Fausses Routes, récit de la vie anglaise/03

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FAUSSES ROUTES

TROISIÈME PARTIE[1].


XI

Il est rare que les bateaux frétés pour le continent quittent la jetée de Douvres ou celle de Folkestone sans emporter au nombre de leurs passagers, si divers d’allures et de costumes, quelques pauvres voyageurs que n’attirent au dehors ni l’espoir du gain, ni les perspectives du plaisir, ni le soin de leur santé, ni la pensée du relief que leur donnera plus tard la réputation d’avoir vu les pays étrangers. Ces malheureux portent au dehors un cerveau fatigué, un cœur froissé ; ils cherchent un répit à d’incessans travaux ou à d’intolérables anxiétés. Paris, avec ses folles distractions, son tumulte, ses joies affairées, ne les attire guère. Ils lui préfèrent le repos endormi des vieilles cités belges, et le bateau d’Ostende les dépose en quelques heures sur les bords du Rhin. Çà et là dans ces régions paisibles, dans les villes d’eaux comme Hombourg, Bade ou Spa, ils retrouvent, fugitifs désappointés, un écho du bruit qu’ils ont voulu ne plus entendre ; mais, s’ils y tiennent réellement, la solitude, l’oubli, la paix, ne leur seront pas refusés.

Par une soudaine inspiration, au dernier moment, Chudleigh Wilmot avait prescrit qu’on lui gardât jusqu’à nouvel ordre toutes ses correspondances, qu’on devait lui expédier en bloc dès qu’il aurait décidé le choix d’une résidence. Cette judicieuse mesure lui procura presque immédiatement un des biens qu’il allait chercher sur la terre étrangère. Il tomba directement, et sans que rien y fît obstacle, sous la pacifiante influence de la nature, d’autant plus forte qu’elle lui était plus nouvelle. Quinze jours de cette existence à la fois mobile et végétative qu’il menait d’une ville à l’autre, dans ces vastes plaines où se répondent les carillons de tant de cathédrales gothiques, — où chaque clocher abrite un musée, où le grave burger étale sous un chapeau à larges bords sa face rubiconde et plate, où les plantureuses villageoises ont de si beaux cheveux et de si grands pieds, — quinze jours, disons-nous, lui suffirent pour apprécier les choses à un point de vue tout différent de celui où il les avait vues jusqu’alors. Le néant de ses anciennes ambitions lui fut révélé. Il s’étonna d’avoir, au prix de tant d’efforts, poursuivi une si petite et si passagère renommée. Sa vie passée lui paraissait un rêve, un rêve presque effrayant. Son amour seul, qui n’avait pas d’histoire, cet amour idéal dont il était resté si longtemps le confident unique, son amour ne changeait pas de nature. Mainte et mainte blonde madone lui souriant du fond de quelque triptyque lui rappelait Madeleine. Certains paysages devant lesquels il demeurait en contemplation pendant des heures entières la lui rappelaient aussi. La placidité chaste, l’immobilité féconde, la physionomie empreinte de je ne sais quelle sérénité résignée qui caractérise les campagnes flamandes, lui procuraient une sensation analogue à quelques-unes de celles qu’il avait éprouvées durant son séjour à Kilsyth. A la suite de ces longues rêveries, il lui arriva souvent de passer en revue tous les incidens de cette passion si soigneusement cachée à tous, et cet examen, poursuivi avec une entière bonne foi, ne lui donna jamais pour résultat que la conviction d’avoir toujours rempli loyalement son devoir de gentleman. En se dérobant à une tentation presque irrésistible, il espérait avoir allégé le seul tort qui pesât encore sur sa conscience. Expier la mort de Mabel était devenu la règle de sa conduite, et il comptait réaliser cette expiation par un renoncement complet à tout lien de cœur comme à toute ambition de renommée.

Cette vie errante, ce vagabondage sans but, mais non sans charme, avaient absorbé semaine par semaine plus de trois grands mois, lorsque Wilmot, rassasié de paresse, prit un beau jour son parti, et résolut de rentrer dans la communion des vivans. Durant ces trois mois, il n’avait guère conversé qu’avec des spectres, et dans ce perpétuel commerce avec des êtres de raison il lui semblait que le sentiment de la vie réelle allait lui échapper. En même temps qu’il se décidait à se rendre à Berlin, il éprouva le besoin de savoir ce qui s’était passé en Angleterre depuis son départ, et ce même homme, qui durant les premières semaines s’interdisait jusqu’à la lecture du journal, attendait maintenant avec une impatience étrange l’envoi de ses correspondances accumulées, qu’il venait de demander par voie télégraphique, Pour tromper cette impatience, il errait de ça et de là, tantôt dans la belle promenade Unter den Linden, tantôt à Charlottenbourg ou dans quelques-uns de ces jolis villages qui émaillent les deux rives de la Sprée. De plus, et afin de donner quelque air de vraisemblance aux prétendus motifs de son exil volontaire, il s’était mis en rapport, parmi les médecins allemands, avec quelques-uns de ses plus illustres confrères ; tous le connaissaient de nom, et leur accueil l’aurait singulièrement flatté quelques mois plus tôt. En somme, le séjour de Berlin commençait à lui plaire, et il avait secrètement formé le projet d’y passer quelques mois, lorsqu’un énorme paquet de lettres lui fut remis par la garçon d’hôtel spécialement attaché à son service. Wilmot déchira l’enveloppe d’une main tremblante, et passa rapidement en revue les adresses d’une vingtaine de lettres sans reconnaître sur aucune d’elles l’écriture qu’il cherchait. Rien de sir Saville Rowe, qui lui aurait donné des nouvelles de Madeleine. Rien non plus de M. Foljambe. En revanche un gros pli sur la nature duquel on ne pouvait guère se méprendre, un de ces plis d’affaires qui vous laissent d’avance à pressentir quelque procès, quelque sommation désagréable, et qu’on n’ouvre jamais sans une secrète appréhension. Ce fut par ce pli que commença notre voyageur. Au moment où il rompit le cachet, un papier glissa sur le parquet sans que le lecteur y prît garde. La première ligne venait de saisir toute son attention : « conformément aux instructions que nous avons reçues de feu M. Foljambe… »

Feu M. Foljambe !… Ainsi donc son affectionné parrain, son meilleur ami, n’était plus !… Suivaient plusieurs phrases qui lui parurent incompréhensibles, une entre autres où les deux signataires de la lettre, MM. Lambert et Lee, attorneys, après l’avoir invité aux funérailles qu’en son absence ils étaient chargés de régler, exprimaient la confiance qu’il hâterait son retour afin de pourvoir aux pressantes affaires laissées en suspens par son absence. Chudleigh Wilmot se creusait la tête pour savoir quelles étaient ces affaires si pressantes qui nécessitaient, lui disait-on, une détermination soudaine, lorsque fort heureusement il aperçut à ses pieds le papier dont nous parlions ; il était mentionné dans la lettre des deux attorneys, mais il n’y avait pas pris garde au premier abord. Il le releva et le lut à loisir, non sans être parfois dérangé par les larmes qui de temps à autre venaient obscurcir sa vue. Rien de moins mélancolique cependant que l’épître testamentaire du vieux garçon.

« Mon cher Chudleigh, lui disait-il entre autres choses, j’accomplis aujourd’hui une résolution prise par moi dès le jour où je promis à votre excellent père, qui fut mon meilleur ami, de veiller sur votre destinée. Il y a dix minutes qu’un charmant petit clerc est venu me faire signer le testament qui vous assure toute ma fortune à l’exception de quelques legs domestiques. Jouissez-en le plus longtemps possible, car vous en ferez bon emploi, je le sais de reste. Aussi n’ai-je point songé à vous imposer la moindre condition. Je me borne à quelques suggestions qui ne doivent vous lier en rien, si elles vous gênent ou vous contrarient. Je voudrais qu’il vous convînt d’occuper ma maison de Portland-Place. Je l’ai habitée assez longtemps pour lui porter quelque intérêt, et il me semble que si, de là-bas ou de là-haut, j’ai conscience de ce qui se passe dans ce monde, j’aimerai à vous retrouver en possession de ces vieux appartemens où j’ai passé tant et tant d’années. Une autre demande (celle-ci me coûte, j’en conviens), c’est que vous renonciez à la pratique active et quotidienne de votre profession : non que je veuille vous condamner à une oisiveté qui vous pèserait et priver tel ou tel malade en grand danger du bénéfice de vos lumières ; mais il me répugne de savoir un talent comme le vôtre asservi aux exigences, aux caprices d’une clientèle quelconque. J’entends que, libre de tout souci pécuniaire, vous ne soyez plus dans la dépendance de qui que ce soit, — qu’une belle dame ne se croie pas autorisée à vous mander pour un panaris, un parvenu de la finance pour s’être oublié devant une table trop bien servie… On me taxera peut-être d’égoïsme en me voyant priver les autres des secours que j’ai tant de fois invoqués moi-même. Vous ne vous y tromperez pas, vous, Chudleigh. Mon unique pensée est de vous arracher à un travail excessif, qui absorbe une trop grande portion de vos facultés et vous prive de tout ce que la vie a de meilleur. Vous n’iriez pas loin sur le chemin où vous êtes, et, croyez-en un vieillard qui a su employer chaque heure de son existence, il y a dans la vie autre chose à gagner que le renom acquis à restaurer quelques santés délabrées. Ce qu’est cette « autre chose, » vous le découvrirez peut-être un jour de vous-même ; j’aurai fait mon possible pour vous en donner les moyens. »

Wilmot regarda la date ; elle le reportait à plus d’une année. Deux allusions lui avaient été particulièrement sensibles : l’une concernait mistress Wilmot, « dont l’excellent goût remettrait en bon ordre l’habitation de Portland-Place. » M. Foljambe disait ailleurs : « Selon toute probabilité, vous serez auprès de moi quand l’heure finale sera venue… » en bien ! non. Ce pressentiment ne s’était pas réalisé. Aux derniers momens de son bienfaiteur comme aux derniers momens de Mabel, la présence de Wilmot avait manqué. Une sorte de fatalité semblait le condamner à ne jamais se trouver auprès des siens quand son devoir et les circonstances l’y appelaient de la manière la plus impérieuse. Cette réflexion avait bien son amertume ; toutefois, comme en dépit de lui-même, notre docteur se sentait irrésistiblement appelé à des pensées d’un autre ordre. Cette richesse, qu’il avait d’abord accueillie avec une méprisante indifférence, n’allait-elle pas le placer dans de nouveaux rapports avec une société où le talent ne donne jamais qu’une situation relativement subalterne, mais pour qui l’opulence est une idole et l’oisiveté un signe d’élection ? Naturellement il songeait avant tout à Madeleine. Pourquoi la lui refusait-on naguère ? quelle était l’objection de Ronald Kilsyth ? C’est qu’on s’exposait à des conjectures plus ou moins malveillantes sur le mariage du jeune médecin avec une personne à laquelle il avait donné ses soins, et qu’il avait pu aimer à une époque où cet amour était coupable ? Mais les propos auxquels donnerait lieu le mariage de Madeleine avec Chudleigh Wilmot avant ou après le legs qui venait de les mettre au même rang social, ces propos différeraient essentiellement. Le monde, volontiers sévère pour ce qu’il regarde comme une mésalliance, trouve très simple, très naturel qu’une jeune personne du meilleur monde, dotée de vingt mille livres sterling, épouse n’importe qui possédant une fortune double ou triple de la sienne. En pareil cas, il n’y a plus de malentendus à craindre ni de commentaires désobligeans à essuyer. Toutes les convenances se trouvant observées, les méchantes langues n’ont plus qu’à se taire. A mesure que cette idée germait et prenait consistance dans la tête de Wilmot, de nouvelles perspectives plus souriantes les unes que les autres se dessinaient devant lui. Cette vie d’exil qu’il envisageait naguère comme le châtiment de ses erreurs n’allait-elle pas se métamorphoser en un long enchantement ? Sans doute il vivrait loin de l’Angleterre, mais non plus dans cet isolement dénué de toute espérance, non plus dans une triste cité d’Allemagne, en compagnie de quelques vieux savans. Les étés, il les passerait dans son pays ; mais chaque hiver, attentif à protéger la fleur délicate qu’on allait remettre en ses mains, il emmènerait Madeleine sous des cieux plus démens. Ils habiteraient ensemble les bords de la Méditerranée, peut-être à Cannes, peut-être à Naples, qui sait ? peut-être sur la côte algérienne.

Ah ! certes il fallait partir, partir sans un instant de retard… Les attorneys le rappelaient. L’opinion devait s’étonner déjà qu’il ne fût pas revenu au premier signal. Jamais il ne pourrait dissiper assez tôt par ses explications et sa présence les doutes, fâcheux qu’un si long retard avait dû faire naître. Ainsi préoccupé ou du moins se donnant à lui-même ces excellentes raisons, Wilmot emplissait à la hâte ses malles de voyage, quand la nécessité lui apparut de faire viser son passeport. Il n’était que temps, les bureaux fermant une heure plus tard. On le vit sortir littéralement transformé de cet hôtel où il avait déjà une réputation de misanthrope apathique et maussade. Le haus-knecht ou garçon d’hôtel voulut offrir ses bons offices, requis d’ordinaire en pareille circonstance. — Non, lui répondit Wilmot, tempérant son refus par un agréable sourire… Le visa doit être donné ce soir même… Je connais un des attachés… Il arrangera cela pour moi.

