Félicia/IV/11

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 264-267).
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Quatrième partie


CHAPITRE XI


Événements intéressants.


La saison était belle : le comte se faisait quelquefois porter au Luxembourg, dont notre hôtel était voisin. Il en revint un jour, fort agité, et même avec de la fièvre. — Je suis perdu, me dit-il, je viens de revoir Mme  de Kerlandec. C’est elle, je n’en puis douter ; je l’ai reconnue, et je me suis fort trompé si elle ne m’a pas aussi reconnu. J’ai fait remarquer à Dupuis cette beauté dangereuse ; il a ordre de ne point la perdre de vue et de s’informer avec soin de sa demeure actuelle.

Je ne savais si je devais féliciter le comte ou le plaindre. Sa passion se rallumait ; mais elle ne pouvait devenir heureuse, puisqu’en supposant que Mme  de Kerlandec pût enfin consentir à épouser cet infortuné, il perdrait néanmoins tout le fruit de ce bonheur ; ses infirmités, sa faiblesse, lui interdisant, sous peine de mourir, les doux plaisirs du mariage.

Cependant Dupuis revint fort instruit. Mme  de Kerlandec habitait toujours le même hôtel et se fixait à Paris ; elle était de retour depuis peu d’un voyage, qui avait eu pour objet de retrouver plusieurs personnes auxquelles elle prenait le plus vif intérêt, mais dont elle n’avait rapporté aucunes nouvelles.

L’émissaire avait tiré fort adroitement tous ces détails du suisse, vieux babillard, toujours prêt à mettre le premier venu au fait de ce qu’il pouvait savoir des affaires de ses maîtres.

Dupuis fut fort applaudi du succès de son premier message et n’eut dès lors plus rien à faire qu’à servir l’insatiable curiosité du comte. Dupuis, afin d’être à même de mieux remplir son emploi, me demanda la permission d’entrer pour quelque temps au service de Mme  de Kerlandec, fit débaucher un de ses domestiques, et risqua de se faire proposer par le suisse, dont il s’était concilié la faveur en payant plusieurs fois bouteille. Tout cela lui réussit. Dupuis se disait sortant de chez milady Sydney, chez qui l’on pourrait s’informer de ses mœurs et de sa capacité.

Milady Sydney ! Ce nom piqua la curiosité de Mme  de Kerlandec, elle voulut entretenir Dupuis. Il connaissait assez milord Sydney, pour pouvoir le dépeindre à ne pas s’y méprendre. Il savait tout l’intérêt que ce seigneur prenait à moi, mais il savait en même temps que je n’étais point sa femme. Cependant il s’était flatté que, dans cette occasion importante, je ne le démentirais pas. Je l’avais en effet promis. Nous ne prévoyions, ni l’un ni l’autre, les grandes conséquences que devait bientôt avoir ce mensonge léger.

Dupuis répondit en homme d’esprit à mille questions que lui fit la belle veuve, mais il la mit au désespoir en lui faisant un roman fort vraisemblable, dont il n’y avait cependant de vrai que mon portrait et le tendre attachement de milord Sydney. — C’est assez, mon ami, dit-elle, outrée d’apprendre que Sydney n’était plus libre ; c’en est assez, j’écrirai un mot à milady Sydney, et pour peu qu’elle me rende bon compte de vous… ou plutôt dites à mon cocher de se tenir prêt et vous me ferez conduire sur l’heure chez milady.

C’était le malin. Je ne pouvais m’attendre à semblable visite. J’étais sortie avec le comte pour des emplettes. Sylvina reçut Mme  de Kerlandec. Dupuis n’était qu’un prétexte. La belle veuve brûlait de s’assurer par elle-même si mes charmes étaient aussi dangereux que Dupuis les lui avait dépeints. Elle ne put cacher le déplaisir qu’elle avait de ne point me rencontrer. L’entretien languissait ; elle avait les yeux fixés, avec un intérêt frappant, sur deux portraits, dont l’un était le mien, peint avec la dernière vérité par Sylvino, peu de temps avant son départ, et l’autre celui de Monrose, aussi de la main d’un habile homme et qui servait de pendant au mien. Sylvina crut obliger Mme  de Kerlandec, en lui apprenant que cette jeune personne, dont les traits paraissaient l’intéresser, était milady Sydney elle-même, et l’autre image celle d’un parent pour qui milord Sydney avait beaucoup d’attachement. Les yeux de la belle veuve retenaient, depuis quelques moments, un torrent de larmes, qui prit enfin son cours. Elle demanda pardon et voulut se retirer. Mais Sylvina s’efforça de la retenir jusqu’à ce qu’elle se fût un peu remise. — Vous voyez, madame, lui dit la belle Géorgienne, vous voyez une femme que le malheur poursuit partout. Je ne puis faire un pas sans que les choses les plus indifférentes portent à mon cœur des atteintes mortelles. Puis tirant une boîte de sa poche, elle ajouta : Voyez, Madame, si le portrait de ce jeune homme, dont j’admirais la beauté, ne ressemble pas régulièrement à cette miniature. — (Sylvina fut forcée d’en convenir). Eh bien, madame, continua la veuve éplorée, ce cavalier fut mon époux. Il n’est plus ; j’ai mille raisons de ne me consoler jamais de sa mort…

Cependant Sylvina la consolait et voulait la retenir jusqu’à mon retour. Mais mon portrait ne lui en ayant que trop appris, elle résista et se retira suivie de Dupuis, admis à son service.