Félicia/III/26

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 219-222).
Troisième partie


CHAPITRE XXVI


Suite du précédent.


« Un de mes amis pressentit la dame sur le désir que j’avais de lui faire ma cour. La permission de me présenter fut accordée et le jour pris : c’était celui de certaine assemblée ; nous devions nous rendre une heure avant celle de la coterie, avec qui je me proposais bien de ne pas me rencontrer. Cependant ce grand jour arrivé, quelque affaire imprévue retient mon introducteur, il me fait savoir qu’il ne pourra pas m’accompagner ; mais il me conseille d’aller seul. La dame était prévenue et peu faite d’ailleurs pour qu’un homme comme moi se piquât avec elle d’une bien rigoureuse étiquette. Je pars donc. Il était déjà plus que sombre, je trouve à la porte un valet endimanché, qui me dit que madame est visible ; l’escalier est faiblement éclairé : dans les deux premières pièces, point de lumière et personne ; mais tout est ouvert ; je vois plus loin une femme ; elle m’entend, elle vient au-devant de moi, tenant un flambeau. C’est la maîtresse de la maison, elle-même, se plaignant un peu bourgeoisement de la négligence et de la désertion de ses gens. Ô ciel ! c’est vous, monsieur le chevalier ! que je suis honteuse !… — le pied lui manque en même temps sur le parquet trop soigneusement frotté, elle tombe à la renverse, la bougie s’éteint. Je me précipite, mais quel singulier hasard ! tandis que de la meilleure foi du monde je veux m’empresser à secourir la dame, ma main rencontre une gorge d’une fermeté… ma charité s’oublie. On veut se relever, j’embrasse, on retombe : les ténèbres me rendent entreprenant : la bizarrerie des attitudes me favorise. Je gagne du terrain : une cuisse de satin, potelée, dure, conduit ma main sur le plus délicieux bijou… je l’agace… on crie tout bas : — Ah ! monsieur !… quelle horreur !… si mes gens… mon mari… si quelqu’un… — Je sentais déjà la nécessité d’abréger. Cependant, trahie par la nature, déjà la belle donnait des preuves non équivoques de l’impression que je faisais sur ses sens ; je pousse la témérité jusqu’au bout, malgré l’incongruité du lieu ; on résiste à peine ; je donne l’assaut, je suis vainqueur… Mais quelle surprise ! que ne peuvent pas le tempérament et l’occasion ? on me rend mes baisers ; on me presse avec fureur ! on seconde mes efforts ! j’ai déjà toute ma raison ! on n’a pas encore recouvré la sienne, c’est moi qui seul commence à craindre que nous ne soyons surpris… Mais bientôt on me repousse violemment, on se dérobe, le flambeau se retrouve, on fuit en marmottant quelques exclamations de honte et de repentir. Je n’y conçois plus rien. Cependant je ne perds pas la tête ; je descends, et retrouvant à son poste le soi-disant portier, je me plains de n’avoir trouvé dans les appartements ni lumière, ni domestique pour annoncer. À force d’appeler, de crier, il fait paraître un lourdaud, dont le visage est enfariné et qui se tord les bras pour endosser à la hâte une casaque trop étroite. Celui-ci me précède une chandelle à la main. Pour lors, la dame, tant soit peu remise et ayant enfin chez elle deux bougies, me reçoit l’œil humide, le visage encore animé d’un incarnat expressif. Le laquais, grondé et menacé d’être mis à la porte, va tristement éclairer les pièces dont l’obscurité venait de m’être si favorable.