L’attaché se montra le plus obligeant du monde. — Ceci ne me regarde pas directement, dit-il à Wilmot, mais je vais vous faire expédier sans le moindre retard. Veuillez m’attendre ici dix minutes… Voici, pour vous aider à passer le temps, les journaux qui viennent d’arriver.

Wilmot prit machinalement les feuilles qu’on lui tendait, et ouvrit, une fois seul, un numéro du Morning-Post. Son regard distrait effleura un paragraphe intitulé : Mariage dans le grand monde, puis, ne trouvant rien de très intéressant parmi les articles qui suivaient, il revint à celui-ci qui disait en trois lignes :

« A l’église Saint-George, le 13 du présent mois, devant le lord-évêque de Boscastle, Madeleine, fille aînée de Kilsyth de Kilsyth, à Ramsay Caird, esq., de Dunnsloggan. »

M. Walsingham, le complaisant attaché, quand il revint muni du passeport mis en règle, trouva son hôte sans connaissance, ce qui, par parenthèse, le contraria au dernier point. — Concevez-vous rien de plus gauche ? disait-il le soir même en racontant son aventure, un médecin qui s’évanouit !… Pour le faire revenir, j’aurais eu besoin de ses conseils…


XII

Le docteur Whittaker, que Wilmot avait chargé de le remplacer pendant son absence, était devenu l’objet des prévenances de mistress Henrietta Prendergast, qui, sous un prétexte ou sous un autre, trouvait fréquemment moyen de l’attirer chez elle. C’est ainsi qu’elle se trouvait au courant de tout ce qui pouvait intéresser la destinée de Wilmot. Avant qui que ce soit, elle connut la maladie du banquier Foljambe et la gravité de son état ; lorsqu’il eut cessé de vivre, elle en fut prévenue avant le public par l’honnête Whittaker, qui, ne soupçonnant aucun motif secret aux attentions de l’aimable veuve, la tenait pour la plus sympathique de ses clientes et venait épancher dans son âme compatissante le trop-plein de ses anxiétés professionnelles. De même elle connut les dispositions testamentaires du parrain de Chudleigh Wilmot, de même elle apprit le mariage de Madeleine. Aucune nouvelle ne pouvait lui être plus agréable que cette dernière. Tout en repoussant obstinément l’idée que « la petite Écossaise » pût compter le moins du monde parmi les obstacles à écarter de sa route, elle n’était pas parvenue à se faire là-dessus une conviction inébranlable. Lorsqu’elle avait pu craindre que, rentrant à Londres avec tout le prestige attaché à l’accroissement de sa fortune Wilmot y retrouvât disponible la main de miss Kilsyth, elle s’était sentie en proie à certaines inquiétudes dont il lui fut particulièrement doux d’être délivrée. Elle ne se dissimulait pas que la nouvelle situation du filleul de Foljambe allait, selon toute probabilité, rendre plus ardue la conquête dont elle continuait à caresser l’espérance ; mais la disproportion de leur fortune les séductions plus ou moins désintéressées auxquelles Wilmot serait en butte, son entrée de plain-pied dans un monde où elle ne pourrait chercher à le suivre, n’effrayaient que dans une certaine mesure cette âme audacieuse. Le penchant du jeune docteur pour son intéressante malade lui avait au fond semblé bien autrement redoutable. — Avant qu’il n’ait changé de sphère, se disait-elle, avant que les nouvelles amitiés qui vont s’empresser autour de lui aient pris possession de son temps et de ses habitudes, c’est à moi de créer entre nous une intimité solide qui résiste aux enivremens du monde, et dont le charme l’attire encore, même quand de plus vifs plaisirs lui seront offerts ailleurs. La tâche est difficile sans doute, mais je ne veux pas la croire au-dessus de mes forces. S’il est vrai qu’il ait aimé miss Kilsyth et que la jalousie de Mabel n’ait pas été ce que je la croyais, c’est- à-dire une pure chimère, eh bien !… maintenant que miss Kilsyth est devenue mistress Ramsay Caird, peut-être vaut-il mieux qu’il en ait été ainsi. Le monde a moins de prises sur un cœur froissé ; le vrai baume pour certaines tristesses est une amitié discrète qui sait à propos leur ménager le silence et les consolations.

Rendons cette justice à mistress Prendergast que ses profonds calculs étaient purs de toute vue mercenaire, et que la nouvelle opulence de l’homme qu’elle avait aimé pauvre lui semblait un embarras bien plus qu’un avantage. Si elle eût ordonné à son gré la marche des choses, l’héritage Foljambe ne fût échu à Wilmot qu’après la victoire dont Henrietta se flattait, et, plutôt que de renoncer à cette victoire, elle eût très volontiers vu casser le testament de l’excentrique parrain. Toute autre façon dépenser l’eût peut-être rendue plus timide et plus réservée ; mais, sûre d’elle-même et de ses intentions, elle n’hésita point, aussitôt que lui fut signalé le retour de Wilmot, à lui écrire et à lui demander une entrevue Ainsi qu’elle l’avait prévu, il se montra d’autant plus empressé qu’il avait à se reprocher d’être parti de Londres sans prendre congé d’elle. Aux félicitations qu’elle lui adressait, il répondit en homme fort peu touché des bienfaits du sort. — Cette fortune qui m’arrive, disait-il, je la paie de la seule amitié sincère que j’aie encore rencontrée sur mon chemin ; mais je ne suis pas venu pour vous fatiguer de mes amères pensées… Vous avez, me dites-vous, à me faire connaître une des volontés de Mabel… Parlez, et soyez sûre que je ferai tout au monde pour réaliser ce vœu…

Chose étrange à dire, en prononçant ces mots, il balbutiait ; sous le ferme regard d’Henrietta, ses yeux se baissaient malgré lui. Il avait honte de prononcer le nom de Mabel en songeant que le souvenir de Mabel était si bien effacé de son cœur, et qu’à la place de ce visage imposant, revêtu de la majesté de la mort, sur lequel il avait attaché de longs regards, un autre, celui d’une enfant innocente, aux cheveux d’or, au teint rosé, aux yeux éloquens, aux lèvres émues, reparaissait sans cesse devant lui.

Henrietta, sans paraître prendre garde à ce trouble, lui expliqua posément qu’il s’agissait d’une institution charitable dont Mabel s’était occupée avec ardeur dans les derniers temps de sa vie, et qu’elle avait eu l’intention de soutenir par un don renouvelé chaque année. Il va sans dire que Wilmot accepta aussitôt le rôle qui lui était assigné comme exécuteur de cette espèce de legs verbal ; mais, l’affaire une fois réglée, il prolongea sa visite au-delà de ce qu’avait espéré mistress Prendergast, et ne la quitta qu’après avoir sollicité la permission de revenir. Henrietta ne se trompait pas sur la véritable cause de ces empressemens, et tandis qu’elle les accueillait avec une exquise bonne grâce : — A ton tour, pensait-elle, de connaître le supplice de l’amour méconnu. Il n’est pas à croire que tu en souffres longtemps ; mais aujourd’hui du moins, si elle lit au fond de ton âme, la pauvre Mabel est vengée…

Parmi les nombreuses cartes de visite que Wilmot avait trouvées chez lui à son retour, — jamais dans un si court espace de temps il n’en avait tant reçu, — aucune ne portait le nom de Kilsyth. Pour un esprit déjà ulcéré qui, sans avoir précisément aucun reproche à formuler, pressentait vaguement une intrigue, un complot de famille ourdi pour le séparer de Madeleine et la donner à un autre, cet oubli prenait d’étranges proportions. Il y avait là d’après lui affectation d’indifférence, profession ouverte d’un dédain que rien au monde ne justifiait. Les circonstances en faisaient un miracle d’ingratitude. Profondément blessé du mariage de Madeleine, humilié même en songeant au très mince mérite de l’homme qu’elle semblait lui avoir préféré, il se retranchait dans les tortures de son orgueil comme dans un fort où il trouvait abri contre celles de ses regrets, il armait son amour-propre contre sa douleur. — On ne le verrait pas, dût-il mourir à la peine, trahir le secret de ses angoisses ; il montrerait à cette famille si fière et si étrangement inspirée qu’il savait opposer l’oubli à l’oubli, le dédain au dédain ; il aurait l’air d’ignorer leur existence comme ils semblaient ignorer la sienne ; il ne leur témoignerait pas plus d’intérêt qu’ils ne lui en témoignaient eux-mêmes. Au fond de tout cela, une subtile analyse lui aurait fait découvrir une appréhension poignante, celle de se retrouver en face de Madeleine à présent qu’il la savait irrévocablement perdue pour lui.

On pourrait croire qu’en ne le voyant pas reparaître chez elle, lady Muriel prit quelque souci de cette nouvelle attitude. Ce serait mal connaître cette femme avisée et patiente, à qui donnait toute confiance la réussite longtemps attendue de ses profondes combinaisons. Le mariage de Madeleine était un point gagné, dont elle appréciait toute l’importance. Le changement de position qui, libérant Wilmot de l’esclavage professionnel, devait tôt ou tard l’attirer dans le monde où elle régnait était encore un incontestable profit, un encouragement donné à certaines espérances, indéfinies, flottantes, inavouées, au sein desquelles sa pensée se berçait en essayant de ne s’y arrêter jamais, rêves à demi volontaires d’où elle sortait avec des tressaillemens de peur et de remords, depuis quelque temps devenus les grandes émotions de sa vie intime. Un jour notamment que le hasard d’une visite lui avait fait rencontrer chez une amie commune mistress Prendergast, et que ces deux dames, présentées l’une à l’autre pour la première fois, avaient longuement causé de Wilmot, de son veuvage, de la femme qu’il avait eu le malheur de perdre, lady Muriel sortit de là singulièrement impressionnée. Au parc, où sa calèche la menait, et tandis qu’elle répondait exactement par un gracieux geste de tête aux nombreux saluts qui lui arrivaient de tous côtés, voici à peu près le monologue intérieur qui absorbait ses pensées. — C’est un caractère, cette mistress Prendergast… Quant à l’autre, à cette pauvre morte, elle devait être bizarre, en somme peu intéressante, j’en suis sûre… Jamais, que je sache, il ne m’a parlé d’elle. En général, comme il parle peu de lui, quelle discrétion sur ce qui l’entoure !… Oh ! oui, ce devait être une ennuyeuse et vulgaire créature, une triste compagne pour un homme de ce mérite… Incroyable, tout ce qu’on voit en fait de mariages mal assortis !… Mais il est bien autrement inouï (et les beaux sourcils noirs de lady Muriel se froncèrent ici sur ses yeux bruns) qu’un homme pareil ait fait son idole d’une gentille petite poupée comme Madeleine… Ah ! grands dieux, quand je pense à ce qui aurait pu arriver, si ce vieux Foljambe était mort quelques semaines plus tôt !… Eh bien ! après ?… Il n’aurait pas osé la demander encore… Non ; mais il aurait pu pressentir Kilsyth et solliciter une année de délai… Quel danger, et que je suis aise de n’avoir pas eu à m’en préoccuper !… Ronald, il est vrai, m’eût servi de barrière ; mais dans une question où le bonheur de Madeleine était en jeu, qui sait si Ronald se fût fait écouter de Kilsyth ?… A présentée n’ai plus peur de rien ; il n’est pas homme à s’occuper d’une femme capable d’épouser Ramsay Caird, et, si par hasard elle lui avait laissé entrevoir ce qu’elle sentait pour lui, elle lui a donné l’exacte mesure de ce passager et frivole entraînement.

Ces belles spéculations, notez-le bien, alimentaient la promenade d’une belle personne réputée la plus sévère du monde, une de celles qu’on citait le plus volontiers comme un modèle de réserve, de délicatesse et de tact. — Chez mistress Caird ! cria-t-elle à son valet de pied, qui se présentait à la portière pour prendre ses ordres au sortir du parc. Elle trouva Madeleine devant sa glace et s’apprêtant évidemment à sortir. — Où allez-vous, chère Maddy ?… sans doute chercher Ramsay à son club ?

— Peut-être bien, répondit la nouvelle mariée, faute de savoir elle-même quel but elle allait donner à sa promenade. M’apportez-vous des nouvelles de Kilsyth ?

— Oui, j’ai reçu ce matin une lettre de votre père… Il a été ravi d’apprendre la bonne aventure du docteur Wilmot… Vous savez, n’est-ce pas, ce qui lui arrive ?

— Non, dit Madeleine en se tournant vers la glace comme pour étudier un nœud qu’elle venait d’arranger.

— M. Foljambe lui laisse tout ce qu’il possédait au monde. Une minute à peu près s’était écoulée quand Madeleine reprit la parole. — Ah ! vraiment ?… dit-elle ; cela me fait le plus grand plaisir… M. Foljambe était-il très riche ?

— On le dit. Dans tous les cas, voilà un bon médecin de moins.

— Pensez-vous donc que M. Wilmot renonce à sa profession ?

— Mais… cela va sans dire… Quand on a son indépendance, on ne reste pas au service du public.

— Je croyais… J’avais entendu dire que, pour M. Wilmot, la médecine passait avant tout.

— Cela se dit toujours,., et les amis sont là pour faire écho… Rien ne pose mieux un homme, et on en est quitte pour se démentir, l’occasion venue,.. en bien ! Maddy, sortons-nous ?

