Fanchon-la-Poupée

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Ollendorff (p. 209-216).


LA RÉVOLUTION — Les chauffeurs


Fanchon-la-Poupée


Je fis connaissance de cette fille en 1789. Et malgré les terribles événements qui m’ont privé de mes biens et de ma patrie, malgré quinze années traînées dans cette ville d’Allemagne où il pleut sans cesse, où j’ai froid et faim, son souvenir me cause encore un trouble étrange. J’aime à me figurer, au milieu des filles blondes, de peau rouge et de corsage mou qui m’entourent, sa forme gracieuse, ses membres nerveux, sa chevelure noire et ses yeux pleins d’ombre. Elle avait une voix douce et railleuse, de charmantes manières. C’était une fille bien au-dessus de sa condition. Ici les servantes d’auberges lapent dans votre verre et vous écrasent sur la bouche leurs lèvres peaussues, en vous donnant à boire. Mais cette jolie ravaudeuse avait fréquenté dans le monde ; elle aurait pu, mieux qu’une autre, figurer avec distinction à l’Opéra, au ballet ; on eût causé d’elle au café de la Régence. Elle préféra mener une vie obscure pour perdre ceux qu’elle aimait.

Certes, j’ai cru assez longtemps être l’homme de qualité qui occupait ses idées. J’avais la taille agréable, d’assez beaux yeux, un sourire perfide ; ma jambe était bien faite — et n’est-ce pas ce qui séduit une ravaudeuse ? Mon amour tint aux mailles de mon bas de soie, à un baquet rencontré dans la rue Saint-Antoine, à un refrain gaiement roucoulé :

                                  Dans les Gardes-Françaises,
                                  J’avais un amoureux…

« Vraiment ? dis-je : c’est un bel uniforme.

— Ah ! monsieur, repartit la jolie ravaudeuse, j’en raffole… Ne croyez pas que j’aie un greluchon… Dieu merci ! La Tulipe ne mange pas de ce pain-là... Monsieur, vous avez une maille rompue à la jambe.

— De grâce, repris-je, permettrais-je qu’une si jolie main…

— Monsieur, dit la ravaudeuse en levant son aiguille, je ne suis qu’une fille du commun. » Et elle rougit. Tandis qu’elle reprenait la trame, et que sa main fort légère frôlait mon mollet, je lui fis conter ses amours. Je lui dis qu’il était inconcevable qu’une beauté aussi frappante n’eût trouvé des adorateurs ; que le garde-française La Tulipe pouvait être un garçon de cœur — mais qu’il devait sentir la pipe et le vin de barrière. Un chapeau de dentelle, une robe à falbalas, du beau damas, des rubans pour attifer le tout ; quelque petit diamant de prix au doigt, quelque couple de perles aux oreilles, — et l’excellent La Tulipe irait conter ses peines au tambour La Ramée, en buvant un coup de bran-de-vin.

Mais Fanchon — c’était le nom de la jolie ravaudeuse — secouait la tête en riant. Cette fille me parut une sorte de bizarrerie philosophique, une espèce de fée Diogène qui voulait rester dans son baquet, tandis que le monde allait à vau-l’eau. J’eus l’idée de la faire causer : elle parlait d’un fort bon langage ; quoique ravaudeuse elle n’avait point l’horrible ton des Halles et son goût était fortifié par quelque lecture, ce qui me surprit. J’eus le soin de fendre tout le côté de mon bas, à quelques jours de là, pour revoir Fanchon la ravaudeuse. Elle avait les yeux rouges et répondit à peine aux questions que je lui fis. Je la pressai de demandes ; enfin, elle avoua que La Tulipe m’avait vu avec elle.

« Il m’a saboulée, monsieur, » me dit-elle en sanglotant ; et ce mot, que sa vive émotion fit échapper, me donna à entendre toute l’influence que l’affreux La Tulipe possédait sur cette jolie fille.

