Fables de La Fontaine/Préface

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Fables de La Fontaine
Fables choisies, mises en versDenys Thierry et Claude BarbinTome Premier : livres i, ii, iii (p. xi-xxii).

PREFACE.



L’Indulgence que l’on a euë pour quelques-unes de mes Fables, me donne lieu d’eſperer la même grace pour ce Recueil. Ce n’eſt pas qu’un des Maiſtres de noſtre Eloquence n’ait deſapprouvé le deſſein de les mettre en Vers. Il a cru que leur principal ornement eſt de n’en avoir aucun ; que d’ailleurs la contrainte de la Poëſie jointe à la ſeverité de noſtre Langue, m’embaraſſoient en beaucoup d’endroits, & banniroient de la pluſpart de ces Recits la breveté, qu’on peut fort bien appeller l’ame du Conte, puiſque ſans elle il faut neceſſairement qu’il languiſſe. Cette opinion ne ſçauroit partir que d’un homme d’excellent gouſt : je demanderois ſeulement qu’il en relâchaſt quelque peu, & qu’il cruſt que les Graces Lacedemoniennes ne ſont pas tellement ennemies des Muſes Françoiſes, que l’on ne puiſſe ſouvent les faire marcher de compagnie.

Aprés tout, je n’ay entrepris la choſe que ſur l’exemple, je ne veux pas dire des Anciens, qui ne tire point à conſequence pour moy ; mais ſur celuy des Modernes. C’eſt de tout temps, & chez tous les peuples qui font profeſſion de Poëſie, que le Parnaſſe a jugé cecy de ſon Appanage. À peine les Fables qu’on attribuë à Eſope virent le jour, que Socrate trouva à propos de les habiller des livrées des Muſes. Ce que Platon en rapporte eſt si agreable, que je ne puis m’empeſcher d’en faire un des ornemens de cette Preface. Il dit que Socrate eſtant condamné au dernier ſupplice, l’on remit l’execution de l’Arreſt, à cause de certaines Feſtes. Cebes l’alla voir le jour de ſa mort. Socrate luy dit que les Dieux l’avoient averti pluſieurs fois pendant ſon ſommeil, qu’il devoit s’appliquer à la Muſique avant qu’il mouruſt. Il n’avoit pas entendu d’abord ce que ce ſonge ſignifioit : car comme la Muſique ne rend pas l’homme meilleur, à quoy bon s’y attacher ? Il faloit qu’il y euſt du myſtere là deſſous ; d’autant plus que les Dieux ne ſe laſſoient point de luy envoyer la meſme inſpiration. Elle luy eſtoit encore venuë une de ces Feſtes. Si bien qu’en ſongeant aux choſes que le Ciel pouvoit exiger de luy, il s’eſtoit aviſé que la Muſique & la Poëſie ont tant de rapport, que poſſible eſtoit-ce de la derniere qu’il s’agiſſoit : Il n’y a point de bonne Poëſie ſans Harmonie ; mais il n’y en a point non plus ſans fiction ; & Socrate ne ſçavoit que dire la verité. Enfin il avoit trouvé un temperament. C’eſtoit de choiſir des Fables qui continſſent quelque choſe de veritable, telles que ſont celles d’Eſope. Il employa donc à les mettre en Vers les derniers momens de ſa vie.

Socrate n’eſt pas le ſeul qui ait conſideré comme ſœurs la Poëſie & nos Fables. Phedre a témoigné qu’il eſtoit de ce ſentiment ; & par l’excellence de ſon Ouvrage nous pouvons juger de celuy du Prince des Philoſophes. Aprés Phedre, Avienus a traité le meſme ſujet. Enfin les Modernes les ont ſuivis. Nous en avons des exemples non ſeulement chez les Eſtrangers ; mais chez nous. Il eſt vray que lorſque nos gens y ont travaillé, la Langue eſtoit ſi differente de ce qu’elle eſt, qu’on ne les doit conſiderer que comme Eſtrangers. Cela ne m’a point détourné de mon entrepriſe ; au contraire, je me ſuis flaté de l’eſperance que ſi je ne courois dans cette carriere avec ſuccez, on me donneroit au-moins la gloire de l’avoir ouverte.