— Vraiment non… Tout compte fait, je me sens trop fatiguée. Elle l’était sans doute, car après le départ de sa belle-mère, loin d’aller au club chercher son mari, elle demeura seule toute la soirée, un livre sur ses genoux, un livre dont elle ne tourna pas le moindre feuillet. Aussi bien, puisque nous nous sommes arrogé le droit de lire dans la pensée de nos personnages, voici à peu près les réflexions qui occupaient la jeune femme. Chudleigh Wilmot reviendrait-il en Angleterre ? Cette richesse le rendrait-elle plus heureux ? En supposant qu’il se fut trouvé riche, au lieu d’être le laborieux artisan d’une fortune à venir, aurait-il, perdant sa femme, pensé à épouser Madeleine ? Fallait-il le croire capable de cette hypocrisie que lui imputait lady Muriel ? Y avait-il vraiment du charlatanisme dans l’espèce de culte qu’il professait pour son métier ? .. Non, bien sûr, il ne s’était jamais occupé d’elle. Jamais,… c’était peut-être dire trop… mais si peu… Nul doute qu’il ne fût informé de son mariage. Qu’en avait-il dû penser ? Ronald, que dirait-il en apprenant les dernières volontés de M. Foljambe ?… Serait-il content ?… peiné ?… ou bien tout à fait indifférent ?… En supposant ce legs arrivé quelques mois plus tôt, les choses auraient-elles pris un autre tour ? Ronald serait-il intervenu ?… mais non, non, voilà de ces pensées qu’il faut chasser quand elles se présentent… Non, elle n’avait jamais été pour le docteur qu’une malade intéressante… à cause de son mal… Pourtant, voyons, si les choses avaient tourné autrement (traduisez : si elle avait épousé Chudleigh Wilmot), qui donc à cette heure s’en trouverait plus malheureux ?… Ramsay ?… Toute la simplicité de cœur qui distinguait Madeleine, toute sa naïveté enfantine, ne pouvaient lui laisser l’absurde opinion que Ramsay eût pris à cœur très sérieusement le malheur de n’être pas son époux ; mais alors pourquoi ?… Et Madeleine, marchant d’étonnement en étonnement, de questions en questions, — tantôt évoquant le pâle spectre de cette première femme que Wilmot avait perdue et songeant à cette destinée dont elle n’avait pas le mot, tantôt se préoccupant des propos qu’on allait tenir devant elle au sujet du testament Foljambe et de l’attitude qu’il faudrait garder des interprétations que pourrait recevoir l’expression vraie de sa sympathie pour l’homme à qui elle devait tant, — Madeleine, disons-nous, s’absorbait dans des méditations infinies.


XIII

Peut-être est-il temps de savoir comment s’était fait le mariage de cette enfant et quels résultats il avait eus. L’histoire est simple et n’a rien qui la distingue de beaucoup d’autres. Pour la bien comprendre toutefois, il faut se rendre compte de qui s’était passé dans l’âme de Madeleine le jour où Ronald était venu se placer avec une sorte de violence emportée entre elle et Chudleigh Wilmot. Autant que le lui permettaient les instincts de sa douce nature, elle se sentit révoltée par cet abus du pouvoir fraternel. Une espèce de froideur qui ressemblait à de la répulsion remplaça la tendre confiance qu’elle avait eue jusque-là dans l’amitié de Ronald. Tandis qu’elle s’étonnait de se sentir à ce point métamorphosée, les jours passaient, et, l’homme qu’elle avait vu subir devant elle une espèce d’outrage ne reparaissant plus dans la maison, elle attribua cette abstention à un sentiment de rancune qui lui semblait très légitime. Encore ne s’expliquait-elle pas qu’il n’eût pas à cœur de s’en disculper vis-à-vis de la malade qu’il abandonnait ainsi. Sur ces entrefaites arriva la nouvelle inattendue que Wilmot avait quitté Londres, quitté Londres sans un mot d’adieux, et, s’il fallait en croire la rumeur publique, afin de se soustraire aux poignans regrets que lui laissait la mort de sa femme. Il ne fallait rien moins que toutes ces circonstances réunies pour démentir l’expression du long regard que Madeleine avait senti attaché sur elle et qui l’avait si profondément troublée ; mais enfin comment s’y tromper ? La conduite du jeune médecin ne pouvait s’interpréter que par une indifférence profonde, sur laquelle il ne voulait même pas que l’on pût se méprendre. Madeleine avait beau se révolter contre cette écrasante idée : les faits étaient là, qui donnaient raison à Ronald. Aussi se reprochait-elle amèrement d’avoir méconnu le bon jugement, la fermeté saine, la droiture inflexible de son frère. Elle se sentait coupable envers lui, et, sans qu’il s’en doutât, lui avait rendu sur elle-même plus d’empire que jamais il n’avait osé s’en attribuer.

Personne n’a su ce qui se passa entre eux lorsque, stimulé par lady Muriel, il vint présenter la demande et plaider la cause de Ramsay Caird. Il la trouvait incertaine, découragée, humiliée ; elle se montra, nous l’avons dit, d’une docilité, d’un abandon qui le surprirent lui-même et qui étonnèrent davantage encore l’honnête Kilsyth. Sans se fier absolument à ce que lui disaient sa femme et son fils, il voulut à leur insu avoir un entretien avec Madeleine, l’avertir qu’elle était absolument libre de revenir sur un parti pris à la légère, la mettre en garde contre une déférence excessive aux conseils qu’on aurait pu lui donner, lui promettre toute aide et toute assistance, si elle voulait dégager sa parole. Ses questions affectueuses, ses rassurantes exhortations, et même quelques insinuations indirectes qui le montraient peu enthousiaste de son futur gendre n’obtinrent de Madeleine qu’une réponse presque invariable. Tout en remerciant son père de la tendresse qu’il lui témoignait ainsi : — Rassurez-vous, lui disait-elle, rassurez-vous, je vous le demande en grâce, tout ira très bien !… Ce n’était pas précisément là le langage que Kilsyth aurait voulu entendre. Il lui semblait surprenant que ses scrupules ne fussent pas réfutés avec plus de feu, plus d’entraînement et de conviction ; mais Madeleine, toujours calme, toujours souriante, se renfermait dans cette vague formule comme dans un impénétrable abri. Nous avons peut-être laissé entrevoir que Kilsyth, éminent par les qualités du cœur, ne l’était point par les qualités de l’esprit. Jamais il ne lui était entre dans la tête qu’on pût se marier autrement que par amour ou par intérêt. Or Ramsay Caird n’ayant ni une position sociale ni une fortune capables de tenter Madeleine, il fallait bien, puisqu’elle le préférait à vingt autres partis plus avantageux, qu’elle se sentît entraînée vers lui par une affection jusque-là dissimulée avec soin. Seulement Kilsyth ne comprenait rien à l’extrême réserve avec laquelle s’exprimait cette affection maintenant très hautement avouable. — Tout ira bien, tout ira bien, grommelait-il parfois entre ses dents… Nous avions de notre temps la langue un peu moins discrète ;… mais chaque époque a ses usages, et ce qui m’étonne est tout simplement une mode nouvelle.

Au fond, Madeleine savait fort bien que la moindre objection venant d’elle arrêterait court les projets de mariage ; mais à quoi bon résister ? Elle se ferait une ennemie de lady Muriel, avec laquelle sa destinée l’appelait à vivre ; elle froisserait Ronald, c’est-à-dire l’homme qui, après son père, lui avait toujours donné les gages de la sollicitude la plus tendre, du dévouement le plus absolu, et encore une fois à quoi bon, puisque cette démarche hardie, cette flagrante inconséquence, ne lui feraient pas faire un pas vers l’unique but de ses espérances, maintenant détruites. Ses amis voulaient qu’elle épousât Ramsay Caird ; eh bien ! lui ou un autre, qu’importait-il donc tant après tout ? Elle donnerait satisfaction à ses amis.

Le mariage eut lieu dans ces conditions, grâce à la prudence méticuleuse du prétendu, qui, toujours présent, toujours prévenant, gracieux, accort, bon compagnon, — fidèle aux instructions de son habile protectrice, — ne hasarda pas le moindre empressement trop vif, la moindre effusion à contre-temps. La cautèle écossaise le gardait de toute erreur de ce genre. Il ne manquait à rien d’essentiel, mais sans se prodiguer, sans se compromettre, sans témoigner trop d’enivrement, en homme qui sait tout ce qu’on fait pour lui, mais qui sait aussi ce qu’il vaut ; bref, une tactique parfaite, où se retrouvait la perspicacité judicieuse, l’expérience consommée de lady Muriel. Celle-ci de son côté ne s’épargnait pas et donnait au monde le spectacle édifiant de ses soins maternels. Ce fut elle qui découvrit, dans Squab-Street, — une petite rue du West-End, — la maison où devait s’installer le jeune ménage : — maison modeste, comme il convient à des « commençans, » mais, dans ses proportions réduites, un bijou d’élégance intérieure. Ce fut encore elle qui, parmi les meubles du riche célibataire que la mort venait de forcer à quitter cette demeure étroite, mais décorée avec tant de soin, choisit et acheta, dans d’excellentes conditions de prix, tout ce qui pouvait décemment figurer dans un honnête ménage. — Quelles peines elle se donne pour le trousseau ! Quel goût, quelle entente elle déploie pour la corbeille ! — Dans certains salons, on ne parlait plus d’autre chose, et les demoiselles à marier enviaient le sort de cette belle-fille si favorisée qu’une femme d’un si haut mérite initiait à toutes les nouveautés de la vie conjugale. Madeleine elle-même, étourdie par le chœur de louanges qui s’élevait ainsi de tous côtés en l’honneur de lady Muriel, se reprochait de n’être pas plus reconnaissante, et, s’efforçant de la mieux aimer, se figurait parfois y avoir réussi.

Au fond cependant, une incurable indifférence. Ni les soins qu’il fallait prendre, ni le tohu-bohu des visites à faire, ni les assiduités intéressées de la couturière, ni le choix des bijoux, ni les cadeaux qui pleuvaient de tous côtés, ni les empressemens ingénieux de son fiancé, ni l’agitation des dîners priés, des concerts, des bals qui se donnaient sans relâche et dont elle était l’héroïne, n’en purent triompher seulement une heure. Docile à tous les conseils, soumise à toutes les volontés, elle laissait sa belle-mère et son futur, — puis son mari, — régler, arranger, dépenser, économiser à leur guise. Tout lui semblait bien, et rien ne l’intéressait ; si on voulait avoir son avis et si on la tourmentait pour qu’elle se prononçât sur tel ou tel point spécialement important : — Il me semble, disait-elle, que cela ira bien. — Cette formule décidément lui était chère.

Lady Muriel, suppléant à l’inertie de la jeune mariée, lui avait dressé un programme de réceptions, d’invitations, de soirées intimes, ponctuellement suivi, mais sans la moindre joie ni le moindre enthousiasme. Les nombreux amis de la famille s’étaient donné rendez-vous dans l’élégante petite maison où les deux jeunes époux allaient faire leur nid. Ils accoururent au premier signal, et la salle à manger de Ramsay Caird, — de dimensions tout à fait socratiques, — les reçut à tour de rôle, par groupes nécessairement fort restreints ; mais ce premier essor ne dura guère. Dans le gracieux accueil que Madeleine gardait invariablement à ses hôtes, ils ne pouvaient s’empêcher de discerner quelque lassitude et quelque secret ennui. Quand lady Muriel n’était point là, — il est vrai qu’elle venait, de règle certaine, au moins une fois le jour, — la conversation chômait, l’entrain s’éteignait peu à peu. On en vint à chercher tout bas des explications à ce phénomène, et la conduite de Ramsay Caird se trouva ainsi mise sur le tapis. Il fut décidé que, pour un jeune mari, pour le mari d’une aussi charmante femme, il ne restait pas assez chez lui. Les célibataires de sa connaissance n’auraient certainement pas songé à s’en plaindre, s’ils eussent trouvé auprès de Madeleine l’accueil que l’on espère d’une pauvre petite femme trop souvent laissée à elle-même ; mais comme cette « miss Kilsyth » dont beaucoup d’entre eux conservaient le radieux souvenir ne laissait percer ni le moindre dépit ni la plus légère velléité de vengeance, comme elle semblait ne s’occuper aucunement d’interpréter les symptômes d’affectueuse compassion que ses danseurs d’autrefois lui prodiguaient à l’envi, ils ne furent pas longtemps à porter ailleurs les consolations et les dédommagemens dont ils disposaient. Ils ne comprenaient rien à cet ennui tranquille, à cette tristesse inerte qui ne leur demandait rien et s’absorbait en elle-même. Notez bien en passant que dans cette mélancolie passive il n’y avait aucun parti-pris. Madeleine n’aurait pas demandé mieux que de s’amuser à ces réunions où presque chaque soir elle allait sans y être absolument forcée. Seulement elle ne s’y amusait pas, elle trouvait la vie fade, et s’étonnait en toute bonne foi de ce détachement prématuré. Il est permis de douter qu’elle en pénétrât la vraie cause.