« Ce sont les autres qui lui apprennent, continua ma tendre ravaudeuse : il n’a pas plus de rancune qu’un agneau. »

Je ne me tins pas de sourire. « Eh quoi, dis-je, un agneau garde-française ?

— Vous vous moquez, monsieur, reprit la jolie ravaudeuse, en s’essuyant les yeux avec un mouchoir fin ; mais La Tulipe est bon chanteur, ses camarades l’emmènent au cabaret, et je supporte, hélas ! les leçons qu’on lui donne. »

J’entrepris de consoler Fanchon. Je lui représentai son imprudence ; car il n’était pas douteux que son amant ne cédât à l’entraînement. Les autres soldats l’emmèneraient chez quelque catin, et Fanchonnette paierait la dépense. Elle rougissait et pâlissait tout à tour, voyant que je parlais sérieusement. À la tombée de la nuit, la jolie ravaudeuse quittait son baquet avec deux larmes dans les yeux. Quant à La Tulipe, elle ne le prévint pas de sa trahison. Eut-elle dès lors quelque arrière-pensée ? Tout cela était-il concerté ? Fus-je la dupe d’une cruelle comédie ? Je le croirais… et cependant…

Pendant deux ans, ce fut Fanchon-la-Poupée. J’avais pris un nom d’odeur républicaine ; mes précautions étaient infinies ; mes fermiers payaient à des hommes de paille qui me donnaient du « citoyen. » Toute ma famille avait passé la frontière ; on me pressait de partir. Je restais pour Fanchon-la-Poupée. Nous menions joyeuse vie, tout en nous tutoyant. Il y avait de belles fêtes et des bals étincelants. La machine de Guillotin faisait rage, mais j’avais le cœur plein d’un oubli radieux. Mes amis de plaisir donnèrent à ma jolie ravaudeuse le nom de Fanchon-la-Poupée. Elle était mignarde et remplie d’afféterie, et semblait m’aimer autant que chose qui fût au monde. Mais une poursuite me donna bien du tourment. Nous ne pouvions sortir sans être escortés à quelques pas en arrière par un garde-national maigre, haut, avec un terrible nez en bec d’aigle. C’était La Tulipe. Tantôt cet homme nous considérait en ricanant, quand il était à jeun ; tantôt il se précipitait vers nous en jurant, s’il avait bu. Souvent Fanchon revenait tremblante de chez une amie et me disait, sa jolie figure bouleversée, qu’elle venait d’être pourchassée en pleine rue par La Tulipe, brandissant un long couteau. D’autres fois, il nous guettait dans les cabarets des coins de rue, attablé avec des gens de mauvaise mine. La nuit, Fanchonnette se réveillait de frayeur en criant : il n’était pas méchant, disait-elle, mais il voulait lui donner un mauvais coup, parce qu’elle l’avait quitté. Hélas ! serait-elle donc poursuivie à jamais ? — Quelques années auparavant, j’eusse pu facilement me débarrasser de cet homme ; aujourd’hui, il était plutôt mon maître que je n’étais le sien.

Cependant l’argent que je donnais à Fanchon-la-Poupée disparaissait rapidement. Elle ne faisait pas de dépenses exagérées, mais le milieu du mois la trouvait à court, et la fin du mois la surprenait m’implorant.

« Malheureuse que je suis, pleurait la jolie ravaudeuse, comment voulez-vous, monsieur, que j’arrive avec ce que vous me donnez ; j’étais plus tranquille et plus gaie, l’aiguille à la main ! » Puis, se reprenant : « Ah ! que deviendrais-je si vous m’abandonniez ! Il faudrait céder à l’horrible La Tulipe, et ce monstre me tuerait. » Ces larmes m’effrayaient et me faisaient pitié ; je pleurais avec la pauvre Fanchon.