Il arrivera poſſible que mon travail fera naiſtre à d’autres perſonnes l’envie de porter la choſe plus loin. Tant s’en faut que cette matiere ſoit épuiſée, qu’il reſte encore plus de Fables à mettre en Vers, que je n’en ay mis. J’ay choiſi veritablement les meilleures, c’eſt-à-dire celles qui m’ont ſemblé telles. Mais outre que je puis m’eſtre trompé dans mon choix, il ne ſera pas difficile de donner un autre tour à celles-là meſme que j’ay choiſies ; & ſi ce tour eſt moins long, il ſera ſans doute plus approuvé. Quoy qu’il en arrive, on m’aura toujours obligation ; ſoit que ma temerité ait eſté heureuſe, & que je ne me ſois point trop écarté du chemin qu’il faloit tenir, ſoit que j’aye ſeulement excité les autres à mieux faire.

Je penſe avoir juſtifié ſuffiſamment mon deſſein ; quant à l’execution, le Public en fera Juge. On ne trouvera pas icy l’élegance ni l’extrême breveté, qui rendent Phedre recommandable ; ce ſont qualitez au deſſus de ma portée. Comme il m’étoit impoſſible de l’imiter en cela, j’ay cru qu’il faloit en recompenſe égayer l’Ouvrage plus qu’il n’a fait. Non que je le blâme d’en eſtre demeuré dans ces termes : la Langue Latine n’en demandoit pas davantage ; & ſi l’on y veut prendre garde, on reconnoiſtra dans cet Auteur le vray caractere & le vray genie de Terence. La ſimplicité eſt magnifique chez ces grands Hommes : moy qui n’ay pas les perfections du langage comme ils les ont euës, je ne la puis élever à un ſi haut point. Il a donc falu ſe recompenſer d’ailleurs ; c’eſt ce que j’ay fait avec d’autant plus de hardieſſe que Quintilien dit qu’on ne ſçauroit trop égayer les Narrations. Il ne s’agit pas icy d’en apporter une raiſon ; c’eſt aſſez que Quintilien l’ait dit. J’ay pourtant conſideré que ces Fables eſtant ſceuës de tout le monde, je ne ferois rien, ſi je ne les rendois nouvelles par quelques traits qui en relevaſſent le gouſt. C’eſt ce qu’on demande aujour-d’huy ; on veut de la nouveauté & de la gayeté. Je n’appelle pas gayeté ce qui excite le rire ; mais un certain charme, un air agreable qu’on peut donner à toutes ſortes de ſujets, meſme les plus ſerieux.

Mais ce n’eſt pas tant par la forme que j’ay donnée à cet Ouvrage, qu’on en doit meſurer le prix, que par ſon utilité & par ſa matiere. Car qu’y a-t-il de recommandable dans les productions de l’eſprit, qui ne ſe rencontre dans l’Apologue ? C’eſt quelque choſe de ſi divin, que pluſieurs perſonnages de l’Antiquité ont attribué la plus grande partie de ces Fables à Socrate, choiſiſſant pour leur ſervir de pere, celuy des mortels qui avoit le plus de communication avec les Dieux. Je ne ſçay comme ils n’ont point fait deſcendre du Ciel ces meſmes Fables ; & comme ils ne leur ont point aſſigné un Dieu qui en euſt la direction, ainſi qu’à la Poëſie & à l’Eloquence. Ce que je dis n’eſt pas tout-à-fait ſans fondement ; puiſque, s’il m’eſt permis de meſler ce que nous avons de plus ſacré parmy les erreurs du Paganiſme, nous voyons que la Verité a parlé aux hommes par paraboles ; & la parabole eſt-elle autre choſe que l’Apologue, c’eſt-à-dire un exemple fabuleux, & qui s’inſinuë avec d’autant plus de facilité & d’effet, qu’il eſt plus commun & plus familier. Qui ne nous propoſeroit à imiter que les Maiſtres de la Sageſſe, nous fourniroit un ſujet d’excuſe ; il n’y en a point quand des Abeilles & des Fourmis ſont capables de cela même qu’on nous demande.

