Félicia/III/22

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 207-210).
Troisième partie


CHAPITRE XXII


Dont la plus grande partie peint des caprices
qui ne sont pas du goût de tout le monde.


J’allais tous les jours au délicieux labyrinthe avec sir Sydney, qui ne se rendait pas moins cher à mon esprit par les charmes du sien qu’à mes sens par la vivacité et la suite de ses transports amoureux. Plus nous vivions ensemble, plus nous nous attachions l’un à l’autre. Les rapports croissaient, la disproportion des âges disparaissait ; en un mot, nous étions parfaitement heureux de nous aimer. Il m’avouait que désespérant, avant de me connaître, de devenir jamais heureux, je le guérissais néanmoins de la sombre mélancolie. Je lui prouvais, en effet, par des raisonnements assez justes, qu’il reste des ressources dans les situations les plus cruelles, dès qu’on a pu sauver du premier moment du malheur sa raison et sa santé. Quant à la passion que sir Sydney me témoignait, j’avais grand soin d’y donner des entraves, en répétant sans cesse que je ne pouvais agréer ni rendre un amour exclusif. Cependant, malgré ma façon de penser bizarre, je ne laissai pas de prendre un grand ascendant sur l’esprit de sir Sydney, qui s’y accoutumait et manquait d’arguments pour la combattre. Mais le système de la pluralité des goûts n’est-il pas autant à l’avantage des hommes qu’au nôtre ? Heureusement il devient à la mode. En vain, quelques philosophes de mauvaise humeur, entichés d’un reste de morale du vieux Platon, traitent-ils de fous, de dépravés ceux qui embrassent la nouvelle secte. Ces heureux prosélytes me semblent au contraire les seuls philosophes, et leurs détracteurs ne font que radoter : laissons-les blâmer, gémir, et jouissons.

On se souvient que d’Aiglemont me soupçonnait d’être le lutin qui l’avait claqué la nuit. J’en convins quand nous nous trouvâmes à portée de nous éclaircir à cet égard. Mais je le mis au désespoir en refusant de lui apprendre comment j’étais venue à bout de pénétrer dans son appartement, dont il était sûr d’avoir bien fermé la première pièce. — Tu ne m’aimes plus, Félicia, me disait-il tristement ; te voilà affublée d’un amant qui pourrait être ton père et qui va gâter ton esprit par le sérieux du sien. Si tu lâches une fois la bride aux goûts bizarres, tu es un sujet perdu pour le plaisir. Ne t’amuse pas à penser, crois-moi : n’éloigne pas la jeunesse et ne sois pas assez dupe pour faire des sacrifices à un homme qui ne saurait lui-même en faire assez pour mériter quelques faveurs de ta part. C’est moi qu’on éloigne ! et c’est par belle passion pour sir Sydney, notre doyen ! Et qui fait cette insigne sottise ? La plus jeune de nos folles, la méconnaissable Félicia ! — Tout cela est fort bien dit, chevalier, lui répondis-je ; mais il n’en sera ni plus ni moins, vous ne saurez pas encore par où je suis venue chez vous. Cependant, pour vous prouver que je ne suis pas une bégueule, suivez-moi.

Je le conduisis au charmant labyrinthe. Il ne fut pas moins frappé que je l’avais été moi-même des beautés de ce lieu champêtre ; il y éprouva de même que moi de combien les plaisirs de l’amour y étaient plus piquants. Il y avait quelque temps que nous n’avions offert ensemble de sacrifices à la bonne déesse, nous trouvâmes dans notre jouissance tous les charmes de la nouveauté. Puis nous nous contâmes réciproquement comment nous nous arrangions depuis que nous étions chez sir Sydney. Je ne lui cachai point que celui-ci me plaisait et que je vivais avec lui ; mais je ne dis rien des machines d’en haut ni de l’usage que j’en avais déjà fait. — Quant à moi, dit le chevalier, malgré mes plaisirs variés dont on jouit ici, je commençais à m’y déplaire, quand heureusement je me suis avisé que la jolie Thérèse pouvait m’y faire passer des nuits agréables. Mme Sylvina est si fort à mon oncle, elle a d’ailleurs une si mince opinion de mes talents, qu’il n’y avait rien à faire de ce côté-là. J’avais donc débuté par traiter assez bien mon ancienne connaissance, Mme Dorville ; mais je ne suffisais pas, j’avais pour lieutenant un grand coquin de laquais. L’autre jour, venant chez elle, sans penser à rien, je le vis de l’antichambre dans une glace qui répétait leur image : le drôle rendait, portes ouvertes, un service impromptu sur le pied du lit à son affamée maîtresse ; j’eus la constance d’attendre jusqu’à la fin, ils firent toilette commune, et M. Hector ne referma point le ferme outil de sa bonne fortune sans que la reconnaissante dame y eût appuyé le baiser le plus passionné. Mme Dorville peut prendre un grand laquais de plus et se passer de moi. Piqué de cette découverte, je me rabattis sur milady Kinston. Mais la bizarrerie des goûts de cette belle me força bientôt à la retraite. Ce qu’il est de plus naturel de faire aux femmes est précisément ce dont elle se soucie le moins ; il lui faut des extravagances ; tantôt elle veut qu’on la traite comme un mignon, tantôt qu’on lui fasse… ce que tu me refusais si cruellement la première nuit de nos folies… quelquefois sa bouche est jalouse de l’offrande que… — Fi, la vilaine », interrompis-je, dégoûtée de cette image. — Vous avez raison, répliqua le chevalier, cela vous révolte ; cependant, apprenez, ma chère Félicia, que la passion convertit souvent en plaisirs sublimes des goûts monstrueux auxquels on ne peut d’abord songer sans horreur. J’ai fait avec des femmes très ordinaires, mais pour qui j’avais des instants de délire, des folies dont j’étais étonné moi-même en m’y livrant avec délices. Je n’aurai ni la mauvaise foi de nier que ces irrégularités m’ont ravi, ni l’entêtement de soutenir qu’elles soient par elles-mêmes de véritables moyens de jouir. Tout cela gît dans l’imagination. C’est elle qui nous entraîne, qui vient aisément à bout de nous faire faire les choses qui répugnent le plus à la raison et même à la nature ; le caprice bouleverse tout ; mais ce désordre tourne au profit du plaisir…

Il avait raison ; je l’ai souvent éprouvé depuis. D’Aiglemont ajouta que, s’il avait eu plus de goût pour Soligny, ses prodigieux caprices ne l’auraient point rebuté et qu’il avait eu d’abord la complaisance de s’y prêter, mais que, bientôt obsédé et trouvant d’ailleurs peu de ressources dans l’esprit de cette bacchante, il l’avait quittée pour la gentille Thérèse. Celle-ci était, selon lui, le plus friand morceau dont un vrai connaisseur pût goûter. Sa fraîcheur, sa fermeté, rétablies depuis les remèdes, lui donnaient tous les attraits d’une femme neuve ; sa jouissance avait mille délices qu’il loua jusqu’à me donner un peu d’humeur. On sait que Thérèse n’était pas sotte ; elle aimait le plaisir à la fureur et savait rendre au centuple celui qu’on lui procurait. Le chevalier prétendait qu’il ne manquait à cette rare soubrette que d’appartenir à quelque homme à la mode qui lui donnât de la célébrité. Il se proposait de lui rendre ce service dès que nous serions de retour à Paris.