Félicia/III/16

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 192-195).
Troisième partie


CHAPITRE XVI


Singulière conversation et comment elle se termina.


On sait bien que notre sort est de n’avoir pas plus tôt pardonné qu’on se plaît à nous offenser plus grièvement. C’est ainsi qu’en usent avec nous, pour notre bien, les hommes qui se piquent le plus d’honnêteté. Sydney, homme du monde et très amoureux, n’avait garde de déroger à l’usage, et j’aurais sans doute trouvé mauvais qu’il l’eût fait.

Voici cependant comment, avant d’en venir là, nous nous pressentîmes réciproquement, semblables à deux maîtres d’escrime qui se font des appels, avant de se porter des bottes. — J’ai trop bonne opinion de vous, belle Félicia, dit Sydney en me dérobant un baiser, pour craindre que vous veuillez me punir d’avoir hésité trop longtemps à vous déclarer mes tendres sentiments. Une femme s’offense volontiers de voir qu’on lui refuse l’hommage dont elle voit que ses charmes ont inspiré la loi. Tout a dû vous annoncer que je brûlais d’amour pour vous. Mais vous vous êtes doutée de ce qui me forçait au silence ? — Sir Sydney, lui répondis-je, une femme ne peut être que très flattée de se voir aimée d’un homme tel que vous ; mais s’il est vrai que vous avez quelque attention à mon peu de charmes, je crois connaître assez votre délicatesse pour imaginer que les obligations infinies que nous avons, ont pu seules empêcher de vous déclarer. Fait pour être aimé pour vous-même, vous avez craint sans doute de ne pouvoir jamais être assuré si le retour que je pouvais vous accorder ne serait pas autant l’effet de la reconnaissance que celui d’une inclination réciproque ? — Plût à Dieu, Félicia, que je n’eusse eu que ce scrupule : il est de bien peu de poids. Non, je n’ai pas imaginé que de faibles services pussent mériter que vous vous fissiez violence pour les récompenser. D’autres motifs me forçaient au silence… Pensez donc, jeune et belle Félicia, que je touche à ma quarantième année et que vous sortez à peine de votre troisième lustre. Fait peut-être pour réussir encore auprès de certaines femmes, il n’y a que la classe où vous êtes dans laquelle il soit ridicule que je cherche à qui m’attacher. De longs voyages, des malheurs singuliers m’ont fait perdre cet enjouement qui rapproche tous les âges. Je suis Anglais, penseur et malheureux, tout cela nuit à l’espérance d’intéresser une jeune Française, vive et née pour des amours mieux assorties. Je ne puis douter que votre beau chevalier ne vous aime. C’est à lui sans doute qu’appartient ce cœur… — Entendons-nous, sir Sydney ; je tremble qu’aimer n’ait pour vous et pour moi des acceptions bien différentes. Je vais prévenir en deux mots tous les faux raisonnements dans lesquels nous pourrions nous engager et qui nous éloigneraient de notre but. — Je n’en ai point d’autres, chère Félicia, que de tâcher de vous plaire, en me conformant à tout ce que vous pourrez exiger de moi. — Eh bien ! sir, faites-moi la grâce de m’écouter. Vous m’aimez, dites-vous, j’en suis enchantée. Me demandez-vous si je suis sensible à votre tendresse ? Je vous dirai de tout mon cœur : oui. Si je regarde la disproportion de nos âges comme un obstacle au retour que vous êtes fait pour vous promettre ? Non. Il n’est pas question d’âge quand on est ce que vous êtes et que l’on pense comme je fais. Si j’aime d’Aiglemont ? Si j’en suis aimée ? Oui, sir, nous nous aimons commodément, comme vous et moi pourrions bientôt aussi nous aimer ; comme je ne trouve pas mauvais à certains égards que d’Aiglemont aime d’autres femmes, comme il vous sera permis d’en faire autant… en un mot, sir Sydney, ne me demandez aucun sentiment exclusif, ne m’en offrez aucun, et nous allons être d’accord. Je ne vous cache point que si votre façon de penser et d’aimer peut s’accommoder de mon système, dont j’avoue la bizarrerie, je suis prête à vous témoigner combien votre conquête me flatte, combien vous êtes éloigné de me paraître disproportionné et peu fait pour aspirer au faible bonheur de m’intéresser… Vous souriez, sir Sydney ? — Pardonnez, charmante philosophe, vous m’étonnez et vous m’enchantez également par des raisonnements auxquels on ne devrait guère s’attendre de la part d’une Française de seize ans… — Voilà, sir, une injure anglaise. Vous semble-t-il donc que femme française et jeune soient des titres qui excluent la faculté de penser et de raisonner ? Apprenez que partout notre sexe penserait, et même très juste, si l’on n’y mettait la plupart du temps obstacle, par une mauvaise éducation, à laquelle j’ai eu le bonheur d’échapper. Mais c’est assez raisonné, mon cher Sydney, retournez sur vous-même et voyez s’il est possible que vous ne soyez point aimé d’une femme tendre qui vous doit la vie et qui vous prouve toute l’estime qu’elle a pour vous en vous révélant une façon de penser, de votre aveu très singulière, mais qui vous rend seul l’arbitre du succès de votre amour. En parlant, je lisais dans les yeux de Sidney combien je l’intéressais et tout le plaisir qu’il avait de se voir si près d’un but dont il craignait modestement d’être encore fort éloigné. « Vous êtes plus sage que moi, répliqua-t-il, après un moment de réflexion, vous avez deviné tout ce que je pensais ; et déjà je ne pense plus que comme vous. Telle est la force de l’empire que vous avez sur moi. Oui, belle Félicia, vous me rendez plus heureux que je ne le désirais moi-même. Sans vous, j’allais peut-être me préparer bien des tourments. »

Lorsqu’après un semblable entretien, on ne fait plus que balbutier ou se taire, l’amour a beau jeu. Le fripon me poussa dans un coin de mon lit et fit voir une belle place à l’amoureux Sydney. La Philosophie, contente de s’être mêlée avec tant de succès d’une affaire de plaisir, tira les rideaux et nous laissa. Pour lors, Sydney commença un nouveau rôle qui lui allait à merveille. S’il s’était plaint de quelque perte du côté du moral, il fallait que le physique n’en eût souffert aucune ; il n’est pas possible d’imaginer des talents en amour supérieurs à ceux dont il me faisait part. Trois fois de suite il expira dans mes bras, et si je ne me fusse opposée à de nouveaux efforts, il eût encore été plus loin, sans reprendre haleine.