Cette disposition particulière étonnait-elle Ramsay Caird ? Lui seul l’aurait pu dire. Ce qui paraît clair, c’est qu’elle ne lui causait ni grande anxiété, ni méfiance, et ne lui suggérait pas l’idée d’amender une façon de vivre qui n’était pas absolument calculée de manière à lui gagner l’affection de cette jeune femme, qu’il avait épousée par calcul et qui s’était donnée à lui par pure déférence pour le vœu de ses proches. En épousant miss Kilsyth, il avait eu principalement en vue un changement avantageux dans sa position pécuniaire et l’occasion de vivre selon ses goûts avec une indépendance nouvelle pour lui. Sa nonchalance affectée, son laisser-aller apparent, cachaient une bonne dose de prudence habile, dont il fit usage pour arriver au but désigné par sa protectrice ; mais, une fois marié, il eut vite établi le décompte de sa félicité conjugale, qu’il ne trouva sans doute pas au pair de ses mérites. La beauté de Madeleine, cette beauté blonde et sereine, délicate et pâle, n’avait pas grande prise sur lui. Dans ses heures d’épanchement, il ne lui trouvait pas assez d’âme (un de ses mots favoris). Ce qu’il entendait par là, nous ne chercherons pas à l’expliquer ; mais enfin l’âme qu’il refusait à la pauvre Maddy devait sans doute se rencontrer dans les grands yeux brillans, le galbe sculptural et les « tons chauds » de certaine cantatrice qu’on venait d’engager à l’opéra italien. Du moins prétendait-on (un bavard de profession, Tommy Toshington, à qui la crainte de ses indiscrétions valut maint et maint dîner franc), qu’il avait été vu, dans Alpha-Road, sonnant à la porte de cette princesse, qui, rebaptisée d’après un de ses rôles, s’appelait désormais Favorita.

Lorsque ces bruits fâcheux commencèrent à circuler en sourdine, Ramsay Caird avait déjà, par excès de sans-gêne, mécontenté Kilsyth, Ronald et même lady Muriel, bien que celle-ci se gardât bien d’en rien laisser voir. Deux ou trois fois il s’était dispensé de paraître aux dîners qu’il devait présider. Au point de vue de la morale, ces négligences comptent à peine pour peccadilles ; mais dans un certain monde, où les convenances enfreintes se pardonnent moins que les torts les plus sérieux, elles ne pouvaient manquer d’inquiéter les amis de Madeleine. Quant à la nouvelle épousée, tout au plus semblait-elle y prendre garde ; les moindres excuses, présentées ou appuyées par sa belle-mère, lui suffisaient, et de reste, pour vouer à l’oubli le plus complet ces fautes vénielles. Lady Muriel, qui à sa place n’aurait pas été si tolérante et qui s’attendait chaque jour à quelque explosion, ne comprenait rien à cette abnégation si entière et si vraie. Pour la faire durer, il n’était soins qu’elle ne prît ; en aucun temps, elle n’avait été si prévenante, si caressante pour sa belle-fille. Elle la voyait chaque jour et plutôt deux fois qu’une ; jamais elle n’allait au parc sans venir la prendre pour l’emmener dans son brillant équipage.

Un jour la calèche, en franchissant rapidement Albert-Gate, effaroucha la monture un peu vive d’un cavalier qui arrivait en sens opposé. Celui-ci se rangea, mais ne put ni se détourner ni s’éloigner à temps pour se soustraire à une reconnaissance qu’il était loin de désirer. Machinalement il porta la main à son chapeau. Lady Muriel paya cette civilité d’un salut glacial. Madeleine, pâlissant tout à coup, se rejeta brusquement en arrière, et aurait peut-être perdu connaissance, si un regard de lady Muriel, la rappelant à elle-même, ne lui eût enjoint de s’incliner à son tour. — Il n’est pas besoin de dire qu’elles venaient de rencontrer par grand hasard Chudleigh Wilmot.

Par grand hasard, disons-nous, car il les fuyait. Sa déception de Berlin lui avait laissé un profond ressentiment contre les Kilsyth. En même temps qu’ils avaient déchiré son cœur, ils avaient blessé au vif son orgueil. Madeleine seule était exceptée. Avec une sorte de divination moins rare qu’on ne pense, il avait pressenti que, pour se donner à ce Ramsay Caird, dont l’insignifiante figure était à peine restée dans la mémoire de son malheureux rival, il avait fallu qu’elle fût entourée, circonvenue, trompée par quelque machination infernale. A l’aide de quels moyens, de quels artifices, entre qui s’était noué le complot, quels intérêts servait-il ? voilà ce que Wilmot n’aurait pu dire, car enfin ses conjectures étaient à ce sujet purement gratuites ; mais sa conviction n’en était pas moins absolue, et d’après sa conviction il réglait sa conduite, bien résolu de tenir tête à ceux qui lui témoignaient, avec un injuste mépris, une ingratitude signalée. — Ils ne me verront plus, s’était-il promis ; mais ils sauront que j’existe encore, et que je ne me laisse pas écraser par qui ne me vaut point…

On l’avait donc vu, depuis son retour, chercher dans le mouvement de la vie mondaine un allégement à ses chagrins, une distraction à son ennui. Ses anciennes relations lui permettaient, maintenant qu’il était riche, de choisir ses convives parmi les hommes les plus distingués. On parla bientôt des « dîners de Wilmot. » Il se montrait fréquemment aux clubs, et il recherchait la familiarité des plus grandes maisons comme pour bien établir aux yeux des Kilsyth que sa situation sociale n’avait rien d’inférieur à la leur. Il demeurait rarement chez lui, montait beaucoup à cheval, hantait les théâtres, et portait dans toutes ces exhibitions publiques qui servent de rendez-vous aux oisifs du grand monde sa figure attristée et pâlie. Installé dans Portland-Place, en conformité des vœux de son bienfaiteur, il cherchait encore un but à sa vie, et mainte charitable lady, tout en vantant l’immense douleur à laquelle on attribuait généralement sa nouvelle attitude, n’aurait pas mieux demandé que de procurer à ce veuf inconsolable, dans les plus brefs délais, un nouvel établissement ; mais quand elles parlaient de ceci à leurs maris, — car Wilmot évitait tout rapport trop direct avec la plus belle moitié du genre humain, — ces derniers répondaient en général, secouant la tête d’un air incrédule : — Oh ! non, ce serait peine perdue… Chudleigh Wilmot ne se remariera certainement pas.

Il est sans doute inutile d’ajouter que, nonobstant sa ferme volonté de ne plus revoir celle qu’il eût fallu appeler « mistress Ramsay Caird, » le jeune docteur se préoccupait encore très vivement des craintes qu’il avait eues pour elle. Dès son arrivée, s’informant de sir Saville Rowe, il avait appris avec un véritable chagrin que cet éminent médecin, venu à Londres trois ou quatre mois auparavant sur les instances de son jeune collègue, s’était vu forcé de quitter quelques semaines après une résidence qui ne convenait plus à son âge, et d’aller rétablir d’abord aux eaux, puis dans sa retraite chérie, ses forces promptement épuisées. Whittaker soignait maintenant Madeleine, et la soignait d’après les indications générales de sir Saville Rowe ; mais un traitement, pas plus qu’un plan de campagne, ne saurait être arrêté d’avance et circonscrit dans des termes immuables. Le mal a ses surprises, ses temps d’arrêt, ses retours insidieux, ses marches dérobées, qu’il faut suivre et déjouer pas à pas, en réglant la défensive sur des symptômes chaque jour nouveaux, sur des accidens très souvent imprévus. Cette tactique n’a pas de règles absolues : elle est livrée les trois quarts du temps à l’arbitraire ou, pour mieux dire, à l’inspiration du médecin, à son génie propre, à son esprit de divination. Wilmot le savait mieux que personne, et, — ne pouvant se dissimuler que Whittaker, bien que fort instruit et fort consciencieux, manquait de cette haute initiative, de ce coup d’œil intuitif qui constitue le grand médecin, — il se surprenait à trembler pour Madeleine.

XIV

Ronald Kilsyth, lui, ne tremblait pas. Il fut le dernier à vouloir se convaincre que sa sœur pouvait être en danger. Quand son père, plus aisément alarmé, lui parlait de la toux qui depuis quelque temps fatiguait Madeleine : — Ban ! disait-il avec impatience, Maddy tousse depuis qu’elle est née. — Ce qui était vrai, mais ne prouvait rien, tant s’en faut, contre les inquiétudes paternelles. Un beau jour enfin, après une courte absence, il résolut d’en avoir le cœur net, et contre sa coutume se présenta un matin chez Ramsay Caird. Il trouva sa sœur tout autre qu’il ne l’avait vue jusque-là, quand il venait assister à son départ pour quelque fête et lorsqu’elle s’offrait à lui avec l’éclat factice de la toilette, l’excitation passagère du plaisir. Ce jour-là, étendue sur un divan, une de ses mains passée sous sa tête, elle laissait pendre l’autre négligemment le long des coussins. Ronald s’empara, de celle-ci, qu’il sentit glacée. Une minute après, réchauffée entre les siennes, elle devint presque brûlante. — En bien ! Maddy, que me dit-on ? Vous souffrez ?… vous ne voulez plus sortir ? — En même temps il se penchait pour la baiser amicalement sur le front. Ses lèvres se posèrent sur une peau moite que la jeune malade étanchait par momens en y posant son mouchoir. Le sourire tendre et mélancolique qui saluait sa venue lui alla droit au cœur. Ronald, dans ses rares attendrissemens, était beaucoup plus susceptible d’émotion que ne le laissait supposer sa brusquerie habituelle.

— Vraiment, je ne vais pas si mal que cela, répondit Madeleine en se redressant et s’appuyant sur un coude, les doigts noyés dans sa chevelure aux flots d’or… Je me suis seulement aperçue, il y a quelques jours, que je ne pouvais plus me forcer pour sortir sans cesse, courir les soirées, veiller et tout ce qui s’ensuit… Notre cher père d’ailleurs commençait à s’alarmer… Voilà tout… Je suis confuse de ma faiblesse devant un Spartiate comme vous ;… mais vraiment je ne me sentais plus en état de continuer cette existence vagabonde, et j’ai dû prier lady Muriel de me laisser quelque répit.

— N’ayez pas peur que je vous gronde, reprit Ronald donnant à sa voix l’accent de la plaisanterie,… le temps des férules est passé… Vous savez d’ailleurs que je n’ai jamais trop compris l’absurdité de vos passe-temps, à vous autres femmes ;… mais, par parenthèse, comment Ramsay, s’il vous savait souffrante, n’a-t-il pas interposé plutôt son autorité souveraine ?

Madeleine ici rougit quelque peu. — Ramsay, répliqua-t-elle, est toujours la bonté même ; seulement vous savez combien nos doléances féminines sont ennuyeuses pour vous autres hommes (elle souligna ces dernière mots pour leur donner la valeur d’une repartie ironique). Si j’étais malade pour tout de bon, ce serait autre chose ;… mais, comme je ne l’amuse guère, il me laisse là bien souvent,… ce qui m’arrange d’ailleurs dans l’état de faiblesse où me voici.

— Je… vois, je comprends, dit Ronald, dont l’accent ne rassura que fort imparfaitement Madeleine.

— Non, reprit-elle, vous ne voyez pas, vous ne comprenez pas ; je vous défends, — entendez-vous, je vous défends — d’en vouloir à Ramsay… Vous-même, vous qui parlez, vous étiez-vous aperçu combien cette maudite toux me fatiguait ?… Et pourtant, plusieurs jours avant votre départ, j’avais déjà eu des étourdissemens en descendant l’escalier, tant ma faiblesse était grande… Au surplus, cette toux ne me prend guère que le matin,… quelquefois la nuit, mais pas toujours. L’après-midi, la journée, sont ordinairement bonnes. Le soir, je suis vaillante, surtout quand j’ai pris les gouttes que m’a prescrites sir Saville Rowe.

— Mais sir Saville Rowe n’est plus à Londres.

— Non… c’est le docteur Whittaker qui dirige mon traitement… Il vient me voir de temps à autre, et c’est bien assez de médecins comme cela, continua-t-elle comme pour aller au-devant de quelque remontrance, de quelque conseil anticipé… La seule idée d’avoir affaire à un inconnu, à un visage nouveau, m’agite et me trouble au-delà de ce que je pourrais dire.

Ronald, en écoutant cette adjuration émue, en étudiant le jeu de cette physionomie fiévreuse, comprit bien qu’il fallait se taire : insister eût été trahir des craintes qu’il était important de dissimuler à la jeune malade. Aussi glissa-t-il fort légèrement sur ce sujet scabreux et voulut-il, sous prétexte que la causerie fatiguait sa sœur, couper court à leur entretien matinal ; mais Madeleine insista pour le retenir. — Non, disait-elle, vous êtes trop rare pour qu’on se prive ainsi de vos visites… Restez, je me sens de force à vous tenir tête. — Il resta donc, ils causèrent comme autrefois, de Kilsyth, de leur enfance, de leurs anciens compagnons de jeux. Tous deux sentirent alors que leur affection mutuelle, troublée un moment, était redevenue aussi intime que jamais. Cette pensée n’était pas précisément faite pour calmer les remords que Ronald avait senti s’éveiller en lui. Une colère sourde bouillonnait dans sa poitrine, colère contre lui-même, colère contre lady Muriel. Avait-il été assez aveugle ! s’était-il assez laissé mener ! Comment n’avait-il pas mieux apprécié la puissance du mutuel attrait qui, sans toute une série d’obstacles élevés à plaisir, aurait fini par unir Wilmot et Madeleine ? Certes lady Muriel avait eu toute raison de lui signaler comme un péril l’affection que Madeleine portait déjà, sans en avoir conscience, à un homme engagé dans les liens du mariage ; mais depuis, après la mort de mistress Wilmot, pourquoi s’étaient-ils-obstinés ? pourquoi l’avait-elle poussé, abusant de l’influence qu’elle avait su prendre sur lui, à précipiter un mariage qui rendait toute autre solution impossible ? Qu’avait donc de si flatteur cette union avec Ramsay Caird ? Ici, lady Muriel était presque la seule coupable, Ronald n’ayant agi que d’après les conseils habilement obséquieux de sa belle-mère, mue elle-même par le désir de faire passer la fortune de Madeleine dans sa propre famille, en vertu de cet « esprit de clan » qui caractérise la race écossaise. Que de fautes, que de menées à contre-sens ! et pour aboutir à quoi ? Tandis que, livrée à l’impulsion de son cœur, allant d’elle-même vers un bonheur presque assuré, cette chaste enfant, au lieu d’appartenir à un homme indigne d’elle, serait peut-être à l’heure présente, sans toutes ces manœuvres, la femme d’un des élus de la renommée,… et de plus, ajoutait in petto Ronald avec un rire amer, l’opulence lui aurait été donnée par surcroît. Alors il admirait la bizarrerie des combinaisons providentielles en même temps que l’inanité des prévisions humaines, des siennes principalement, démenties sur tous les points.