C’eſt pour ces raiſons que Platon ayant banni Homere de ſa Republique, y a donné à Eſope une place tres-honorable. Il ſouhaite que les enfans ſuccent ces Fables avec le lait, il commande aux Nourrices de les leur apprendre ; car on ne ſçauroit s’accoutumer de trop bonne heure à la ſageſſe & à la vertu : plutoſt que d’eſtre reduits à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes, pendant qu’elles ſont encore indifferentes au bien ou au mal. Or quelle methode y peut contribuer plus utilement que ces Fables ? Dites à un enfant que Craſſus allant contre les Parthes, s’engagea dans leur païs ſans conſiderer comment il en ſortiroit : que cela le fit perir luy & ſon Armée, quelque effort qu’il fiſt pour ſe retirer. Dites au meſme enfant, que le Renard & le Bouc deſcendirent au fond d’un puits pour y éteindre leur ſoif : que le Renard en ſortit s’eſtant ſervi des épaules & des cornes de ſon camarade comme d’une échelle : au contraire le Bouc y demeura, pour n’avoir pas eu tant de prévoyance ; & par conſequent il faut conſiderer en toute choſe la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impreſſion ſur cet enfant ? ne s’arreſtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme & moins diſproportionné que l’autre à la petiteſſe de ſon eſprit ? Il ne faut pas m’alleguer que les penſées de l’enfance ſont d’elles-meſmes aſſez enfantines, ſans y joindre encore de nouvelles badineries. Ces badineries ne ſont telles qu’en apparence, car dans le fonds elles portent un ſens tres-ſolide. Et comme par la définition du Point, de la Ligne, de la Surface, & par d’autres principes tres-familiers, nous parvenons à des connoiſſances qui meſurent enfin le Ciel & la Terre ; de même auſſi par les raiſonnemens, & conſequences que l’on peut tirer de ces Fables, on ſe forme le jugement & les mœurs, on ſe rend capable des grandes choſes.

Elles ne ſont pas ſeulement Morales ; elles donnent encore d’autres connoiſſances. Les proprietez des Animaux, & leurs divers caracteres y ſont exprimez ; par conſequent les noſtres auſſi, puiſque nous ſommes l’abregé de ce qu’il y a de bon & de mauvais dans les creatures irraiſonables. Quand Promethée voulut former l’homme, il prit la qualité dominante de chaque beſte. De ces pieces ſi differentes il compoſa noſtre eſpece ; il fit cet Ouvrage qu’on appelle le petit Monde. Ainſi ces Fables ſont un Tableau où chacun de nous ſe trouve dépeint. Ce qu’elles nous repreſentent, confirme les perſonnes d’âge avancé dans les connoiſſances que l’uſage leur a données, & apprend aux enfans ce qu’il faut qu’ils ſçachent. Comme ces derniers ſont nouveau-venus dans le monde, ils n’en connoiſſent pas encore les habitans, ils ne ſe connoiſſent pas eux-meſmes. On ne les doit laiſſer dans cette ignorance que le moins qu’on peut ; il leur faut apprendre ce que c’eſt qu’un Lion, un Renard, ainſi du reſte ; & pourquoy l’on compare quelquefois un homme à ce Renard ou à ce Lion. C’eſt à quoy les Fables travaillent ; les premieres Notions de ces choſes proviennent d’elles.

