Fin Moka

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Floréal du 17 janvier 1920numéro 3 (p. 67-68).


FIN MOKA

Nouvelle Inédite par Marguerite AUDOUX


Quand Alfred rentra ce soir-là, il vit tout de suite que les enfants étaient déjà couchés et que Louise n’avait pas mis la table pour le dîner. Il posa sa mandoline sur le buffet en même temps qu’un gros rouleau de papiers, et il mit longtemps à accrocher son pardessus au portemanteau qui était cloué sur la porte. Ensuite, il alla embrasser les deux petits qui se dressaient en l’appelant et il revint s’appuyer contre le buffet sans rien dire. Louise enleva l’abat-jour de la lampe pour mieux voir son mari. Elle le fixa de ses yeux vifs et lui dit :

— Eh bien ?

Alfred essaya d’imiter la voix de sa femme en disant sur le même ton :

— Eh bien ?

Et tout en faisant une grimace, il retourna les deux poches de son gilet, et dit :

— Eh bien, voilà !

Louise remit l’abat-jour sur la lampe ; elle ramassa son travail de couture qui avait glissé à terre, et dit d’une voix tranquille, sans regarder Alfred :

— Tu n’as pas d’argent : c’est bien fait. Je voudrais que cela t’arrive tous les jours, tu aurais peut-être plus de courage pour reprendre ton métier, au lieu d’aller vendre des chansons par les rues.

Elle regarda encore son mari, et en lui montrant du doigt la mandoline, elle dit d’un air moitié riant, moitié méprisant :

— Si tu as faim, mange ton jambonneau.

Comme s’il eût craint vraiment que sa mandoline fût en danger d’être mangée, Alfred la prit et alla l’accrocher à un clou au-dessus du lit. Louise reprit en le suivant des yeux :

— Oui, tu la soignes mieux que tes enfants, mais il arrivera bien un jour que je la flanquerai dans le feu, et si elle ne peut nourrir tes petits, elle servira au moins à les chauffer.

Alfred revint près du buffet, et tout en se baissant pour regarder dedans, il rappela à sa femme qu’il lui avait laissé six sous le matin. Alors, Louise perdit patience ; elle haussa sa voix claire pour dire qu’elle avait fait six fois le tour du marché avec ses six sous, et qu’à la fin, elle avait acheté un peu de fromage pour elle et les enfants, et pour lui un radis noir qu’il réclamait depuis longtemps. Elle ajouta qu’elle l’avait même préparé. Elle le désigna dans le buffet ouvert :

— Tiens, là, dans ce bol recouvert d’une assiette.

Alfred prit le bol, et ce fut à son tour de hausser la voix :

— Mais ce n’est pas comme cela qu’on prépare un radis noir : il fallait au moins enlever la pelure.

Et comme Louise disait qu’elle avait fait de son mieux, il cria plus fort :

— On voit bien que Madame n’en mange pas. Si Madame en mangeait, elle aurait pris soin de le préparer proprement.

Il balançait le bol où le radis coupé en morceaux trempait avec du gros sel dans une eau grise. Il l’approcha sous le nez de sa femme :

— Enfin, regarde comme il est appétissant, ton radis noir ! On dirait des jetons d’un jeu de dames.

Et Alfred sortait les rondelles l’une après l’autre et les laissait retomber dans le jus.

Louise ne put s’empêcher de rire en voyant la mine dégoûtée de son mari. Son petit visage mince sembla disparaître, et on ne vit plus que sa bouche trop grande qui laissait voir toutes ses dents. Alfred regardait rire sa femme, et tout à coup, il allongea le bras vers elle et la coiffa du bol. Elle poussa un grand cri, puis elle secoua la tête et envoya rouler le bol qui se brisa, tandis que le radis s’éparpillait autour d’elle. Elle était si drôle avec ses cheveux mouillés et ses ronds de radis dans le chignon, que son mari éclata de rire à son tour.

Mais il ne rit pas longtemps : sa femme sauta sur lui, et de ses petits poings maigres, elle le frappa aux épaules et à la poitrine. Alfred n’y pouvait croire ; il disait, stupéfait :

— Elle me bat !

Et, tout en cherchant à s’éloigner de sa femme, il disait en riant :

— Voyez donc cette araignée ! Si je voulais, je l’écraserais sur le mur avec mon pouce, et c’est elle qui me bat !