« Éclaircissements, reproches, sanglots, lamentations outrées de la part de la dame ; de la mienne, humble repentir, serments passionnés. Nous nous arrangeons pour le secret. On exige pour condition du raccommodement que tout ceci, regardé comme non avenu, n’aura aucunes suites, et cela vu le tendre amour que l’on convient d’avoir pour le méritant Sigisbé… — Non madame, s’écrie celui-ci, sortant d’un cabinet de toilette où il s’était caché par jalousie, effrayé de ma réputation, et voulant savoir comment se passerait cette première entrevue avec sa maîtresse. Il n’avait rien pu voir, la pièce où nous causions alors séparant du cabinet celle où notre passade s’était faite. — Non, dit-il, ne vous privez point du plaisir de conserver monsieur, je n’y ferai point un obstacle… Perfide ! monstre d’inconstance et de libertinage !… — Monsieur ! monsieur, interrompis-je, piqué de la liberté qu’on prenait de s’emporter en ma présence, songez à ce que vous devez à madame et à moi, que ces vociférations offensent… — Quoi, monsieur ? pensez-vous… — Vous imposer silence, monsieur. — À moi, monsieur !…

« Cependant, confuse de son aventure, assommée de l’apparition subite du Sigisbé, et s’effrayant de notre querelle, la dame se trouva mal. Le soin de la secourir suspendit nos propos. Je tirai la sonnette, et, avant d’être vu des gens, je me retirai. Je ne sais comment le rival outragé fit pour s’échapper à son tour ; mais il me joignit presque aussitôt. Nous nous battîmes, lui furieux, moi remplissant de sang-froid le devoir d’un homme de cœur. Je le ménageais ; il brisa son épée contre la garde de la mienne, qui le blessa légèrement au bras. Je le reconduisis chez lui. Nous nous réconciliâmes. Il ne manquait à ce brave garçon que d’être un peu plus homme du monde et de ne pas aimer à filer si ridiculement le parfait amour. Ce qu’il y avait, selon lui, de fort malheureux dans son aventure, c’est qu’il devait partir incessamment, son congé touchant à sa fin. Il eût bien désiré d’emporter dans son cœur la pensée de son amante aussi pure et le souvenir de son demi-bonheur sans mélange de regrets ; mais je vins à peu près à bout de lui prouver que loin de s’affliger d’une bagatelle, il devait, au contraire, s’estimer trop heureux, puisque désormais il allait savoir à quoi s’en tenir sur le compte des femmes, et que, se trouvant relevé de ses serments, il ne tiendrait qu’à lui de se mettre avec une nouvelle maîtresse sur un meilleur pied. On remarquera qu’il n’avait pas eu la dame qui le contenait, par des menaces effrayantes, de se donner la mort, s’il exigeait absolument qu’elle déshonorât son aimable époux. Le trop crédule amant n’avait pas osé devenir heureux à pareil prix, sottise de part et d’autre ; voilà à quoi aboutissent toutes ces belles chimères. Une femme a du tempérament ; elle le nie à son amant, à elle-même. Cependant elle se permet d’aimer ; mais elle sépare l’âme des sens et faisant tout pour l’une, rien pour les autres, ceux-ci se révoltent à la première occasion. Un écumeur survient, qui moissonne dans le champ que le cultivateur timide a pris tant de peine à mettre en valeur. »

— « Diabolique chevalier, lui dis-je, tout cela vous sera rendu si jamais vous vous mariez — Si jamais ? Ce sera bientôt, je vous jure. J’y suis condamné par l’invalidité d’un benêt d’aîné qui, végétant dans les drogues et tout à l’étude des anciens, me laissera probablement bientôt l’espérance d’un bel héritage, Mais je compte bien que ma femme ne sera pas une bégueule. Je veux qu’elle soit heureuse et libre ; qu’elle soit l’amie de mes amis, comme je le serai des siens : et pourvu que personne ne s’érige en maître chez moi, où je voudrai qu’elle seule et moi commandions, pourvu qu’elle ne m’associe, ni de ces brigands connus sous le nom de joueurs, ni des ecclésiastiques sournois, ni des pédants affamés, tout ce qu’elle fera sera bien fait, et je ne refuserai à ses plaisirs ni complaisance ni argent. »

Le chevalier était-il un mauvais sujet ? Ceux qui pensent autrement que lui, ces gens qui crient sans cesse à leurs femmes honneur, vertu, vos devoirs, mon autorité, valent-ils mieux ? Décidez, lecteur.