Félicia/IV/24

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 299-301).
Quatrième partie


CHAPITRE XXIV


L’un des plus intéressants de l’ouvrage.


Ce récit ballottait continuellement Sydney entre l’espérance et la crainte : nous écoutions avec le plus vif intérêt. « Enfin, ajouta Mme de Kerlandec, quelque temps après la mort de mon mari, j’eus le bonheur de trouver dans ses papiers la note du lieu qui avait recelé si longtemps l’objet de ma tendresse et de mon inquiétude. C’était à P… »

Elle nommait l’endroit où j’avais été nourrie : je tressaillis. Sylvina fit de même un mouvement de surprise ; mais les autres n’y firent pas attention. — Je partis sur-le-champ, continua Mme de Kerlandec ; mais, admirez mon malheur, il y avait quatre ans que ma fille n’habitait plus ce séjour. C’était depuis ce temps que mon ancien serviteur ne m’écrivait plus. Je découvris avec chagrin qu’il n’avait jamais rien remis de ce que je lui faisais passer pour le soulagement de mon infortunée. La conduite de ce confident était un mélange singulier de bassesse et d’honnêteté. Je fus au désespoir. On me conta que l’enfant que je réclamais s’étant montrée difficile à élever, on l’avait cédée à d’honnêtes gens qui l’avaient demandée pour en prendre soin.

Mon cœur se gonflait. Sylvina brûlait de parler. Ses gestes, le jeu de sa physionomie annonçaient qu’elle avait quelque chose d’intéressant à mettre au jour… ma propre émotion… Sydney en fut frappé. — Ah ! madame, vous la voyez, c’est Félicia, dit Sylvina au comble de la joie. Ce fut moi qui, venant réclamer dans le même hôpital un enfant que je ne trouvai plus… Ce fut moi, qui vis celle-ci, qui désirai de l’avoir auprès de moi… Mon mari, ne voulant pas être exposé par la suite à des recherches, donna le faux nom de Neuville… — Neuville, le voilà précisément ce nom que je détestais, comme celui du ravisseur de ce que j’avais de plus précieux… Ah ! ma fille ! Sydney ! quelle félicité !

Un mouvement plus prompt que l’éclair m’avait jetée dans les bras de ma charmante mère : elle ne pouvait se rassasier de me baiser, et de m’arroser de ses larmes. Milord, les coudes appuyés sur la table, eut quelques instants le visage couvert de ses mains, puis, sortant tout à coup de sa profonde méditation, il me prodigua les plus tendres caresses. Je ne sortis de ses bras que pour voler dans ceux de Sylvina, la cause première de mon bonheur. Mes chers parents ne lui témoignaient pas moins de reconnaissance que moi-même ; ils la nommaient leur bienfaitrice, l’artisane de leur félicité.

Tous nos cœurs nageaient dans les délices de la joie et de l’amour. Toute la sensibilité de ma tendre mère ne suffisait pas au bonheur de retrouver à la fois son amant et ses deux enfants. Elle oubliait que j’avais excité sa jalousie ; que j’avais eu avec milord Sydney des rapports trop intimes. Cette corde délicate ne fut point touchée, elle ne l’a jamais été depuis. Elle donnait mille baisers au portrait de Monrose, pendant que Sydney, qui allait faire partir sur l’heure son valet de chambre, écrivait à son jeune ami de venir en diligence embrasser sa mère et sa sœur.

Surtout on avait eu la prudence de ne pas faire mention du comte. Ma mère se doutait bien qu’il était cet étranger qui demeurait avec nous. Elle devait être impatiente de savoir par quel hasard étonnant tous les êtres qui l’intéressaient pouvaient se trouver ainsi réunis. Cependant ces éclaircissements furent différés. Ma mère, en nous quittant, nous fit promettre devenir tous la voir le lendemain matin, pour passer ensemble le jour entier. Mon père la reconduisit.

Demeurée seule avec Sylvina, nous raisonnâmes à perte de vue sur la bizarrerie de mes aventures. — Milord Sydney, ton père !… Monrose ton frère !… disait-elle, mais je n’en reviens pas ! (Elle soupirait.) Il y a dans tout ceci bien du bonheur et du malheur mêlés. — Félicia ! tu te repentiras de n’avoir point de religion, de ne croire rien. Tu as commis de grandes fautes, heureusement que tu es jeune et tu as le loisir de les réparer… Crois-moi ; voici des événements qui font voir la main de la Providence étendue sur toi. Maintenant elle te comble de faveurs ; crains que bientôt elle ne te frappe…

Je bâillais ; l’heure de mon cher marquis approchait ; je mis fin à l’ennuyeux sermon et me retirant dans ma chambre j’y fis une méditation délicieuse, en attendant qu’un amant adoré vînt couronner, par ses charmants transports, le plus beau jour de ma vie.