Félicia/III/28

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 225-228).
Troisième partie


CHAPITRE XXVIII


De l’étranger. — Son histoire.


À force d’art, l’habile homme qui avait entrepris de sauver les jours de notre infortuné réussit à peu près. — Mais, nous dit le docteur, ses blessures sont de nature à lui laisser pour la vie des incommodités fâcheuses ; le sujet est d’ailleurs usé par les passions et détérioré au point que je ne réponds pas qu’il vive longtemps. Il sera même plus heureux pour lui de mourir bientôt que de souffrir encore peut-être un an ou deux, au bout desquels il faudra toujours qu’il périsse. — Le malade lui-même ne faisait point de cas de la vie. On était obligé de le garder à vue, et ce n’avait été qu’à force de prières et par le charme de ma ressemblance avec cette femme qu’il aimait si passionnément que j’avais obtenu sa parole d’honneur de faire tout ce qu’on lui prescrirait et de ne plus attenter à ses jours. — Il est cruel de vous obéir, me répondait-il, soyez assurée, madame, que vous ne me forceriez point à vivre si je pouvais désormais mourir sans être méprisé de vous… de vous, l’être le plus adorable, l’être qui réunit à tout ce que la divine de Kerlandec a de ravissant la seule chose qui lui manque, un cœur généreux et sensible ! — Je n’y tiens plus, lui dis-je, quelle est donc cette fameuse Kerlandec ? — Vous voulez apprendre ma funeste histoire ? Croyez-moi, madame, cherchez le plaisir et n’empoisonnez pas, par une communication dangereuse avec le plus infortuné des hommes, la paix dont votre âme douce est faite pour jouir. — Je l’assurai que je brûlais d’entendre conter ses malheurs, et que la part que j’y prendrais ne serait pas une affliction pour moi si j’étais assez heureuse pour lui procurer quelques consolations. Il se recueillit un moment, puis, laissant échapper quelques larmes et un soupir de douleur, il raconta ce qui suit. C’est lui qui va parler.

« Je me nomme le comte de… Paris m’a vu naître il y a vingt-six ans, et je suis fils du marquis de… que le mauvais état de sa fortune avait obligé d’épouser la fille d’un banquier opulent. Mon père était un homme de la vieille roche, un brave guerrier, revêtu de dignités, abhorrant les parvenus, leur morgue, leur bassesse. Cependant, las d’être pauvre, il avait fait la sottise de se mésallier. Beaucoup de seigneurs qui en font autant s’en trouvent bien. Mais mon père, plus malheureux dans son choix ou moins propre que les autres à se plier aux désagréments que peut entraîner la mésalliance, se trouvait dans le cas de détester ses engagements. Ma mère était dissipatrice. Soutenue par des parents insolents, à qui les faveurs de la fortune faisaient perdre de vue leur vile origine, à peine oubliée, elle osait reprocher à son mari le prétendu bonheur qu’il avait d’être son époux. S’il portait des plaintes à l’impertinente famille, il n’était pas mieux reçu ; cependant, il s’armait de patience. Les injures des gens qu’on méprise n’offensent pas à certain point. D’ailleurs, ma mère était belle ; les travers, les caprices, le peu de sensibilité de cette femme hautaine trouvaient grâce en faveur de sa charmante figure. M’ayant mis au monde, elle devint encore plus chère. À cette époque, mon père pardonna tout.

« Il était le dernier mâle d’une famille assez illustre. N’ayant pas eu d’enfant d’un mariage pauvre, mais mieux assorti ; ma naissance ranimait du moins l’espoir de la propagation de son nom. Je devenais un héritier précieux. Tous les biens des parents de ma mère devaient un jour être réunis sur ma tête ; mais de si belles espérances furent bientôt détruites. Mon grand-père essuya d’énormes banqueroutes qui altérèrent son crédit, quelques paiements retardés effrayant ses correspondants, il fut soupçonné, discuté et ruiné ; tout cela fut très prompt.

« Ma mère était à la campagne. Mon père allait l’y rejoindre, déplorer avec elle la perte de ses biens, et l’assurer que si elle voulait se conformer à ce que les circonstances allaient désormais exiger, il la chérirait également et ne la rendrait pas moins heureuse… Mais quel désespoir pour ce galant homme ! Il était minuit ; il n’avait point annoncé son arrivée… Il vole à l’appartement de sa femme… Elle dormait dans les bras de son nègre. Mon père, furieux, perce l’infidèle de plusieurs coups d’épée, l’Africain se précipite, échappe à la mort, donne l’alarme. Mon père, à peine regardé comme le maître, se voit bientôt environné de ses propres gens armés contre lui. Un seul valet de chambre, ancien compagnon de ses travaux militaires et digne, par son courage, de servir le plus brave des maîtres, se joint à lui. Ils défont sans peine leurs lâches agresseurs, puis s’enfuient, emportant quelque argent et les diamants de ma coupable mère.

« Cependant, cette affaire devint publique et prit la plus odieuse tournure. Il ne fut pas fait mention du nègre surpris au lit : on accusa mon père de s’être vengé, par un infâme assassinat, d’avoir vu échouer de grandes vues d’intérêt… Pardon, madame, souffrez que je m’interrompe un moment… Mon imagination ne peut s’arrêter sans horreur sur tant d’injustices… Se peut-il que le Ciel ne se charge pas de la vengeance de certains crimes, quand l’impuissance des hommes… — Hélas ! mon cher comte, lui dis-je, le Ciel se mêle on ne peut moins de nos misérables affaires, mais… — Il ne m’écoutait pas. Sa tête était penchée sur sa poitrine. Il demeura quelque temps plongé dans une rêverie profonde… Il se remit enfin et continua son intéressante narration.