Les enfants se mirent à pousser des cris perçants. Aussitôt, Louise lâcha son mari, et après avoir caressé les deux petits, elle alla s’asseoir près de la fenêtre, et se mit à pleurer tout bas.

Alfred ramassa les morceaux de radis qu’il jeta dans le feu. Il essuya soigneusement la table et le parquet que l’eau salée avait tachés ; puis il rapporta de la cuisine le filtre à café et une casserole pleine d’eau. Pendant que l’eau chauffait, il retira du filtre une grosse pincée de marc et il en saupoudra le couvercle du poêle. Aussitôt, une fumée âcre et épaisse monta en l’air et se répandit dans toute la chambre. Louise cessa de pleurer pour demander à son mari s’il avait l’intention de les asphyxier. Il répondit sans mauvaise humeur :

— Mais non. Seulement, puisque je n’ai rien à manger, je vais me faire un fin moka.

Louise savait qu’il n’y avait pas de café dans la maison. Elle le dit à son mari. Mais, lui, répondit qu’il n’en avait pas besoin, et que cela ne l’empêcherait pas de boire du bon café.

Louise alla fermer les rideaux qui entouraient le lit des enfants ; puis elle revint près de son mari qui s’était assis auprès du poêle. Elle lui dit, en se penchant un peu sur lui :

— Si je t’ai fait mal, c’est tant pis pour toi : tu l’avais bien mérité.

Alfred la fit asseoir sur une chaise qu’il attira près de lui ; il lui prit les deux mains, lui replia les doigts en dedans, et quand il eut enfermé les deux petits poings dans une seule de ses mains, il se remit à parler d’une voix un peu désenchantée. Il disait :

— Vois-tu, Louise, on s’aime bien tous les deux, mais ce qu’il y a de malheureux, c’est que tu ne me comprends pas…

Il versa un peu d’eau bouillante sur la cafetière, et en se redressant vers sa femme, il reprit :

— Moi, je suis un homme casernier.

Louise le regarda en ouvrant tout grands ses petits yeux noirs ; alors, il expliqua :

— Tu sais bien comme on appelle les gens qui n’aiment pas à sortir de chez eux.

— Ah, oui : casanier, dit Louise avec un petit mouvement de la bouche, comme si elle allait sourire.

— Eh bien, c’est comme je le dis, reprit Alfred, je suis casernier, et tu ne l’as jamais compris.

Il réfléchit un moment, et il continua :

— Si tu voulais, on pourrait être heureux ; les femmes gagnent plus d’argent que les hommes, à vendre des chansons ; et puisque tu as une jolie voix, et que tu sais jouer de la mandoline…

Il s’arrêta un petit moment, et il poursuivit en regardant sa femme :

— Moi, je resterai à la maison pour soigner les enfants, et je te soignerai bien aussi, parce que tu n’es pas forte.

Louise ne bougeait pas. Elle tenait sa tête inclinée comme si elle cherchait à comprendre une chose difficile. La voix de son mari disait maintenant :

— Il y a bien des femmes qui seraient contentes d’avoir un mari comme moi. Je ne suis pas méchant, comme mon frère Charles, ni menteur comme Léon, ni coureur comme Jules. Je ne suis pas gourmand non plus, et je me contenterai d’un morceau de pain et d’une saucisse, pourvu que je reste à la maison.

Le regard de Louise se posa sur le visage plein de santé de son mari. Il s’arrêta aussi sur ses larges épaules, et après un soupir, elle dit :

— J’avais déjà pensé à prendre ta place pour gagner notre vie.

Alfred embrassa les deux petits poings avant de leur rendre la liberté, et tout en versant le reste de l’eau bouillante sur la cafetière, il dit, tout triomphant :

— Tu verras comme je saurai bien tenir la maison propre et faire des économies.

Il mit une nouvelle pincée de marc sur le poêle, et il enfla un peu la voix pour dire qu’une bonne ménagère pouvait faire beaucoup de choses avec rien : et comme Louise souriait d’un air triste et incrédule, il lui montra tout de suite la manière de faire du café sans café :

— Oh ! ce n’est pas malin, dit-il. Pendant que l’eau passe sur une partie du marc, on brûle l’autre partie qui lui donne son parfum et ainsi, en le buvant, on a le goût et la bonne odeur d’une tasse de fin moka.

Il souleva la cafetière vers sa femme, et il dit tout en souriant :

— Tu vas en prendre une tasse avec moi, et demain tu pourras commencer à vendre des chansons.


Marguerite AUDOUX.