Félicia/III/23

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 210-213).
Troisième partie


CHAPITRE XXIII


Absence de sir Sydney. — Comment le beau Monrose
est de nouveau poursuivi par son étoile.


J’eus encore, avec le charmant d’Aiglemont, et même avec Monrose, quelques entrevues secrètes, sans que sir Sydney s’en doutât le moins du monde ; nos passades ne se faisaient jamais chez moi, nous choisissions des lieux écartés où nous ne pouvions être surpris.

Sur ces entrefaites, sir Sydney reçut de Paris des nouvelles intéressantes qui l’y rappelaient pour quelque temps ; il nous laissa maîtres chez lui et nous pria de vivre en joie en attendant son retour. Sa confiance en moi était sans bornes ; il m’abandonna en partant toutes ses clefs et ne mit aucunes limites à l’usage que j’en pourrais faire. Dès le même soir, je reçus chez moi le cher d’Aiglemont, qui apprit enfin comment et par où nos appartements communiquaient. Adieu les plaisirs de Thérèse. Je lui enlevai pour le coup sans retour le chevalier, qu’elle adorait tout de bon. J’eus un plaisir malin à jouir des tendres inquiétudes de la pauvre fille qui passait une partie de la nuit à rôder autour de l’appartement de son idole, ne comprenant point comment il pouvait découcher toutes les nuits sans que jamais elle le vît sortir ni rentrer. Cependant elle prit à la fin son parti et ne rôda plus. Le chevalier fut enchanté quand je lui dévoilai tous les mystères des deux entresols. Sydney lui paraissait le plus heureux des hommes de posséder une maison si commode ; il regrettait de n’être pas un grand seigneur, afin de pouvoir s’en procurer bientôt une semblable.

Nous nous promenions certain après-souper. Le gros Kinston parlait très en particulier à la Soligny. À travers leur chuchotement, nous crûmes distinguer le nom de Monrose. Leur ton était si sérieux, ils paraissaient si occupés que nous soupçonnâmes qu’il pouvait y avoir sur le tapis des projets où le beau jeune homme était pour quelque chose. Nous fûmes d’avis de veiller de près milady Rinston. La niche aux espions n’avait qu’une place, je l’occupai. Mais le chevalier usa de la communication de son appartement et fut à même de voir tout aussi bien au moyen de la coulisse imperceptiblement entrouverte.

Soligny, selon l’usage, fut servie à sa toilette par le complaisant Monrose, à qui, depuis que je ne les avais vus, elle avait appris beaucoup de folies nouvelles. Il paraissait fort exercé et très accoutumé à se prêter à tout ce que pouvait désirer de lui sa lubrique institutrice.

Nous le vîmes la fêter savamment dans une position inverse, qui satisfaisait à la fois deux des goûts dont le chevalier m’avait parlé ; le couple paraissait s’en trouver à merveille. Soligny surtout semblait ne pouvoir démordre. Elle jouissait avec fureur et faisait retentir la chambre du sifflement de ses sanglots. Cependant, elle désempara ; le mignon se mit en posture de goûter d’autres plaisirs ! À l’incertitude qu’il fit d’abord paraître, je jugeai qu’il s’était enfin d’abord familiarisé avec ceux dont son ancien ami Carvel n’avait pu lui faire agréer l’essai. Il semblait même vouloir donner dans ce moment la préférence à la jonction prohibée ; mais Soligny demanda d’être servie plus naturellement. À peine le jeune homme fut-il en situation, serré fortement des bras et des jambes de sa belle et forcé par cette position à élever un peu la croupe, que le gros Kinston, dont nous ne nous doutions pas, parut et grimpa lestement sur le lit. À son aspect, Monrose voulut se dégager, se croyant sur le point d’être châtié de sa témérité ; mais il s’agissait de tout autre chose. Milord en voulait tout uniment à ce fessier séduisant, fait pour allumer les désirs de tous les amateurs et pour courir sans cesse les risques d’être violé.

Mais en vain Soligny, réunissant toutes ses forces et étouffant presque le beau Ganimède, faisait beau jeu à milord ; en vain celui-ci, menaçait, promettant, priant, mêlant les douceurs aux injures, en bel état et bien graissé. Entreprenant de se rembourser, et commençant à réussir, Monrose, à force de se débattre, débusqua le gros Kinston et le fit choir sur le parquet d’autant plus malheureusement que, voulant s’accrocher aux deux autres, il les entraîna sur lui et faillit en être moulu. Monrose se dégagea lestement, courut à sa chambre aussitôt ; l’épée à la main, il vint fondre sur le luxurieux Anglais. Mais Soligny se jeta vite entre eux deux, au péril de sa propre vie. Monrose fut, pendant que milord s’évada, pâle et bien hors d’état de faire le Jupiter. La trahison de Soligny était manifeste. Elle lui fut reprochée avec aigreur, moins durement cependant qu’elle ne devait s’y attendre. L’offensé ne voulut point faire la paix et rentra brusquement chez lui. Nous l’entendîmes aussitôt mettre les verrous et fermer la porte à double tour. Le chevalier me rejoignit. Nous allâmes rire chez moi de cette tragi-comédie et éteindre dans nos voluptueux ébats les feux dévorants dont ce spectacle lascif venait de nous embraser.

Jeunesse ! Jeunesse ! faites votre profit de cet utile passage. Voyez comment, une fois lancé dans la facile carrière du libertinage, on y galope sans pouvoir se retenir. Ce Monrose, naguère si tendre, si réservé, le voilà déjà au niveau des plus grands débauchés. Déjà une maîtresse dissolue est venue à bout de lui faire surmonter une répugnance qui d’abord lui paraissait invincible. Il est vrai qu’avec une femme qui a vécu, il y a quelque chose à gagner de l’autre façon pour un jeune homme qui n’a pas de quoi remplir les espaces. Mais, en un mot, si Monrose, agent de plein gré, ne devient pas patient avec autant de résignation que le seigneur Anselme au château du More, que s’en faut-il ? Peu de chose. C’est qu’on s’y est pris moins adroitement, et qu’avec les gens d’honneur la violence ne vient à bout de rien.