Félicia/III/04

La bibliothèque libre.
Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 166-167).
Chapitre V  ►
Troisième partie


CHAPITRE IV


Beau procédé de Sylvina.


Sans doute il était mal à nous de rire d’une histoire aussi malheureuse, mais ce principal et ce régent, entêtés pour l’amour de notre Ganimède, nous avaient paru si comiques que nous n’avions pu contenir nos éclats. Le pauvre petit, déconcerté, la larme à l’œil, se taisait et n’osait plus nous regarder ; nous soutînmes toute l’étendue de notre impertinence. J’allais tâcher de la réparer quand Sylvina prit la parole : « Aimable et généreux Monrose, dit-elle en lui donnant la main d’un air caressant, pardonnez un moment de folie qui n’a rien de commun avec l’intérêt dont vos aventures sont faites pour pénétrer toutes les âmes sensibles. Mais le ridicule de vos suborneurs est si frappé, vos aventures font naître de si bizarres idées que vous devez excuser s’il se mêle un peu d’envie de rire à beaucoup d’attendrissement. Nous vous avons les plus grandes obligations ; quand cela ne serait pas, tout ce qui se fait remarquer d’aimable en vous, au premier abord, n’eût pas manqué de nous inspirer les plus favorables sentiments ; maintenant nous vous les devons, et j’espère de réussir à vous convaincre bientôt de leur sincérité, après vous être exposé si bravement ; pour nous, vous ne pouvez pas nous refuser la satisfaction de vous devenir à notre tour, bonnement, quelque chose. Rien ne vous empêche de nous suivre à Paris. Nous tâcherons de vous y dédommager de l’infortune où vous avez vécu jusqu’à présent. Elle n’était pas faite pour vous ; on peut prophétiser hardiment du bonheur, sur une physionomie telle que la vôtre et d’après les preuves que vous avez données d’une aussi belle âme. Vous savez déjà que votre naissance est noble ; je suis persuadée qu’un jour, lorsque vous connaîtrez vos parents, vous apprendrez que les faveurs de la fortune vous sont aussi réservées. En attendant que ces grands mystères se dévoilent à vos yeux, vivez avec nous et partagez l’aisance dont nous jouissons ; quoi que nous puissions faire pour vous, il nous sera toujours impossible de nous acquitter. »

Monrose mouilla de ses larmes la main de Sylvina et la couvrit de baisers plus éloquents que les plus belles paroles. Nous n’étions pas moins émues… Ce bel enfant, qui avait toutes les grâces du corps, toutes les qualités du cœur, tout l’esprit d’une personne faite qui en a beaucoup, sut nous occuper avec tant d’agrément que nous fûmes étonnées de nous trouver sitôt rendues à l’endroit où nous étions convenues de passer la nuit.