Il avait à se reprocher, nous l’avons déjà dit, d’avoir trop légèrement accueilli les inquiètes doléances de son père au sujet de la santé de Madeleine. Aussi chercha-t-il l’occasion de se trouver seul avec Kilsyth pour s’en accuser et s’en excuser hautement. Sans trop prendre garde à l’exquise délicatesse du procédé filial, le père de Madeleine saisit l’occasion d’exprimer, — cette fois il ne fut pas contredit, — une pensée à laquelle se rattachaient ses meilleures espérances. — On ne m’ôtera pas de la tête, disait-il, que, si Wilmot avait continué ses soins à Maddy, cette enfant serait aujourd’hui hors d’affaire ;… mais vous avez toujours eu des préventions contre lui, sans que j’aie pu en pénétrer les motifs, et…

— Ne revenons pas là-dessus, mon père, interrompit Ronald… Je n’ai jamais contesté, soyez-en certain, le mérite de votre médecin favori. Seulement, puisqu’il a cessé d’exercer, il faut recourir à d’autres conseils que les siens… Je m’étonne que M. Caird n’y ait pas songé plus tôt…

— Il prétendait hier, hasarda Kilsyth, que Maddy ne voulait entendre parler d’aucune consultation nouvelle.

— La belle histoire vraiment !… Est-ce donc à Maddy que revient le soin de sa santé ?… Je reconnais bien là notre personnage, son invincible indifférence, son paresseux égoïsme, son…

Là-dessus il s’arrêta court, étonné lui-même d’en avoir tant dit, et s’apercevant, aux regards effarés de Kilsyth, qu’il venait d’en dire trop ; pour ne pas le laisser sur cette impression, il prit le bras de son père et l’entraîna chez Madeleine. Elle avait été avertie la veille par son mari que Kilsyth désirait avoir recours à d’autres conseils que ceux du docteur Whittaker, et la douce enfant s’était résignée à ce nouveau sacrifice. Ce n’est point que, comme tant d’autres personnes atteintes du même mal, elle se berçât de beaucoup d’illusions. Tout au contraire, elle se sentait mourante, et aucun désir de vivre ne lui restait. Un des motifs qui l’avaient décidée à écarter aussi longtemps que possible une consultation nouvelle était précisément la crainte qu’un médecin plus clairvoyant ou plus sincère que les autres ne révélât à son père le véritable état des choses et le péril imminent qu’elle sentait planer sur elle.

Kilsyth, enchanté de la trouver docile, l’avait enveloppée de ses bras caressans. — Ah ! disait-il, revenant à sa pensée de chaque jour, si seulement nous avions Wilmot… Personne n’a compris comme lui ce qu’il vous fallait.

Ni Madeleine ni Ronald ne répondirent ; mais, quand ce dernier prit congé de sa sœur, il n’osa lever les yeux sur elle. Plaignons cet honnête homme, si accessible à toute espèce de susceptibilités. Depuis quelque temps, il ne pouvait méconnaître dans le cercle de ses relations une sorte de gêne qu’il s’expliquait, hélas ! trop facilement. Londres, qui s’enorgueillit, entre autres supériorités, de proscrire les commérages dont l’influence pèse si désastreusement sur la liberté des provinciaux, n’en est pas à beaucoup près si affranchie qu’elle veut bien le prétendre. Les menus propos y circulent, dans le monde du West-End non moins que dans celui des faubourgs. Les changemens survenus chez Madeleine, et qui s’étaient surtout manifestés à l’époque de son mariage, avaient donné lieu à bien des commentaires. Le plus accrédité, parce qu’il était le plus malveillant, attribuait la mélancolie de la jeune femme à un attachement malheureux qui n’avait pas été payé de retour. Le nom seul du héros manquait à cette chronique sentimentale, et on épluchait un à un tous les habitués de Kilsyth sans pouvoir découvrir celui d’entre eux à qui on pouvait assigner avec quelque ombre de vraisemblance le rôle du « beau dédaigneux. » On parlait beaucoup moins de Ramsay Caird ; mais son nom n’était guère prononcé sans que quelque belle dame, — levant les yeux au ciel et avec un mouvement d’épaules, un jeu d’éventail très significatif, — ne laissât percer sa secrète pensée. Si on en venait à des explications plus catégoriques, les opinions semblaient partagées. D’un côté, certaines allusions à la Favorita, suivies de remarques passablement désobligeantes sur les gens de rien que l’hymen a tirés de leur néant, grands étonnemens de la patience que témoignait Madeleine et pronostics menaçans à propos du compte que Ronald Kilsyth demanderait sans doute, et avant peu, à son ingrat beau-frère. De l’autre, on trouvait quelque commisération pour les fautes de ce mari volage, mais excusable. Était-il agréable pour lui de voir sa femme, à peine mariée, s’abandonner aux tristesses, aux regrets d’une affection déçue ? Que devait-on attendre d’un homme à qui tout bonheur domestique, toute tendresse conjugale étaient refusés, et qui, mordant aux fruits d’hymen, les avait trouvés remplis d’amertume ? — Et encore, ajoutait-on avec un de ces retours familiers à la caste aristocratique, un de nous s’en serait tiré avec de bonnes formes, des ménagemens, des égards, de la discrétion ; mais où donc ce petit légiste écossais aurait-il appris les usages de la bonne compagnie ? où aurait-il puisé le tact subtil, le délicat sentiment des convenances qui aident à se démêler d’une situation si difficile ?

De tous ces propos, aucun, cela va sans le dire, n’arrivait aux oreilles de la principale intéressée. En revanche ils n’étaient point perdus pour lady Muriel, à qui, en sa qualité de beauté régnante, on n’épargnait aucune des mortifications polies par lesquelles se paient les succès du monde. Trop heureuses de l’atteindre dans la personne de son protégé, ses rivales ne s’épargnaient pas à inventer ce qui pouvait s’imaginer de plus venimeux, de plus blessant, et ce qu’elles n’osaient insinuer devant elle à mots couverts, ce qui ne se prêtait pas à quelque sous-entendu, perfide, à quelque sarcasme déguisé, fournissait matière à lettre anonyme.

Sans en parler jamais à sa belle-mère, Ronald était tout aussi instruit qu’elle pouvait l’être. Il avait beau s’isoler, boucher ses oreilles, écarter de lui par son attitude hautaine tout épanchement indiscret ; encore savait-il parfaitement se rendre compte de tous les mauvais bruits qui circulaient sur le compte de Ramsay Caird. Les jours où il ne dînait pas à la mess en compagnie de ses camarades d’état-major, il emportait la douloureuse conviction que les affaires du jeune ménage seraient discutées en pleine table. Il n’entrait guère au club sans une appréhension morbide des paroles qu’il allait peut-être entendre à quelques pas de lui, tenues par des gens qui ne le connaîtraient point ou qui ne l’auraient pas aperçu. Et personne ne lui en dît-il un mot, n’avait-il pas là sa conscience pour lui signaler sa conduite comme une des plus énormes bévues qu’il eût pu commettre ? Penser qu’un mot, un seul mot, dit en son temps, aurait arrêté court ce fatal mariage ! Il est vrai que Ramsay Caird ne s’était pas révélé à lui avec son vrai caractère ; mais était-ce là une excuse ? Quand un homme du monde est assez convaincu de sa supériorité pour s’arroger, par préférence à son père, l’autorité d’un chef de famille, lui est-il permis de se laisser abuser à ce point ? Sa confiance dans lady Muriel ne le justifiait pas davantage à ses propres yeux ; ne devait-il pas se méfier de l’étroite alliance qui les unissait, elle et son jeune cousin ? Non, non, pas de vains prétextes : le monde juge les actes sans tenir compte des intentions. Aux yeux du monde il était donc bien évidemment ou un frère peu soigneux du bonheur de sa sœur, ou un écervelé dupe des plus grossiers stratagèmes. Cette dernière alternative était cruelle pour un homme qui s’était piqué jusque-là non-seulement d’austère vertu, mais d’une clairvoyance inexorable et qui se vantait à part lui de joindre la finesse athénienne à l’inflexibilité spartiate.

Sous le coup de ces cuisantes réflexions, la maison paternelle lui était peu à peu devenue odieuse. Il évitait aussi soigneusement celle de son beau-frère. Dans l’une il était sûr de trouver lady Muriel, qu’il accusait de l’avoir trompé en toute connaissance de cause, c’est-à-dire d’avoir parfaitement su de quel mari elle gratifiait sa belle-fille ; dans l’autre, il avait chance de rencontrer Ramsay Caird, auquel cas il n’était pas très certain de contenir son irritation dans les bornes voulues. Déjà bien des fois, la nuit, arpentant son étroite cellule de caserne, il s’était surpris combinant les moyens de chercher querelle à ce « drôle » sans en laisser voir le véritable motif et sans compromettre personne ; mais il lui avait suffi d’y réfléchir un peu mûrement pour s’assurer que ce procédé, praticable entre sous-officiers, bon pour un mélodrame à la française, n’était point de mise entre gentlemen anglais. Une fois cette hypothèse écartée, il fallait donc éviter les occasions, les rapprochenœns qui pourraient l’exposer à méconnaître les conseils de la froide raison, à oublier les résolutions qu’elle lui aurait suggérées.

Il fut ainsi plusieurs semaines sans voir ses parens. Lady Muriel ne se trompait guère sur les motifs qui le retenaient loin d’elle : aussi, désirant peu les éclaircissemens, se chargeait-elle d’expliquer à son mari et de faire valoir à ses yeux les divers prétextes de cette conduite bizarre. Elle n’attendait pas sans quelque trépidation intérieure le grand jour où se laverait ce qu’un conquérant célèbre appelait avec un laisser-aller pittoresque « le linge sale » de la famille, et n’aurait pas demandé mieux que de l’ajourner indéfiniment ; mais il arriva un beau matin que, se rendant aux casernes de Knightsbridge, Ronald faillit coudoyer son père, arrêté au coin de Sloane-Street par un embarras de voitures. Le premier regard qu’ils échangèrent les fit tressaillir l’un et l’autre, et leur fut comme une révélation de ce qu’ils avaient souffert tous deux, tous deux par les mêmes motifs. Kilsyth semblait avoir pris dix ans ; ses yeux, d’un éclat si vif, s’étaient en quelque sorte amortis, et semblaient peser à leurs paupières flétries. On ne retrouvait plus sur ses joues ces teintes d’un rose hâlé qui révélaient l’intrépide chasseur, l’infatigable piéton, le montagnard bronzé par la pluie et le soleil. Légèrement courbé, il s’appuyait presque sur sa canne. A la vue de son fils, il se ranima pourtant, et ce fut avec une espèce de sourire vague qu’il lui offrit comme autrefois sa cordiale poignée de main. — On ne vous voit donc plus décidément ? lui disait-il… Je comprends cela, moi… Maintenant que la jeunesse est partie, notre maison n’a rien de très gai ;… mais vous n’étiez pas d’ordinaire si longtemps sans me faire dîner avec vos camarades… Vous savez que j’aime leur entrain ; il me fait illusion, et j’oublie avec cette jeunesse que mes tempes grisonnent depuis longtemps…

Ronald, sans en rien laisser paraître, était profondément ému de cette gaîté factice et du contraste qu’elle offrait avec la physionomie éteinte, l’attitude accablée de ce vigoureux vieillard. Balbutiant à la hâte quelques justifications embarrassées, il ne songeait en réalité qu’à l’issue probable de cette rencontre fortuite. — Çà, mon brave, interrompit Kilsyth, vous avez bien une demi-heure à me donner ?… Eh bien ! si vous voulez, nous ferons un tour de parc,… là-bas, derrière ces gazons où personne ne nous dérangera, je vous le promets.

L’heure était venue où ces deux hommes allaient enfin toucher à la question qui depuis quelque temps les torturait l’un et l’autre. Ce ne fut pas du premier mot qu’elle fut abordée ; mais enfin après force détours, force circonlocutions, parlant toujours de la pauvre Maddy, Kilsyth en vint à laisser voir sa pensée. — Elle est aimante, disait-il ; son naturel, son éducation, tout a conspiré pour la rendre telle. Comme la lumière aux fleurs, comme l’air pur à nos cerfs d’Ecosse, il lui faut, à elle, une atmosphère d’affection. en bien ! Ronald,… ceci est un aveu que j’ai sur le cœur depuis plus d’un mois,… je doute,… Qui, je doute que cette enfant soit partagée à cet égard comme elle devrait l’être.

Ronald, moins effrayé de l’interpellation en elle-même que de l’accent avec lequel ces paroles étaient prononcées, voulut essayer de biaiser encore, — Il n’avait rien vu qui autorisât de telles craintes… Madeleine ne lui avait pas paru si changée…

— Oh ! n’essayez pas de me rassurer ! s’écria Kilsyth… L’enfant ne se ressemble plus,… et malheureusement je sais pourquoi.

