi ; nous avons fait connaissance : ils m’ont proposé de servir. La misère me pressait, je n’ai point hésité. Nous avions déjà bu ensemble à la santé du roi ; et, le soir, je devais signer un engagement. »