Flamarande/12

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Michel Lévy frères (p. 52-56).



XII


Quand j’eus fini cette inspection sommaire, qui ne pouvait rien m’apprendre, je me gardai bien d’aller chercher le fusil demandé, et j’allai furtivement rejoindre les deux adversaires au fond du jardin.

Ils parlaient avec animation à voix basse, mais avec cette articulation nette et serrée qu’on a dans les grandes crises de la vie. M. de Salcède subissait un rude interrogatoire, tout en protestant de l’innocence de ses intentions.

— C’est vous, disait-il, qui m’apprenez la présence de madame la comtesse dans son appartement ; en y entrant comme en sortant, j’étais persuadé qu’elle n’y était pas. Je ne l’ai pas vue, je ne l’ai pas devinée. Je vous avais vus partir ensemble. Pouvais-je prévoir que vous étiez revenus ?

— Vous avez appris par quelque hasard qu’un accident de voiture nous avait forcés de revenir.

— Je ne l’ai appris de personne.

— Vous l’avez appris par le concierge en rentrant.

— Nous n’avons pas échangé un mot, cet homme et moi.

— Pourquoi rentriez-vous ici quand tous vos compagnons restaient au rendez-vous de chasse ?

— Seul je n’étais pas ivre, et leur bruit m’était insupportable.

— Vous êtes un maladroit : vous deviez feindre l’ivresse et dire qu’en entrant chez moi, vous avez cru entrer chez vous.

— Je n’ai rien à feindre. J’ai cru entrer dans un appartement où il n’y avait plus personne.

— Eh bien, alors pourquoi ? Expliquez donc cette charmante fantaisie !

— Je ne peux pas l’expliquer, on n’explique pas une fantaisie.

— Il suffit, reprit le comte. Il ne me convient pas que ma femme soit l’objet d’une fantaisie quelconque dans votre pensée. Nous allons entrer dans cette prairie au bout de laquelle est un petit bois, nous tirerons au sort, et celui à qui échoira le fusil tuera l’autre à bout pourtant.

— Non, Adalbert, non ! nous nous donnerons rendez-vous à Paris, où dès demain je vais me rendre pour recevoir vos ordres.

— Vous espérez que jusque-là j’aurai faibli, qu’on m’aura persuadé… Non, je veux votre mort ou la mienne tout de suite. Charles ne revient pas…

Je me montrai et déclarai que le fusil de M. de Salcède était hors de service.

— C’est faux, s’écria M. le comte, j’irai le chercher moi-même !

Et, s’élançant avec une vigueur soudaine, il fit un cri et tomba en portant la main à son côté droit. Sa maladie de foie, exaspérée par cette colère, lui ôtait la force de se venger sur l’heure. M. de Salcède le prit dans ses bras sans rien dire et le porta chez lui. Sur le seuil, il le remit à mes soins et disparut sans m’adresser un mot.

Madame parut s’éveiller d’un profond sommeil, et, tout effrayée de voir son mari évanoui, elle m’aida à le mettre au lit et courut appeler la baronne, qui ne s’était pas couchée, attendait toujours Salcède au salon et ne se doutait de rien.

Ces dames soignèrent le comte, qui revint à lui et ne parla de l’événement ni à l’une ni à l’autre. Je compris que je devais me taire aussi. Le lendemain de grand matin, M. de Salcède était parti, laissant à madame de Montesparre un billet où il lui disait que son père était gravement malade, et qu’il courait le soigner. M. le comte, encore souffrant, ne se leva que dans la soirée, s’informant beaucoup de la voiture de voyage, qui ne fut en état de marcher que le jour suivant.

Nous étions à Paris quatre jours après l’événement que je viens de raconter. Le lendemain de notre arrivée, M. le comte sortit de bonne heure et rentra très-pâle vers midi. Je devinai qu’il venait de se battre, et je l’examinai avec anxiété.

— Je n’ai rien, me dit-il tout bas. Je suis vengé.

Dans la journée, il m’envoya demander des nouvelles de M. de Salcède. Elles étaient fort mauvaises.

— M. le marquis est fort mal, lui dis-je en rentrant. Il ne passera pas la journée, et son père est mort de saisissement en le voyant rentrer dans l’état où M. le comte l’a mis.

M. de Flamarande eut encore une crise, et, quand il en fut revenu, il me dit de fermer les portes et me parla ainsi qu’il suit :

— Charles, j’ai été indignement trompé, mais je me suis trop cruellement vengé. D’un coup d’épée j’ai tué le jeune homme qui avait été mon meilleur ami, et le vieillard qui fut le meilleur ami de mon père. J’espère que je mourrai bientôt à mon tour, car je déteste la vie. J’ai fait mon testament, j’ai assuré votre sort. Puis-je compter sur votre éternelle discrétion ? Vous seul au monde connaissez la cause de ce duel. Madame de Flamarande, quand elle l’apprendra, voudra qu’on lui explique tout. Vous n’expliquerez rien, vous direz que vous ne savez rien.

— Ce sera dire la vérité, monsieur le comte, car je ne sais rien, et il est possible que madame la comtesse ne sache rien non plus.

— M. de Salcède aurait pénétré chez elle à son insu ? Vous trouvez cela probable ?

— Je le trouve possible.

— Qu’aurait-il été faire chez elle, s’il l’eût crue partie ?

— Prendre quelque chose d’oublié par elle, respirer un parfum, un bouquet peut-être !

— Un bouquet ? Oui ! quand je lui ai percé la poitrine… le malheureux faisait semblant de se défendre… il se livrait !… on a trouvé sur lui un bouquet flétri… Ah ! c’est cela, un gage de leur amour, le bouquet d’adieu ! J’ai cru que c’était une manie de botaniste d’avoir ces fleurs sur le cœur en mourant. Il les a réclamées d’une main défaillante, et moi, j’ai ordonné qu’on les lui rendît… On l’enterrera avec cela. Eh bien, il est plus heureux que moi, et il me brave jusque dans la tombe ! Il a été aimé un jour dans sa courte vie, et moi, je pourrais vivre un siècle… je ne le serai jamais !