Ici Ronald se sentit frissonner, de la tête aux pieds. — Je sais pourquoi, reprit son père… C’est que le bonheur intérieur lui manque… C’est que le mariage auquel on a voulu… l’amener, — j’atténue mes expressions, vous le voyez, — ce mariage n’a pas tourné comme il fallait. C’est que son mari, tranchons le mot, n’est qu’un misérable…

— Voilà une expression peu atténuée, remarqua Ronald, devenu plus froid à mesure que son interlocuteur s’exaltait… Cependant, si vous êtes certain de ce que vous dites, il y a des mesures à prendre… On peut montrer à M. Caird… — Mais, Ronald, qui nous l’a fait accepter ?… Comment et par qui s’était-il trouvé autorisé à venir librement chez nous ? Qui l’a jeté sans cesse sur le chemin de Madeleine ? qui a laissé se répandre le bruit qu’elle lui était destinée ? Ce n’est pas moi, ce me semble.

— Et m’accusez-vous de tout ceci ?… M’en accusez-vous seul ? demanda Ronald, non sans une certaine amertume.

— Moi, vous accuser ?… je n’accuse personne… ou plutôt si ; mais j’accuse à tort, sans réflexion, sans me rendre compte du motif qui me pousse… Vous ne savez pas combien le chagrin rend injuste… Ne parlons plus de ceci !… Laissons M. Caird pour ce qu’il vaut !… Parlons de Maddy,… ne nous occupons que d’elle. Vous ai-je dit jamais, et avez-vous oublié les sinistres présages dont Wilmot m’entretenait à Kilsyth ?… Ces présages se réalisent aujourd’hui… Le mal dont il parlait, ce mal héréditaire qui le faisait s’inquiéter de nos ancêtres, s’informer minutieusement de chacun d’eux, ce mal depuis quelques mois fait chez Madeleine des progrès sensibles… Elle ne se plaint pas, je n’ose la questionner ; mais je suis sûr de ce que je vous dis là… Depuis quelques jours, la situation est encore aggravée. L’autre soir, au spectacle, elle a pris froid, et maintenant elle tousse d’une manière effrayante.

— Qu’en disent les médecins ?…

— Elle n’en voit qu’un, le docteur Whittaker,… et c’est justement là ce dont je voulais vous entretenir… Je ne sais par qui, je ne sais comment Chudleigh Wilmot a eu lieu de se croire malvenu chez nous… Le fait est que nous ne l’avons pas vu depuis son retour. Or personne ne m’inspire autant de confiance, personne n’a compris comme lui la constitution de notre chère Madeleine… Je veux donc vous consulter sur ce que nous pourrions faire, dût-il en coûter à notre orgueil, pour obtenir qu’il vienne encore lui donner ses soins.

— Vous savez sans doute, monsieur, répondit Ronald, dont la parole hésitante trahissait l’immense embarras, vous savez que M. Wilmot, en possession d’une fortune indépendante, n’exerce plus sa profession ?

— Je le sais, mais je suis certain que si je vais le trouver, si j’implore son aide, si je lui offre mes excuses pour l’offense involontaire dont il a pu se formaliser, l’homme que j’ai connu à Kilsyth ne me refusera certainement pas.

— Les rôles se trouveraient peut-être plus intervertis que de raison, s’écria Ronald, dont la fierté se cabrait encore… D’ailleurs il est d’autres motifs qui ne me permettraient pas d’accéder à une démarche pareille.

— Et lesquels ?… Au nom de Dieu, Ronald, faites-les-moi connaître ! Vous ne semblez pas comprendre à quel point la situation devient grave. Dieu sait avec quelle répugnance notre jeune officier, ainsi adjuré, entra dans le détail des raisons pour lesquelles il avait appuyé auprès de sa sœur les prétentions de Ramsay Caird. Il s’agissait de mettre obstacle à un mariage que les circonstances rendaient alors très peu souhaitable, et que Madeleine n’aurait peut-être pas eu le courage de refuser…

— Avec qui ? s’écria Kilsyth au comble de la surprise.

— Avec un homme dont vous faites grand cas,… celui-là même à qui vous voulez aller demander la guérison de Madeleine…

— Eh bien !… pourquoi pas ?… Pourquoi ne l’aurait-elle pas accepté ?… Pensez-vous qu’un pareil gendre m’eût fait honte ?

— Sans revenir sur le passé, vous devez voir, monsieur, combien il nous est difficile de recourir maintenant à la science du docteur Wilmot.

— Difficile, cela se peut ;… mais ces difficultés-là doivent se lever. Le meilleur moyen à mon avis, c’est que vous fassiez vous-même la démarche dont je comptais me charger…

— Comment, monsieur, sans même consulter M. Caird ?

— Sans le consulter le moins du monde, s’écria Kilsyth… J’ai résigné en ses mains des privilèges auxquels je tenais et qu’il m’eût été doux de conserver jusqu’au dernier de mes derniers jours ; mais je n’ai pas renoncé au droit de veiller à la santé de mon enfant, droit d’autant plus sacré que je vois cette santé honteusement négligée.

— Cependant, monsieur, après ce que je viens de vous apprendre…

— Écoutez Ronald, jouons cartes sur table !… Ce que vous venez de m’apprendre ne me laisse qu’un regret, c’est de n’avoir pas été mis six ou sept mois plus tôt au courant de ce qui se passait… Nous n’aurions pas eu à nous débattre contre les embarras de la situation actuelle… Étant admis que vous ne vous soyez pas trompé sur ses intentions, Wilmot serait devenu l’époux de Madeleine ; nous aurions pris, lui et moi, tout le soin nécessaire de son bien-être et de son bonheur, aujourd’hui confiés à des mains indignes… Et maintenant décidez-vous !… Le docteur recevra dès ce soir votre visite ou la mienne.

Lady Muriel n’apprit pas sans une vive émotion, au retour de son mari, que Ronald était allé solliciter l’intervention de Chudleigh Wilmot ; mais nonobstant la joie cachée qui animait ses joues brunes et rayonnait dans ses yeux noirs, elle ne pouvait se faire à l’idée qu’un danger dont elle avait eu conscience et qu’elle avait su conjurer, allait renaître pour elle. Wilmot et Madeleine de nouveau réunis, offusquaient son regard, et troublaient, dans ce qu’elles avaient de plus intime, ses secrètes espérances.

XV

L’amour qui tue n’est plus de notre temps. L’homme moderne à trop à faire vraiment pour s’abîmer dans un morne désespoir et s’abandonner, proie inutile, à une douleur qui le mine. Wilmot savait aussi bien que pas un enfant du siècle comment on se défend des préoccupations écrasantes, et à quel point, en certaines crises, l’oisiveté peut devenir fatale. Aussi n’avait-il pas cédé aux tentations de sa nouvelle richesse, et tout en se conformant aux vues de son bienfaiteur, — c’est-à-dire en s’affranchissant du servage quotidien qui constitue l’exercice régulier de sa profession, — s’était-il immédiatement rejeté sur d’autres travaux qui semblaient appelés à augmenter sa réputation, déjà considérable. Les recueils périodiques lui offraient mainte occasion de traiter, au moment même où elles sollicitaient l’attention publique, des questions que ses études lui rendaient familières et sur lesquelles il se sentait appelé à jeter quelques lumières nouvelles. Il s’en empara, et par l’originalité de ses aperçus souleva presque aussitôt d’ardentes polémiques. On parla plus que jamais de Chudleigh Wilmot, et, comme consécration des suffrages ainsi enlevés de haute lutte, le gouvernement, — après l’avoir officieusement attaché à une commission chargée d’examiner certaines théories d’hygiène publique, — lui fît savoir qu’on était disposé à lui confier, dans l’ordre administratif, telles fonctions où il se croirait appelé à rendre service. En de pareilles circonstances, bien qu’il songeât encore avec une profonde amertume aux tristes déceptions du seul amour qu’il eût jamais ressenti, bien que les blessures faites à son orgueil saignassent encore, Wilmot n’était pas homme à repousser les consolations qui de toute part s’offraient à lui. Partout bien accueilli, objet des distinctions les plus flatteuses, distrait de lui-même par les labeurs qui s’imposaient à lui chaque jour, il retrouvait peu à peu le calme, la sérénité, la confiance, qui étaient en quelque sorte ses attributs naturels. Encore qu’il ne se refusât plus avec la même obstination à la société des femmes, et malgré les délicates avances que devait y trouver un homme aussi riche, aussi bien placé dans le monde, rien ne se substituait dans son cœur fidèle à l’image de cette gracieuse enfant qu’un injuste arrêt du destin lui avait enlevée à jamais, comme pour le punir de l’avoir victorieusement disputée au trépas.

La visite de Ronald vint troubler, comme un soudain éclat de foudre, ce calme nouveau, cet apaisement graduel où, malgré quelques retours d’amertume, Chudleigh Wilmot puisait l’espérance d’un meilleur avenir. Quand il entendit annoncer le frère de Madeleine, il se leva brusquement ; le journal qu’il lisait lui tomba des mains, et son regard comme son attitude ne pouvaient laisser aucun doute sur la surprise indignée que lui causait, après tout ce qui s’était passé, une démarche aussi imprévue. Mieux que personne, Ronald pouvait deviner ce qui s’agitait en lui ; aussi n’essaya-t-il aucune apologie, aucune explication préliminaire. Avec un sentiment précis de leur situation réciproque, le jeune officier marcha droit à Wilmot, et, lui tendant une main que l’émotion faisait trembler : — Madeleine est en danger, lui dit-il, voulez-vous la venir voir ?

Ronald n’avait pas trop présumé de cette puissante adjuration.

— En danger, dites-vous ? s’écria Wilmot, dont l’irritation passagère fit place à un indicible effroi. Dieu veuille que vous vous trompiez !… Allons, partons vite. Où faut-il se rendre ?…

Tout au plus voulut-il attendre qu’on eût prévenu la jeune malade, sur qui son arrivée soudaine pouvait produire une trop vive impression. En arrivant deux heures après dans Squab-Street, il y trouva Kilsyth, qui le guettait au passage et dont la pâleur frémissante le troubla profondément. — J’étais sûr que vous viendriez, lui dit le vieillard, puisque Madeleine avait besoin de vous, et, répondant aux questions pressées du docteur, il le mit au courant des progrès du mal et lui dépeignit cette toux profonde dont les accès, chaque jour plus fréquens, laissaient la jeune malade dans un état de prostration absolue. — Vous me l’aviez dit, ajouta-t-il, les poumons s’engagent, la consomption gagne du terrain… Vous seul pouvez nous venir en aide… Pour ma part, je n’ai plus d’espoir qu’en vous.

— M’attend-elle ? demanda Wilmot, et sur la réponse affirmative de Kilsyth : — Il faut alors monter sans retard… Évitons autant que possible de la tenir en suspens.

Ils montèrent ensemble. Le père entr’ouvrit la porte, fit entrer Wilmot et se retira. La malade était sur un divan près de la croisée, étayée par de nombreux coussins. Le bruit de la porte avait attiré ses regards de ce côté. Dès qu’elle eut pu reconnaître celui qui entrait, ses joues et son front s’empourprèrent à la fois ; mais, nonobstant cette animation passagère, quels changemens se révélèrent au premier regard que le docteur jeta sur cette pauvre créature si tendrement aimée ! et qu’il eut de peine à lui sourire au moment où, saisissant la main qu’elle lui tendait, — une main brûlante et sèche, amaigrie et nerveuse, — il étudia d’un rapide coup d’œil ces joues caves, ces beaux yeux bleus, brillans encore d’un éclat fébrile, mais autour desquels étaient inscrits deux cercles de bistre. Ainsi l’avait-il déjà vue à Kilsyth, — et par parenthèse dans ce même peignoir blanc, garni de rubans bleus, — mais combien cette fois l’espoir était amoindri ! Pourtant il souriait, il plaisantait encore sur l’espèce d’obsession que sa malade avait à lui reprocher. — Convenez, ajouta-t-il, que vous êtes étonnée de me revoir ?

— Pas le moins du monde, répondit Madeleine, dont l’organe grave et fatigué ne ressemblait plus à cette voix fraîche et sonore qu’il se rappelait si bien… J’étais au contraire convaincue que nous nous reverrions au moins une fois.

Ces derniers mots, soulignés par l’accent qu’elle leur donnait, avaient un sens trop précis pour que Wilmot ne se hâtât point de couper court aux sinistres pronostics dont ils étaient le prélude. — Vous savez, lui dit-il, que je vous ai toujours interdit de broyer du noir… Vous m’obéissiez à Kilsyth. J’espère ne pas vous trouver moins docile… Parlons seulement de ce que vous éprouvez… Une demi-heure après, comme il sortait, Kilsyth l’arrêta au passage et l’emmena dans le salon. La physionomie du docteur n’avait rien de rassurant, et, sous le coup d’une forte émotion, il n’avait plus la liberté d’esprit qui permet de laisser deviner, tout en les atténuant, certaines vérités cruelles. Kilsyth, qui le pressait de questions, n’obtenait de lui que des réponses désespérantes. — Enfin, lui dit-il, si le danger existe, que pensez-vous d’un voyage à l’étranger… Madère ? l’Égypte ?… plus loin, s’il le faut. — Vous oubliez, repartit le docteur, qu’elle n’est plus en état de supporter le voyage… Si elle avait passé l’hiver dernier à Cannes pour se rendre en Égypte le printemps venu ;… mais, continua-t-il se parlant à lui-même plutôt qu’à son malheureux interlocuteur, maintenant il est trop tard.

