Félicia/IV/28

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Félicia ou Mes Fredaines (1778)
Bibliothèque des curieux (p. 309-312).
Quatrième partie


CHAPITRE XXVIII


Espèce d’épisode.


En effet, une heure après, on vint nous avertir qu’il était inutile de nous rendre chez le comte. Il avait de la fièvre, le repos lui était nécessaire.

On m’apportait en même temps une lettre du fameux d’Aiglemont. Les lecteurs qui auront pris quelque intérêt à cet aimable fou seront sans doute charmés d’en entendre parler encore une fois et d’apprendre ce qu’il devint après s’être séparé de nous. Je vais copier sa lettre : je trouve cela plus commode que d’en faire l’extrait :

« Enfin donc, chère Félicia, je suis pris et très pris (cela ne veut pas dire que je suis amoureux, c’est bien pis). Je suis marié. Riche héritier et marquis, à la bonne heure, mais marié ! sentez-vous bien toute la force de cette expression ? Mon oncle, qui s’entend merveilleusement à manier les esprits, a su prouver à d’excellentes têtes de ce pays-ci que l’on ferait un coup de partie si l’on me donnait pour femme certaine jeune personne qui doit réunir un jour tous leurs héritages. Il a fallu passer l’affaire, car mon oncle assurait que j’étais à l’enchère à Paris, et pour peu qu’on hésitât, on risquait de me manquer. Imaginez, ma chère Félicia, toutes les angoisses auxquelles un pauvre humain peut être en butte ; dès lors, je les éprouve sans exception. Présenté chez tous les parents, à la ville, à la campagne ; trouvé par l’un aimable, par l’autre fou ; par celle-ci petit-maître, par celle-là fier et dédaigneux ; jugé par chacun au gré du caprice et des intérêts particuliers… Puis les hostilités sournoises des concurrents cachés, les délations anonymes, des éclaircissements, quelques-uns très vrais, d’autres outrés, sur ma manière de faire travailler l’argent ; puis, mes contremines, mes insinuations auprès des uns, mon courage vis-à-vis des autres… On ferait un poème épique de tous mes combats, de toutes mes craintes, de toutes mes victoires. Enfin, quand tout fut d’accord, il ne me manquait plus que d’avoir vu la future.

« Je ne m’attendais pas à tant de charmes et d’agréments : élevée dans un couvent par une tante sévère, et dévote (qui fait pénitence depuis dix ans d’avoir constamment déplu par sa laideur et d’avoir incommodé la société par beaucoup de mauvaise humeur et d’orgueil), ma prétendue me semblait devoir être une petite bégueule sauvage et peu faite pour m’intéresser. Mais point du tout. Douée d’un caractère heureux, une longue communication avec une hétéroclite ne l’a point gâtée. J’ai fait comme César : je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu. Le mariage a été bientôt conclu ; ç’a justement été le vilain esprit de la tante qui m’a porté bonheur. Elle était si contraire à mes prétentions ; elle voulait qu’on me fît subir des examens si rigoureux, qu’on réunît sur mon compte tant d’instructions, que pour la narguer, on a brusqué les affaires, et cela n’a pas été malheureux pour moi. La petite marquise a de l’esprit et des talents ; elle danse, elle sait la musique. Elle a lu ; mais surtout, elle a toutes les dispositions possibles à devenir bientôt, avec l’aide d’un talent merveilleux que j’ai pour former les femmes, l’une des plus aimables et des plus propres à faire honneur à un époux à ses risques et périls.

« Tout de bon, je trouve que c’est une assez jolie chose que le mariage. Ma petite femme, toute prête à adorer le premier objet qui se présenterait, n’a rien eu de plus pressé que de m’adorer, et je crois, ne vous en déplaise, que je l’adore aussi. Nous rions, nous faisons des folies d’enfants, et surtout beaucoup d’autres folies ; car, à certains égards, je suis parfaitement bien tombé. Que j’aime une femme attachée à ses devoirs ! Puisse ma chère moitié remplir ceux qui se succéderont par la suite, dans la carrière du mariage, aussi bien qu’elle s’efforce maintenant de remplir les premiers. Aussi, suis-je d’une fidélité… Je vois tous les jours, sans l’ombre d’une tentation, une fille charmante qui la sert et deux ou trois parentes angéliques, chez qui la première faveur de la vertu conjugale est fort ralentie, et qui ne demanderaient sans doute pas mieux que de se distraire un peu d’une ennuyeuse monogamie. Concevez-vous cette conversion ? n’est-elle pas digne d’occuper les deux trompettes de la Renommée ? »

D’Aiglemont me demandait ensuite de mes nouvelles et de celles de Sylvina. Je ne lui avais presque point écrit ; il ignorait une partie de ce qui nous était arrivé. Il s’informait aussi du comte, dont il avait toujours souhaité la fin, craignant que ce personnage mélancolique ne me gâtât l’esprit, etc.

Monseigneur, qui avait joint quelque chose à la lettre de son neveu, m’écrivait plus gravement. Il me contait comment on avait eu toutes les peines du monde à marier son étourdi : lui, oncle, payait les dettes et faisait, pour le nouveau marquis, une pension de deux cents louis à Mme  Dorville. Ce revenu venait bien à propos à celle-ci, qui avait au suprême degré le défaut de l’inconduite et de ne savoir jamais sacrifier l’agréable à l’utile. Le bienfaiteur le plus solide était renvoyé de chez elle, en faveur du premier joli museau dont elle pouvait avoir envie. Sans cette rente viagère, Dorville aurait pu mourir quelque jour à l’hôpital.