Comme je revenais un soir de la comédie, j’entrebâillai, avant de me mettre au lit, la porte de ma cuisine. Un léger filet de lumière fuyait le long du seuil, et il me semblait entendre un bruit de voix. Par l’ouverture, j’aperçus le dos bleu et les revers rouges d’un garde-national assis sur la table ; ses jambes se balançaient ; et, lorsqu’il tourna la tête vers la chandelle, je reconnus la figure basanée et décharnée de La Tulipe. Il fumait une pipe de terre blanche et buvait du vin à même le pot. Fanchon-la-Poupée, ma jolie ravaudeuse, debout devant lui les mains croisées, le regardait en souriant, les joues rouges et l’œil excité.

J’appuyai l’oreille au chambranle, et voici ce que j’entendis. Le garde-national disait, après avoir tiré l’oreille au cruchon :

« Fanchon, ton vin est bon ; mon pot est vide. Pense à ce que j’ai dit. Il me faut de l’argent demain ; M. le marquis en donnera, ou nous lui parlerons des autorités. » Le drôle était ivre. « Allons, Fanchon, un pas de deux, je t’enlève comme une plume. Je veux

                                Boire encore un petit coup
                                De ce tant doux bran-de-vin.
                                Je veux boire à Fanchonnette,
                                Buvons donc à ma catin.
                                Baisons-nous en godinette,
                                        Mon enfant,
                                    Fiche-moi le camp ! »

Il embrassa ma jolie ravaudeuse sur les lèvres, vida sa pipe à petits coups sur son ongle, cracha en se dandinant, et, debout, se dirigea vers la porte. J’eus à peine le temps de fuir vers l’escalier : le misérable m’eût dénoncé.

« Cruelle, cruelle Fanchonnette ! disais-je en pensant à sa trahison. Est-ce pour cela que j’ai tant souffert, que j’ai tout perdu ! La Tulipe, une valetaille qui sent mauvais ! Hélas ! Fanchon-la-Poupée, pourquoi m’avoir aimé, pourquoi m’avoir fait verser des larmes ? »

Comme j’achevais ces paroles, la jolie ravaudeuse entra. Elle jeta un cri de surprise, vit mes pleurs, et, tremblante, elle comprit tout. Elle voulut parler ; mon regard indigné l’arrêta.

« Oui, dit-elle enfin, je vais rejoindre celui qui m’aime. À ravaudeuse il faut garde-national.

                                 Baisons-nous en godinette,
                                         Mon enfant,
                                     Fiche-moi le camp ! »

Je demeurai atterré, tandis qu’elle sortait en souriant gracieusement. Toute la nuit, je versai des larmes amères ; mais le matin, au saut du lit, les gens des républicains vinrent m’emmener. Sans doute la cruelle fille m’avait trahi. Je ne le sus jamais. J’ai raconté ailleurs comment j’échappai par miracle, comment je réussis à franchir la frontière et à rejoindre mes parents à Dresde. La Providence ne fut pas étrangère à ma destinée, mais elle punit bien sévèrement la traîtresse Fanchon.

Voici comment j’appris son sort. L’an VIII de la nouvelle ère, on exécuta à Chartres d’affreux brigands qui couraient la campagne. Parmi les juges se trouvait un de nos amis qui nous vint voir en Allemagne. Il me dit qu’il avait été fort remué par une belle fille qui vivait avec ces gens et se nommait Fanchon. Elle avait aidé à dénoncer ses complices ; le lieutenant Vasseur s’en était épris. Mais elle n’avait eu que l’intention de faire saisir un grand homme maigre, au nez en bec d’aigle, qui avait été soldat. Cet homme paraissait avoir été son ennemi ou son amant : car elle exhalait les fureurs d’une femme jalouse. Sitôt ce « chauffeur » arrêté, cette étrange Fanchon disparut.

« Et l’homme au nez en bec d’aigle ? — demandai-je à mon ami.

— Lui ? il alla jouer à la boule sur la grand’place de Chartres. »

Tel est le nom que ces brigands donnaient à laguillotinade.