— Trop tard ! répéta Kilsyth, la tête dans ses deux mains.

Lady Muriel voulut entretenir ce jour-là même Wilmot. Elle le reçut avec une gravité affectueuse, que Ronald ne put s’empêcher d’admirer ; mais lorsqu’ils l’eurent quittée, lorsqu’elle revint sur tout ce qu’elle venait de voir et d’entendre, il lui fut impossible de se tromper plus longtemps, de résister à l’évidence qui de toute part éclatait. — Allons, se disait-elle non sans amertume, il l’aimait vraiment, il l’aime encore… Ce n’est pas la crainte de la perdre, c’est la douleur de l’avoir perdue qui l’a si profondément changé… C’est ce mariage,… mon chef-d’œuvre, mon coup de partie,… qui a détruit chez cet homme le goût de vivre et l’a désenchanté pour jamais…

Sur cette réflexion, elle demeura quelques instans silencieuse, abritant de la main ses yeux sombres. — Eh bien ! reprit-elle, en supposant qu’il ait dit vrai, que son mal soit en effet sans remède, ce n’est pas moi qui la plaindrai, car elle aura été bien aimée.

Dans ces derniers mots se révélait tout un passé de solitude intellectuelle et de vaines aspirations. Pouvait-elle se plaindre, cette fière lady, de n’avoir pas été bien aimée ? Non certes ; mais le dévouement, la tendresse d’un être inférieur à elle ne répondaient pas à toutes ses ambitions. Elle avait rêvé une autre affection, celle d’un homme qu’elle pût avouer pour maître et seigneur, par qui elle se fut sentie dominée, dont elle eût porté le joug avec orgueil, de par sa volonté domptée, de par son intelligence asservie. Cet homme s’était montré, la chimère caressée avait pris corps,… et ce n’était point elle, c’était une simple enfant aux yeux bleus, aux cheveux d’or, qui avait obtenu, sans y avoir aspiré, sans le moindre calcul ni le moindre effort, de régner sur cette âme énergique, et d’y régner à jamais, car lady Muriel ne s’y trompait pas : morte ou vivante, Madeleine resterait la préférée. Jamais Wilmot ne devait aimer une autre femme. Celle-ci était pour lui, qu’il la sauvât ou non, la forlorn hope, « l’espérance perdue » qu’aucun autre espoir ne remplace. Une fois vaincu dans ce grand duel qui allait le mettre aux prises avec la mort, il jetterait son épée, et, les bras croisés, attendrait que son tour fût venu.

Pénétrée de cette vérité, qu’elle s’étonnait d’avoir pu méconnaître, lady Muriel Kilsyth sortit de son rêve comme on sort d’un palais qui s’écroule. À cette heure où s’évanouissait définitivement pour elle la vision d’un amour épuré qui lui promettait d’imprimer à sa vie un nouvel essor, de lui donner comme un regain de jeunesse et de forces, la douce Madeleine (en la supposant instruite des complots dont elle avait été victime) aurait trouvé que le ciel la vengeait trop bien.

Coïncidence bizarre ! tandis que lady Muriel se repentait à loisir de ses vaines trames, de ses implacables combinaisons si promptement, si complètement déjouées, Chudleigh Wilmot, après cette première entrevue avec la mourante, s’abandonnait, lui aussi, aux inspirations d’un remords presque superstitieux. Dans le naufrage final de cet amour dont il n’avait jamais si bien apprécié la puissance, il croyait, presque malgré lui, deviner une vengeance,… une vengeance de Mabel. Non contente de lui léguer un doute affreux, cette femme qu’il avait laissée mourir, dont il avait méconnu les droits, négligé les souffrances, cette femme à laquelle il se devait et qu’il avait sacrifiée à une autre femme, se plaçait maintenant, par un juste retour, entre Madeleine et lui. Vainement repoussait-il ce souvenir importun. Tantôt sous les traits de Mabel étendue sur un lit funèbre, tantôt sous ceux de Henrietta Prendergast et avec sa physionomie méfiante, sa parole hostile, l’obstacle se dressait sur sa route obscure, et deux voix alternées répétaient l’arrêt fatal : — Cela ne sera pas, cela ne peut être !

Justement ce soir-là une lettre de mistress Prendergast fut remise à Wilmot. Sous le prétexte qui lui avait déjà servi une fois, elle le priait de passer chez elle. Le docteur lui répondit en quelques lignes que désormais et jusqu’à nouvel ordre il ne disposait plus de ses heures. Henrietta ne chercha pas longtemps le mot de l’énigme, et lorsqu’elle sut que le mari de sa défunte amie ne quittait plus le chevet de mistress Ramsay Caird, irrévocablement condamnée, elle aussi trouva que Mabel Wilmot était peut-être vengée au-delà de toute justice.

Chudleigh Wilmot eut bien des fois à se demander par la suite comment s’étaient passés pour lui ces jours, ces semaines de douleur et d’angoisses, comment il avait pu rester auprès de celle qu’il aimait et qu’il voyait s’éteindre en pleine fleur de jeunesse, de beauté, en pleine possession de tout ce qui fait le bonheur ; mais surtout comment il avait pu se plier à la dure nécessité de partager avec d’autres le trésor de ces dernières heures, laisser envahir l’intimité sacrée de ces rendez-vous suprêmes, se résigner à ne point garder pour lui seul ce reste, ce pauvre reste d’existence chaque jour amoindri, et sur lequel il était tenté de revendiquer un droit exclusif. Ce qu’il n’a jamais pu s’expliquer, nous nous l’expliquerons, nous, par le sentiment d’une responsabilité immense à ses yeux, qui parfois l’écrasait, parfois aussi lui rendait un ressort nouveau, une énergie inespérée. Puis il y avait des heures, — des heures ? non, des momens, — où il se flattait de s’être abusé en regardant comme impossible cette guérison qu’il aurait payée de son sang. Sans tout cela, il eût succombé à la peine.

Tous les matins, de très bonne heure, la malade s’éveillait et se faisait transporter de son lit sur le sofa où elle attendait, secrètement impatiente, la venue de Wilmot. Alors pour la première fois elle souriait, non pas, il est vrai, comme autrefois, avec cette expression radieuse qui ranime l’espérance, mais avec une sérénité aussi confiante que jamais. De bonne heure aussi arrivait le pauvre père, avide de renseignemens et dissimulant par des efforts inouïs l’anxiété qui le dévorait. En toute chose, il tâchait de se modeler sur Wilmot, sans qu’il lui arrivât jamais d’établir entre eux un parallèle et de se dire que le calme du médecin était tout simple, tandis que… Non, dès qu’il s’agissait de Wilmot, il cessait de raisonner ; il s’abandonnait à un instinct de confiance absolue, il comprenait, sans se le dire, que Madeleine avait une place égale dans leurs deux cœurs.

Et Madeleine elle-même ?… Madeleine était aux prises avec ce mal terrible, si étrangement poétisé, qu’on appelle consomption. Pour qui ne l’a jamais vu à l’œuvre, c’est une gracieuse et lente décadence, une extinction graduelle de la mystérieuse flamme qui est en nous, une langueur croissante, un affaiblissement dont on se doute à peine ;… mais pour ceux qui savent au juste comment on meurt de consomption, ces mots ont un autre sens. Laissons aux premiers le bénéfice de leur ignorance privilégiée. Donc Madeleine se mourait, et ne l’ignorait point. Sa conviction à cet égard n’était ni très positive ni toujours pressante et poignante. Elle ne se l’appliquait pour ainsi dire point, et ne lui donnait en général qu’une portée en quelque sorte objective, la laissant peser vaguement sur un avenir nuageux dont elle ne sondait pas volontiers les ténèbres ; mais de temps en temps, comme par éclairs, la terrible vérité se dressait devant elle, et, pour se faire mieux comprendre, groupait toutes les forces intellectuelles et physiques de la jeune malade. Celle-ci alors acquérait pour un moment l’idée nette de sa situation, sans velléité de résistance, sans murmure, sans appel à Dieu, avec un acquiescement paisible, une résignation presque satisfaite, surtout un calme profond. Comme les jeunes personnes de son âge, elle n’avait que des notions bien confuses du souverain Être et de l’éternité future ; mais on l’avait dressée de bonne heure aux strictes observances de l’église épiscopale écossaise, qui avaient développé en elle un penchant à la dévotion naturel aux jeunes filles douées à la fois d’une âme pure et de goûts raffinés. Peut-être n’avait-elle pas sérieusement réfléchi une seule fois aux grands problèmes de la vie et de la mort ; en revanche et grâce à ses lectures, les côtés poétiques par lesquels ils s’imposent au sentiment lui étaient devenus familiers. D’ailleurs une voix secrète murmurait au fond de son cœur virginal, et, durant les longues heures de souffrance troublée, lui avait fait entendre — bien bas — de très solennelles, de très imposantes vérités. En l’écoutant, elle se calmait. Les chaînes terrestres qui pour quelque temps encore tenaient dans un dernier repli ce corps gracieux s’étaient détachées de la belle âme choisie pour l’habiter. Madeleine avait cherché, avait cru trouver dans sa vie le dessein du Créateur qui la lui avait donnée. Tranquille désormais, elle attendait le moment où il la rappellerait à lui.

Un jour qu’elle s’était endormie sous les yeux de Wilmot après un terrible accès d’étouffement, le malheureux vit passer devant lui tous les souvenirs de Kilsyth. Immobile, silencieux, les mains serrées l’une dans l’autre, il sentait se déchaîner au dedans de lui un terrible orage. Chaque vision nouvelle, — des scènes insignifiantes, une parole, un geste, un regard, — le jetait dans des transports qu’il ne pouvait s’expliquer. Comme pour y échapper, il se réfugia dans un doute absolu. Rien de tout cela n’était réel. Il n’avait pas en ce moment sous les yeux cette même Madeleine qui occupait sa pensée… Non, ce visage atténué, cette chevelure plaquée sur un iront moite, ces pommettes marbrées de taches rouges, ces lèvres arides, ces tempes creuses, ces paupières assombries, non, ce n’était pas la charmante fille de l’heureux Kilsyth… Comme pour s’assurer s’il ne rêvait pas, il porta ses mains à son visage, et alors un sanglot bruyant, dont il s’effraya lui-même, le tira de cette espèce d’hallucination. Il regarda Madeleine, dont les yeux s’entr’ouvraient lentement. Elle voulut parler, mais l’horrible toux vint l’arrêter aussitôt. Agenouillé près d’elle, il soutenait sa tête appesantie, et le paroxysme cessa bientôt. Alors avec un regard d’une douceur inexprimable : — Sommes-nous seuls ? lui demanda-t-elle ;… puis sur un signe de tête affirmatif : Vous rappelez-vous une question que je vous fis à Kilsyth ?… Votre réponse me tira d’une grande inquiétude… Oh ! soyez tranquille, je ne vous demande rien aujourd’hui… Seulement vous allez vous asseoir là, près de moi, et bien écouter ce que j’ai à vous dire… Mon pauvre père, vous le consolerez, n’est-ce pas ?… mais c’est Ronald,… c’est Ronald que je vous recommande… Un moment, et sans que je sache au juste pourquoi, notre amitié s’était comme voilée et refroidie… Maintenant tout cela est oublié ; il est redevenu le meilleur des frères… Et pourtant je sais quelqu’un de meilleur encore… Devinez-vous à qui je pense ? continua-t-elle en levant sur Wilmot ses yeux bleus, dont le regard innocent et assuré attestait la candeur parfaite de ses pensées… C’est à vous, mon ami, reprit-elle, souriante demi de l’étonnement qu’elle lui causait… Nul ne m’a témoigné plus de dévouement et de tendresse… Aussi je veux léguer votre amitié à Ronald. On lui reproche un peu de raideur, une certaine inflexibilité de caractère… Dans une seule occasion, j’ai pu croire qu’on disait vrai… C’est pour cela que je souhaiterais vous voir souvent réunis… Vous ne serez jamais ensemble sans vous souvenir de moi, et quand je serai présente à sa pensée, Ronald ne sera dur pour personne…

C’est ainsi que la sœur de Ronald interprétait le repentir dont il lui avait récemment donné tant et de si touchantes marques. Elle en voulait faire jaillir une source de bénédictions pour deux êtres qu’elle aimait et dans la mémoire de qui elle était certaine de vivre. — Laissez-moi maintenant vous parler d’un remords qui me pèse, continua-t-elle avec une légère nuance d’hésitation… Un grand malheur vous a frappé dont, sans le vouloir, je fus cause…

— Non, interrompit Wilmot… Vous avez tort de parler ainsi… On vous a trompée,… ce qui est arrivé était inévitable…

— Je voudrais le croire, mais je sens que non… Voyez vous-même combien votre présence allège pour moi les souffrances et les terreurs de ces dernières luttes… Et lorsqu’elle se mourait, elle qui avait droit de vous avoir à ses côtés, vous n’étiez pas là… Je vous retenais loin d’elle… Là où tout est pardon, puisse-t-elle m’avoir pardonné !…

Un grand silence suivit ces paroles solennelles. Wilmot pouvait à peine contenir les élans de sa poignante émotion. Madeleine était au contraire parfaitement calme ; mais ses joues, naguère plaquées de pourpre, avaient pris une pâleur cadavérique. Il la regardait d’un œil fixe, comme une vision sortie du néant et que le néant va reprendre. La toux revint, plus aiguë et plus déchirante ; puis Madeleine tomba dans une de ces courtes somnolences qui dénonçaient à son fidèle gardien les progrès du fatal épuisement. Quand elle se réveilla au bout de quelques minutes, les plaques rouges avaient reparu.

