Félicia/IV/06

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 252-254).
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Quatrième partie


CHAPITRE VI


Fin du règne de Sylvina. Le plus beau moment du mien.


Je n’aime point à manier les crayons noirs ; cependant je ne puis omettre de rendre compte des tristes effets que produisit brusquement la mort de Sylvino. Sa veuve tomba dangereusement malade et fut à la mort. La fièvre et les saignées l’ayant bientôt épuisée et changée, elle se laissa dominer par une sombre mélancolie, dont rien ne put la distraire, et qui ressuscita ses anciens préjugés. Au bout de quelque temps, Kinston, rebuté, fut porter ailleurs son hommage et ses trésors. Il ne nous vit plus que sur le pied d’ancien ami. La nouvelle Artémise reprit enfin un peu de force et de beauté. Mais alors elle voulut absolument se séparer de moi, et se jetant dans la Réforme avec le même enthousiasme qui l’avait fait donner précédemment dans ces excès opposés, elle se prépara de nouveaux malheurs. Pensionnaire dans un couvent, ensevelie sous des vêtements sérieux et difformes, et devenue l’un des membres les plus zélés d’une confrérie de femelles vouées au service des malades, Sylvina gagna bientôt une petite vérole confluente, qui mit de nouveaux ses jours en danger, faillit de la priver d’un de ses beaux yeux et laissa enfin pour la vie sur son visage des vestiges profonds de sa malignité.

Depuis qu’il avait plu à ma malheureuse amie de se séparer de moi, nous nous étions très peu vues, et lasses enfin toutes deux, moi de la persécution qu’elle me faisait essuyer pour m’engager à renoncer au monde, elle du peu de fruit de ses prédications, nous étions à peu près brouillées quand elle tomba malade de la petite vérole. Mais l’état fâcheux où j’appris qu’elle se trouvait lui rendit sur-le-champ toute mon amitié. Je volai vers elle et contribuai sans doute beaucoup à lui sauver la vie. Je remarquais avec indignation que les sottes gens dont elle était entourée regardaient sa situation douloureuse comme un effet de la colère du Ciel, ne la plaignaient point et la servaient très mal : tandis que je maudissais une maladie cruelle, dont je prévoyais les suites, j’étais furieuse d’entendre parler sans cesse autour de nous des effets heureux qui devaient en résulter, tant pour cette vie que pour l’autre. Que j’existais désagréablement alors ! Ne quittant la pauvre Sylvina qu’à l’heure où je ne pouvais plus demeurer auprès d’elle, y revenant dès le matin, je passais tristement mes jours dans une cellule empoisonnée vis-à-vis des médecins ignorants et pédants, des prêtres hypocrites et impérieux, des tourières acariâtres et imbéciles. Et toute cette canaille semblait me dédaigner, quoique j’eusse l’attention de ne point l’effaroucher par un extérieur mondain, que j’eusse la complaisance de ne me servir que d’un carrosse de louage, afin de ne scandaliser personne par le luxe de ma voiture et de ma livrée ; qu’enfin je fusse toujours en grand négligé, sans diamants et sans rouge !

C’est ainsi que la clique bassement orgueilleuse des antimondains se venge, quand elle peut, de ses antagonistes. Quiconque n’a pas le don de plaire ou manque d’agréments, de talents, de fortune ou sort mal formé des mains de ses instituteurs, et veut cependant être compté pour quelque chose ; un tel être, dis-je, se voit forcé de s’enrôler sous les drapeaux de la réforme : ces mécontents, colorant leur mauvaise humeur et leur méchanceté du prétexte spécieux des intérêts de la religion, livrent une guerre perpétuelle aux heureux du siècle. S’il arrive, par malheur, que quelqu’un de l’un ou de l’autre parti se trouve jeté parmi ses ennemis, il est vraiment à plaindre. Béatin en avait fait l’épreuve, comme on sait. Je donnais presque la revanche à son parti. Si l’on n’osait pas m’insulter ouvertement, du moins on en marquait l’intention avec si peu de ménagement, qu’il n’eût souvent tenu qu’à moi d’engager des querelles sérieuses. Mais je m’armai de patience et de mépris ; j’usurpais malgré la malice de mes agresseurs, toute l’autorité dont j’avais besoin pour être utile à mon amie. Elle ne fut pas plus tôt hors d’affaire que, reconnaissant toute l’étendue de sa sottise et tout le prix de mon attachement, elle revint à moi et me pria d’oublier toutes ses injustices. Elles étaient pardonnées d’avance, je la rappelai par degrés à la raison, en lui faisant des remontrances dont la modération la faisait rougir de la dure importunité qu’elle avait mise dans les siennes. Elle se repentit, se proposa d’abjurer de nouveau la fatale dévotion ; mais il était arrivé un malheur que je la flattais en vain de voir un jour réparé. Elle était défigurée. Cependant je la tirai de son maudit couvent. On lui rendit à cette occasion tout ce qu’elle m’avait prêté. Dix fois elle fut sur le point de se replonger dans le précipice, mais le naturel et mes instances prévalurent. Je la ramenai chez moi. Nous vécûmes mieux que jamais ensemble. Sa santé se rétablit. Ses idées noires s’évanouirent peu à peu. Je plaçai près d’elle le malheureux comte, toujours mourant, toujours mélancolique, mais assez aimable. Il ne la quittait pas. Quant à moi, je recommençai de vivre comme de coutume. Milord Sydney continuait de m’aimer, de m’écrire et d’entretenir ma maison sur le plus grand ton. Je voyais quelquefois les lords Kinston et Bentley. J’étais de tous les plaisirs. En un mot, j’avais atteint le plus haut degré de bonheur et de célébrité auquel une femme de mon état puisse prétendre. Ces deux avantages sont rarement séparés. Le bonheur, l’opulence seule assure aux femmes une grande réputation. Combien n’en voit-on pas demeurer dans l’oubli, parce qu’elles n’ont que des talents et des charmes ?