Fables d’Ésope (trad. Chambry, 1927)/Notice/La légende d’Ésope

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FablesSociété d’édition « Les Belles Lettres » (p. xvii-xxi).
II
LA LÉGENDE D’ÉSOPE


Au temps d’Aristophane, Ésope était devenu très populaire à Athènes, comme on le voit par les imitations plaisantes que le poète en fait, et qu’il ne manque pas de rapporter à Ésope. Enchérissant sur Aristophane, le poète comique Alexis fait figurer Ésope lui-même dans une de ses comédies. Cette vogue universelle, qui jetait soudain un si vif éclat sur le nom d’Ésope longtemps obscurci par l’oubli, fut sans doute l’origine de la légende qui le rappela des enfers pour vivre une seconde existence. Platon le comique, qui florissait à la fin de la guerre du Péloponnèse, met en scène un personnage qui jure que son corps est mort, mais que son âme est revenue sur terre, comme celle d’Ésope. Plus tard cette légende se compléta et Ptolémée Héphestion raconte que non seulement Ésope ressuscita, mais encore qu’il combattit aux Thermopyles, et Suidas rapporte qu’il écrivit en deux livres ce qui lui était arrivé à Delphes, ἔγραψε δὲ τὰ ἐν Δελφοῖς αὐτῷ συμβάντα ἐν βιβλίοις β'. Ce passage, qui semblait absurde, prend du sens, si l’on admet qu’Ésope vécut deux fois. Il vécut même une troisième fois, mais, il est vrai, dans le corps d’un autre. Si en effet nous nous en rapportons à Plutarque (Solon, 6), un certain Pataikos se glorifiait d’être Ésope ou du moins de posséder son âme.


Ésope à Athènes et sa prétendue difformité.
On sait qu’Athènes était devenue dès la fin du cinquième siècle le rendez-vous obligé des écrivains et des artistes : les biographes, peu soucieux de la chronologie, firent d’Ésope l’hôte de la brillante cité. Phèdre nous l’y représente jouant aux noix avec les enfants, et racontant aux citoyens fatigués du joug de Pisistrate la fable des Grenouilles qui demandent un roi. Les Athéniens l’avaient en effet adopté pour un des leurs et ils lui firent élever une statue par le célèbre Lysippe. Nous avons sur cette statue une épigramme d’Agathias dans l’Anthologie. Comme il ne fait aucune allusion à la difformité d’Ésope, on peut en conclure que la légende n’avait pas encore dégradé les traits du fabuliste. Tatianus nous apprend qu’Aristodème, disciple de Lysippe, avait fait aussi une statue d’Ésope fort vantée ; lui non plus n’en signale aucune particularité physique. Au temps de Plutarque, Ésope est encore un homme comme un autre, et dans le Banquet des sept Sages, où les convives ne ménagent pas les ridicules, personne ne fait allusion à sa laideur. « Il venait, dit Plutarque, d’être envoyé par Crésus à la fois chez Périandre et chez le dieu de Delphes, et il assistait au banquet sur un siège bas à côté de Solon, assis sur un siège élevé. » Il ne joue d’ailleurs ici qu’un rôle secondaire ; et il y est représenté non seulement comme fabuliste, mais encore comme un diseur de bons mots, qui s’intéresse aussi aux énigmes et sait apprécier le talent de Cléobuline, la célèbre devineuse d’énigmes. Lucien aussi donne un rôle à Ésope dans le banquet des bienheureux aux Champs Elysées (Histoire vraie II 115), un rôle de plaisant, il est vrai, τούτῳ δὲ ὅσα καὶ γελωτοποιῷ χρῶνται. Mais le rôle de comique ne va pas sans grimaces ; un visage naturellement grimaçant est un grand avantage pour provoquer le rire. En tant que γελωτοποιός, Ésope devait se présenter à l’imagination de ses admirateurs avec une figure comique et des traits grotesques. Himérios (Discours XIII, 5) a marqué le premier pas fait dans cette voie : « Ésope, dit-il, non seulement faisait rire par ses fables, mais son visage même et sa voix étaient un objet de risée et de moquerie. »