J’ay déja paſſé la longueur ordinaire des Prefaces ; cependant je n’ay pas encore rendu raiſon de la conduite de mon Ouvrage. L’Apologue eſt composé de deux parties, dont on peut appeller l’une le Corps, l’autre l’Ame. Le Corps eſt la Fable, l’Ame la Moralité. Ariſtote n’admet dans la Fable que les Animaux ; il en exclud les Hommes & les Plantes. Cette regle eſt moins de neceſſité que de bien-ſeance, puiſque ni Eſope, ni Phedre, ni aucun des Fabuliſtes ne l’a gardée : tout au contraire de la Moralité, dont aucun ne ſe diſpenſe : Que s’il m’eſt arrivé de le faire, ce n’a eſté que dans les endroits où elle n’a pû entrer avec grace, & où il eſt aiſé au Lecteur de la ſuppléer. On ne conſidere en France que ce qui plaiſt ; c’eſt la grande regle, & pour ainſi dire la ſeule. Je n’ay donc pas cru que ce fuſt un crime de paſſer par deſſus les anciennes Coutumes, lorſque je ne pouvois les mettre en uſage ſans leur faire tort. Du temps d’Eſope la Fable eſtoit contée ſimplement, la Moralité ſeparée, & toujours enſuite. Phedre eſt venu, qui ne s’eſt pas aſſujetti à cet ordre : il embellit la Narration, & tranſporte quelquefois la Moralité de la fin au commencement. Quand il ſeroit neceſſaire de luy trouver place, je ne manque à ce precepte que pour en obſerver un qui n’eſt pas moins important. C’eſt Horace qui nous le donne. Cet Auteur ne veut pas qu’un Ecrivain s’opiniâtre contre l’incapacité de ſon eſprit, ni contre celle de ſa matiere. Jamais, à ce qu’il prétend, un homme qui veut réuſſir n’en vient juſques-là ; il abandonne les choſes dont il voit bien qu’il ne ſçauroit rien faire de bon :

Deſperat tractata niteſ–––––Et quæ
Deſperat tractata niteſcere poſſe, relinquit.

C’eſt ce que j’ay fait à l’égard de quelques Moralitez, du ſuccés deſquelles je n’ay pas bien eſperé.

Il ne reſte plus qu’à parler de la vie d’Eſope. Je ne voy preſque perſonne qui ne tienne pour fabuleuſe celle que Planude nous a laiſſée. On s’imagine que cet Auteur a voulu donner à ſon Heros un caractere & des avantures qui répondiſſent à ſes Fables. Cela m’a paru d’abord ſpecieux ; mais j’ay trouvé à la fin peu de certitude en cette Critique. Elle eſt en partie fondée ſur ce qui ſe paſſe entre Xantus & Eſope : on y trouve trop de niaiſeries : & qui eſt le Sage à qui de pareilles choſes n’arrivent point ? Toute la vie de Socrate n’a pas eſté ſerieuſe. Ce qui me confirme en mon ſentiment, c’eſt que le caractere que Planude donne à Eſope, eſt ſemblable à celuy que Plutarque luy a donné dans ſon Banquet des ſept Sages, c’eſt-à-dire d’un homme ſubtil, & qui ne laiſſe rien paſſer. On me dira que le Banquet des ſept Sages eſt auſſi une invention. Il eſt aiſé de douter de tout : quant à moy je ne voy pas bien pourquoy Plutarque auroit voulu impoſer à la poſterité dans ce Traité-là, luy qui fait profeſſion d’eſtre veritable par tout ailleurs, & de conſerver à chacun ſon caractere. Quand cela ſeroit, je ne ſçaurois que mentir ſur la foy d’autruy : me croira-t-on moins que ſi je m’arreſte à la mienne ? car ce que je puis eſt de compoſer un tiſſu de mes conjectures, lequel j’intituleray, Vie d’Eſope. Quelque vrai-ſemblable que je le rende, on ne s’y aſſeurera pas ; & Fable pour Fable, le Lecteur préferera toujours celle de Planude à la mienne.