— On m’a dit, recommença-t-elle, on m’a dit que vous étiez riche. Vous ne ferez plus de médecine ?

— Certes non, répondit-il à voix basse et avec une amertume mal contenue… Que m’ont servi ces vaines études ?… J’y renonce à jamais.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Vous me le demandez, vous, Madeleine ? s’écria-t-il en se laissant glisser à genoux près d’elle. Ma prétendue science a-t-elle pu vous sauver ? et je ne lui demandais que cela !…

Oubliant alors que toute agitation pouvait être fatale et se laissant enfin dominer par les angoisses de cette suprême agonie, le malheureux cacha sa tête dans la couverture jetée sur les pieds de la jeune malade. Madeleine, qui l’entendait sangloter, se souleva péniblement, et, prenant dans ses mains affaiblies cette tête inerte, parvint enfin à la dégager. — Vous m’aimiez donc ? lui dit-elle ensuite, le regardant avec une surprise sincère qui faisait rayonner ses grands yeux bleus… Était-ce pour m’avoir sauvée ?… Ils mentaient alors en disant que vous preniez intérêt au mal, point au malade ?… Je l’ai cru longtemps !… mais depuis que je vous ai revu, je ne pouvais plus le croire… Voyons, reprenez courage, un homme ne pleure pas ainsi…

Elle l’avait forcé à se rasseoir, elle lui avait de nouveau abandonné sa main, et maintenant elle lui souriait avec tendresse. — Convenez, reprit-elle, que cela vaut mieux ainsi… Notre rêve réalisé, nos souhaits exaucés, il n’en aurait pas moins fallu mourir,… et mourir alors n’eût pas été si facile…

Une nouvelle crise survint. Wilmot dut sonner la garde-malade en même temps que cette femme, Kilsyth et lady Muriel entrèrent dans la chambre d’agonie.

Quelques heures plus tard, la malade, toujours étendue sur le même siège, se retrouvait en possession d’un calme, d’un bien-être qui l’étonnaient elle-même… Une sorte de sérénité joyeuse lui était revenue. Son père et Ronald lui donnaient tant bien que mal la réplique. Lady Muriel, assise à quelque distance du sofa, semblait triste et décontenancée. Lorsqu’il fut question de remettre Madeleine dans son lit, Ronald et Wilmot prirent congé d’elle, le premier pour le reste de la nuit, le second pour revenir au bout d’une heure. Tandis qu’il était debout auprès de Madeleine : — Que signifie, lui demanda-t-elle, la devise inscrite sur cette bague ? En même temps elle lui désignait l’anneau à cachet que Mabel lui avait laissé. Il le portait habituellement au petit doigt de sa main gauche.

— Ce sont, répondit-il, deux mots français très simples en eux-mêmes, mais dont notre langue ne possède pas l’équivalent. Quand même ! cela exprime la résolution, le parti-pris coûte que coûte. Il y a dans cette locution elliptique comme un geste, un mouvement d’épaules qui secoue l’obstacle et le brave. Notwithstanding, even so, ne la rendent que d’une manière tout à fait insuffisante…

Pendant cette explication, Wilmot souffrait singulièrement. Il lui semblait spécialement pénible, même au milieu de tant d’autres tristesses, que Madeleine eût remarqué cette bague et le forçât à se souvenir de celle qui l’avait portée avant lui.

Quand même ! répéta-t-elle avec des accens d’une douceur infinie, et comme, penché vers elle, il la dérobait aux regards, comme personne n’était à portée de les entendre, comme leurs regards venaient de se rencontrer et de se confondre : — en bien ! lui dit-elle, je me sens heureuse, très heureuse… quand même !

…………………..

Wilmot, de retour chez lui, s’assit pour réfléchir à ce qu’il venait de dire et d’entendre. La fatigue, les émotions de la journée, l’avaient abattu. Mille confuses images passaient devant ses yeux éblouis. La pièce où il était semblait se remplir de fantômes. Allait-il donc fléchir, allait-il tomber malade ? Oh ! non, cela ne se pouvait… Plus tard à la bonne heure ! la maladie, la mort, seraient les bienvenues ; mais à présent, non, il fallait rester à son poste. Il sonna, se fit servir quelques alimens, et, quand il les eut pris, il sentit se rétablir en lui un certain équilibre. Sa voiture était commandée ; il entendit du bruit dans le vestibule et pensa qu’il s’était oublié à réfléchir. Courant en sursaut à la porte de son cabinet : — Le brougham est là ? demanda-t-il à son valet de chambre.

— Non, monsieur, répondit le domestique d’un air embarrassé.

— Quoi donc alors ?

— Un message de Brook-Street, envoyé par le capitaine Kilsyth…

Wilmot fit un pas dans le vestibule et reconnut le valet de Ronald. Cet homme était pâle et semblait consterné. — Qu’y a-t-il donc, Martin ? Parlez vite !

— Le capitaine m’envoie, monsieur, pour vous apprendre que mistress Caird est morte… Quelques minutes après votre départ, monsieur… Elle a passé comme un pauvre agneau… Personne ne s’en est douté jusqu’au moment où la garde a voulu la soulever pour la porter au lit…


Parmi les personnes dont le cœur saignait à la pensée de cette fin précoce, triste dénoûment d’une existence qui aurait pu être si belle, nous ne compterons point M. Ramsay Caird. Il avait assisté presque impassible à la longue et pénible agonie de sa jeune femme. Interrogé par lui dès le début, Wilmot n’avait pas cru devoir lui cacher le danger qui menaçait Madeleine ; mais M. Caird avait voulu, contre vent et marée, maintenir l’optimisme de ses vues, et, sur la foi des espérances qu’il s’obstinait à garder, ne changer que fort peu de chose à ses façons de vivre. — Je ne sers à rien, répétait-il volontiers avec une modestie méritoire ; je suis plutôt un embarras autour de ce lit de malade. On n’y voit d’ailleurs que des mines refrognées ; ni mon beau-père ni mon beau-frère, installés chez moi comme à demeure, ne se gênent pour dissimuler l’ennui que ma présence leur cause. Je n’en fais pas moins ma corvée quand il le faut absolument, mais, à parler franc, ceci ne m’amuse pas toujours. — Le fait est qu’on ne le voyait guère chez lui à partir de l’heure matinale où il venait, très régulièrement, très poliment, demander comment Madeleine avait passé la nuit. Dans le monde où son mariage l’avait introduit, il n’avait conservé que fort peu de relations. Tout au plus continuait-il à rencontrer les égards que la politesse commande chez ceux-là mêmes qui avaient paru disposés à se lier avec lui, et qui se pressaient aux premières réceptions du jeune ménage. Leur bienveillance, qui n’arrivait jusqu’à lui que par ricochet, n’avait pas survécu aux révélations indiscrètes de Tommy Toshington, et ils avaient trouvé fort impertinente la préférence si tôt accordée à la Favorita sur une des plus charmantes perles de l’écrin aristocratique. Donc Ramsay Caird, — être éminemment sociable, — avait dû chercher ailleurs ses relations habituelles, et il en était venu, faute de discernement et de délicats scrupules, à en choisir de nouvelles dans le cercle où se rencontrent les bannis de la bonne compagnie. Un certain nombre de ces déclassés l’avaient accepté dans leur groupe, et pour l’exploiter plus à leur aise étaient parvenus à lui donner le goût des délassemens équivoques et des hasardeuses spéculations du turf. Cette espèce d’affiliation avait été cachée dans le principe à tous ceux qu’elle pouvait alarmer et choquer ; mais Ramsay Caird n’était point d’humeur à se contraindre longtemps, et tout le monde eut bientôt le secret de ses absences continuelles, de ses voyages à chaque instant renouvelés. La muette indignation de Kilsyth et de Ronald, les remontrances savamment ménagées de lady Muriel, ne purent le retenir sur cette pente glissante, et il fut bientôt connu comme un des joueurs habituels du betting-ring.

Lady Muriel comprit alors pour la première fois de sa vie le néant de certaines fiertés. Par degrés insensibles, de complaisance en complaisance, de dissimulation en dissimulation, elle descendait, elle, la grande dame par excellence, au rôle le moins fait pour une femme comme il faut ; confidente unique d’un viveur et de ses obscures escapades, elle avait à pallier les désordres d’une vie honteuse, à trouver, pour les torts qu’elle ne pouvait tout à fait cacher, des excuses mensongères. Le sentiment de la responsabilité qu’elle avait assumée en mariant Madeleine à Ramsay Caird, la crainte des reproches qu’elle avait encourus et qu’elle lisait dans les yeux de son mari, de son beau-fils, de tous les amis de la famille, l’avaient réduite à cette pénible et dégradante extrémité.

Un jour cependant la patience lui manqua. Ce fut lorsque son protégé vint lui déclarer que des courses importantes où il avait engagé des capitaux considérables le mettaient dans l’absolue nécessité de partir immédiatement pour Paris. Or l’état alarmant de Madeleine, bien connu de tous, donnait à ce voyage, qu’il n’était pas facile de motiver, un caractère d’odieuse et révoltante inopportunité. Lady Muriel, forcée dans les derniers retranchemens de sa patience et profitant de l’occasion pour décharger son âme ulcérée, fit cette fois entendre à son jeune cousin une philippique à laquelle rien n’avait préparé les oreilles de ce malheureux. Aussi le révolta-t-elle de prime abord, et lui fit-elle proclamer son indépendance en termes assez peu mesurés. Réflexion faite cependant, il se calma, reconnut une partie de ses torts, demanda pardon à sa noble cousine, et finit, promettant d’ailleurs que cette absence serait la dernière, par donner suite à son projet de départ.

L’avant-veille du jour où Madeleine devait quitter ce monde, son mari passait le détroit en fort joyeuse compagnie. Le jour même des funérailles, on aurait pu le voir aux courses de Chantilly,… et le soir, victime d’un vulgaire accident, on le rapportait presque mort à l’hôtel Meurice, où il succomba quelques heures plus tard. Dans sa gerbe mêlée, le trépas, ce terrible moissonneur, venait ainsi de recueillir en même temps un bel épi blond du blé le plus pur et une misérable tige de folle avoine.

La nouvelle de cette triste aventure, transmise à Londres par un des compagnons de voyage de Ramsay Caird, arriva le surlendemain des funérailles de Madeleine. La lettre, adressée à Kilsyth, ne fut ouverte qu’au bout de quelques jours par ce pauvre vieillard, devenu indifférent à tous les intérêts de la vie. A peine se rendit-il compte de ce qu’elle renfermait. Il fit appeler Ronald, qui le lui expliqua sans manifester ni la moindre surprise ni la moindre pitié. — Pauvre Ramsayl s’écria machinalement le bon Kilsyth ; mais l’instant d’après il en revint à sa lamentation habituelle : — My poor Maddy !… my bonnie lass ! my own childie ! — Chacune de ces plaintes allait au cœur de lady Muriel, et y ranimait l’impression cuisante d’un remords qu’elle n’avouera jamais.

Ils retournèrent peu après dans leur belle résidence des montagnes. Pour la première fois de sa vie, lady Muriel sentait fléchir son courage à l’idée de reparaître dans le monde. Ronald l’intimidait particulièrement, et d’ailleurs elle ressentait plus qu’elle ne s’y était attendue la perte de cette douce enfant, immolée par elle au souvenir de la promesse funèbre jadis obtenue par Stewart Caird.

Aujourd’hui tous ces personnages vivent encore. Kilsyth a repris en partie ses forces physiques, ramenées par l’air natal. Il a conservé ses habitudes viriles et chasse comme autrefois ; mais ses gillies étonnés ne retrouvent plus en lui la verve entreprenante, le joyeux élan de ce chieftain qu’ils suivaient avec tant de plaisir et d’ardeur.

Selon le vœu de Madeleine mourante et malgré la différence de leurs caractères, Chudleigh Wilmot et Ronald Kilsyth se sont étroitement liés. Le premier a vu s’éteindre l’étoile qui le guidait. Il marche dans une espèce d’obscurité avec deux sentimens très distincts : une angoisse inexplicable qui semble le menacer de quelque désastre inconnu, puis la notion d’un vide que rien ne saurait combler. Quant au second, il est resté inflexible et austère dans le chemin du devoir. Son avancement a été rapide et doit le porter jeune encore aux premiers rangs de l’armée. Il s’occupe beaucoup, aidé en ceci par Wilmot, d’améliorer les conditions hygiéniques de la vie des camps. À cette noble préoccupation se rattache sans doute le voyage que ces deux amis firent en Algérie dans le courant de l’année dernière. Une femme jeune encore les accompagnait, et cette circonstance tout à fait exceptionnelle fournissait de temps en temps quelque glose indiscrète aux officiers d’état-major ; mais en somme personne n’attachait la moindre importance à ces plaisanteries traditionnelles, et l’un de ces jeunes gens résumait exactement la pensée de tous quand il disait un jour en allumant sa cigarette : — Mistress Prendergast, à mon avis, c’est miss Nightingale, mais miss Nightingale réduite à ne soigner qu’un blessé. Le blessé, venant à guérir, l’épousera peut-être… Je serais pourtant bien étonné si le docteur Wilmot se mariait jamais.


E.-D. FORGUES.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre et du 1er octobre.