Le Roman d’Ésope.
La caricature est complète dans la Vie d’Ésope qu’on attribua longtemps à Planude, mais qui sans doute existait déjà au temps d’Himérios, c’est-à-dire au IVe siècle. Voici le portrait qu’on y trouve : « Ésope était le plus laid de ses contemporains ; il avait la tête en pointe, le nez camard, le cou très court, les lèvres saillantes, le teint noir, d’où son nom qui signifie nègre ; ventru, cagneux, voûté, il surpassait en laideur le Thersite d’Homère ; mais, chose pire encore, il était lent à s’exprimer et sa parole était confuse et inarticulée. » On connaît l’essentiel de cette vie ou plutôt de ce roman par la traduction libre qu’en a faite La Fontaine. Il contient trois parties ; la première raconte les aventures d’Ésope chez son premier maître, et les bons tours qu’il joua à son dernier maître, Xanthos ; la deuxième représente Ésope à la cour du roi de Babylone, et la troisième est le récit de sa mort à Delphes, La première partie, composée sur la donnée d’Héraclide, qu’Ésope avait d’abord été esclave du Lydien Xanthos, est l’œuvre d’un auteur qui a trouvé piquant d’opposer le génie naturel à la philosophie érudite, et de donner l’avantage à un esclave contrefait et malicieux sur un philosophe qui se prête d’ailleurs aux bravades de son serviteur avec une rare complaisance ; elle est au reste pleine de puérilités et d’invraisemblances. La deuxième partie est un roman oriental[1], dont voici le sommaire. Ahikar, chancelier de Sennachérib, n’ayant pas d’enfant, adopte son neveu Nadan, qui le paye de la plus noire ingratitude, et le dénonce comme traître à Sarhédon, fils de Sennachérib. Ahikar condamné à mort est sauvé par le bourreau à qui il avait lui-même sauvé la vie sous le roi précédent. Mais on le croit mort, et le pharaon envoie défier le roi d’Assyrie de bâtir un château entre ciel et terre. Le roi d’Assyrie se voit dans le plus grand embarras ; heureusement le bourreau tire Ahikar de sa cachette. Le sage Ahikar, envoyé en Égypte, apporte deux aigles, qui enlèvent deux enfants, et ceux-ci crient du haut des airs : « Donnez de l’argile et du mortier, des pierres et des briques aux maçons qui sont sans ouvrage. » Il résout ensuite toutes les énigmes qui lui sont proposées. A son retour, on lui livre le neveu qui l’a trahi. Pour lui faire sentir son ingratitude, il lui raconte des fables qui prouvent que le criminel ne saurait éviter la vengeance divine. Cette histoire fut transportée telle quelle dans la vie d’Ésope ; on n’en a changé que les noms : le roi d’Assyrie y est devenu Lycéros ; Ahikar, Ésope ; et Nadan, Ennos. Les fables qu’Ahikar raconte à son neveu sont remplacées ici par une série de maximes sur lesquelles Ennos est invité à régler sa conduite ; mais elles se retrouvent avec des modifications dans nos recueils de fables. De la troisième partie de ce roman, qui contient le récit traditionnel de la mort d’Ésope, on a découvert au siècle dernier une variante assez curieuse dans un papyrus qui porte le nom de son premier propriétaire, Golenischeff. On y voit qu’Apollon est l’auxiliaire des Delphiens dans le complot qu’ils trament contre Ésope. Fâché qu’Ésope ait élevé un autel aux Muses et l’ait oublié, lui, le chef du chœur des Muses, il permet que la coupe soit dérobée au trésor du temple et glissée dans les bagages de l’esclave d’Ésope[2].


Les recensions du roman d’Ésope.
Nous avions du roman d’Ésope deux recensions, l’une faussement attribuée à Planude, qu’Eberhard a publiée, et une autre éditée par Westermann. Le papyrus Golenischeff est un fragment d’une troisième recension, qui se rapproche de celle qu’a donnée Westermann. Weil le place au VIe siècle ; mais M. Théodore Reinach le fait remonter plus haut. En le mettant seulement au 4e siècle de notre ère, c’est un recul de 1000 ans qu’il faut faire subir à la prétendue biographie de Planude, peut-être même davantage, si le témoignage d’Himérios se rapporte, comme il est vraisemblable, à notre roman. On a bien essayé d’y reconnaître des parties d’époques différentes, un vieux fond relatif à l’esclavage d’Ésope et à sa mort, et un apport postérieur, l’histoire d’Ahikar, qui serait de la main d’un byzantin. Mais le style est le même dans les trois parties, et vraisemblablement elles sont de la même main. L’histoire d’Ahikar était certainement répandue en Grèce depuis longtemps. Cette histoire, d’origine assyrienne, était devenue rapidement populaire et avait été traduite en plusieurs langues ; elle avait été en particulier remaniée et adaptée par un conteur juif, et une copie fragmentaire de son œuvre, copie qui se rapporte à la fin du Ve siècle avant J.-C., a été retrouvée en 1907 dans les papyrus d’Eléphantine. Il est possible que cette histoire d’Akikar ait été traduite par quelque juif hellénisé, dans les temps qui suivirent la traduction de la Bible des Septante. Il est possible aussi qu’elle soit venue plus tard de la Syrie ou d’ailleurs. Quand fut-elle insérée dans la vie d’Ésope et par qui ? Elle le fut sans doute vers le 4e siècle après J.-C., par un érudit qui se souvenait d’Homère et du portrait de Thersite, et de la vie d’Agésilas, dont l’expédition en Égypte fit connaître le nom de Nectanebo[3] (Nectenabo dans notre roman).

  1. The story of Ahikar, from the Syriac, Arabic, Armenian, Greek and Slavonic versions, London, Clay 1898, by Rendel Harris, Conybeare and Mrs. Agnes Smith Lewis. Traduction française par Nau, 1909, Paris, Letouzey. Cf. Un roman d’époque rabbinique par A. Lods (Revue des Cours et conférences, 1926, 15 janvier).
  2. Voyez Revue de philologie, 1885, Un fragment sur papyrus de la vie d’Ésope, par H. Weil.
  3. Nepos, Vie d’Agésilas, ch. 8.