Félicia/III/17

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 195-198).
Troisième partie


CHAPITRE XVII


Peu différent de celui qu’on vient de lire.


— Voilà, par exemple, une folie de jeune homme, dis-je à sir Sidney, qui tout hors de lui, voulait ne tenir aucun compte de ma résistance. Vous voyez bien, ajoutai-je, qu’il serait ridicule à moi de prétendre à la durée d’un amour de cette espèce. Il est bon à prendre quand on a le bonheur de le trouver ; mais cela ne doit et ne peut pas être long. — Encore de la philosophie, répondit-il en riant. — Eh bien ! sir, prenons un parti mitoyen. Je ne veux pas que vous vous épuisiez ; vous ne voulez pas que je philosophe ? Dormons.

Notre réveil fut suivi de nouveaux plaisirs plus doux que les premiers, parce que les désirs de sir Sydney étaient moins impétueux et que je me trouvais déjà plus à mon aise avec lui. Il se leva de bon matin, m’assurant que son bonheur surpassait tout ce que son imagination avait pu lui promettre. Je lui jurai de bien bonne foi que je me félicitais d’être aimée de lui et que je ne serais pas la première à rompre les liens que nous venions de serrer. — Mais de l’amitié, sir Sydney ; carte blanche pour tout le reste, autrement je ne répondrais pas de vous tromper. J’avais, avant de vous connaître, des principes dont je me suis parfaitement bien trouvée, rien ne m’y fera renoncer. Je ne vous demande qu’une grâce, c’est de ne pas me mépriser quand vous me désirerez moins… — Je ne pourrai ni l’un ni l’autre, adorable Félicia, répondit-il en me donnant mille baisers. — Il se retira comme il était venu, et je me livrai paisiblement au sommeil.

La coterie joyeuse se réunit de bonne heure et vint faire carillon à ma porte. Je passai à la hâte un déshabillé, pour les suivre sous un ombrage frais, où l’on avait fait partie de déjeuner ; après quoi nous nous dispersâmes : les uns furent à leur toilette, d’autres ailleurs.

J’allai m’égarer avec Sydney dans un labyrinthe touffu, au centre duquel était une fontaine rustiquement décorée et près de laquelle un lit de gazon offrait un théâtre commode aux ébats des amants. En approchant de ce réduit enchanté, on ne pouvait se défendre d’éprouver une vive émotion. Tous les sens à la fois y étaient flattés. Un filet de fil d’archal extrêmement délié renfermant un espace fort étendu tenait prisonniers une multitude d’oiseaux de toute espèce qui donnaient l’exemple et l’envie de faire l’amour. La fleur d’orange, le jasmin, le chèvrefeuille, prodigués avec l’apparence du désordre, répandaient leurs parfums. Une eau limpide tombait à petit bruit dans un bassin qui servait d’abreuvoir aux musiciens emplumés. On marchait sur la fraise ; d’autres fruits attendaient, çà et là, l’honneur d’être cueillis par des mains amoureuses et de rafraîchir des palais desséchés par les feux du plaisir. J’étais émerveillée ; l’incarnat du désir se répandait sur mon visage et n’échappait point au pénétrant Sydney… Notre bonheur n’eut pour témoins que les oiseaux jaloux et les feuilles qui les dérobaient aux rayons curieux de l’astre du jour.

Il est des amants pour qui les délices de la jouissance sont immédiatement suivies de l’ennui et du besoin de se séparer. Nous n’étions pas du nombre de ces êtres infortunés. Nous trouvions l’un avec l’autre de quoi nous garantir de cette sécheresse si funeste à l’amour. Sydney me conta les plus singulières aventures. Sa vie était un roman prodigieux. Il m’apprit entre autres qu’une femme qu’il avait adorée, perdue, retrouvée, et dont il ignorait enfin le destin, était pour lui la source d’un chagrin qui n’avait pu s’affaiblir ni par les voyages ni par l’amour ou les faveurs de plusieurs autres femmes. Je n’exagère pas quand je dis que sir Sydney était d’une beauté plus qu’humaine ; son âme répondait à sa figure : elle se peignait dans la noblesse et les grâces de son maintien et dans la douce fierté de ses regards. En un mot, dans un autre genre, il égalait d’Aiglemont, ayant d’ailleurs un caractère bien plus estimable. Je contemplais Sydney avec admiration et ne concevais pas comment il avait pu trouver une ingrate : il disait que j’étais, pour les traits et la taille, ce qu’il avait vu de plus ressemblant à cette femme dont le souvenir l’obsédait. — Mais, hélas ! ajoutait-il, ce qu’on aime ressemble toujours si bien à ce qu’on a aimé que peut-être cette conformité n’existe-t-elle que dans mon imagination ! Quoi qu’il en soit, adorable Félicia, c’est vous qui désormais me tiendrez lieu de cet objet si cher. J’adopte en tout votre système ; trop heureux de vous être quelque chose, quelques conditions qu’il vous ait plu d’y attacher !

Nous nous oubliâmes longtemps ; les doux épanchements de nos âmes annonçaient la durée future de notre attachement mutuel. On nous demandait de tous côtés quand nous repartîmes ; nous fûmes agréablement persiflés. Mais Sydney, qui voulait dérober pour un temps à ses hôtes la connaissance d’un lieu si favorable à notre amour et qui avait paru me plaire, ne dit pas d’où nous venions. La délicieuse solitude était close ; l’entrée, peu remarquable à dessein, n’avait pas de quoi piquer la curiosité. Je sus à Sydney un gré infini de ce qu’il ne parla pas du labyrinthe. Les femmes sont toujours sensibles aux moindres attentions qu’on peut leur témoigner.