Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. Delbos)/Deuxième section

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Deuxième partie


PASSAGE DE LA PHILOSOPHIE MORALE POPULAIRE A LA METAPHYSIQUE DES MOEURS



Si nous avons tiré jusqu'ici notre concept du devoir de l'usage commun de la raison pratique, il n'en faut nullement conclure que nous l'ayons traité comme un concept empirique. Loin de là, si nous appliquons notre attention à l'expérience de la conduite des hommes, nous nous trouvons en présence de plaintes continuelles et, nous l'avouons nous-mêmes, légitimes, sur ce fait, qu'il n'y a point d'exemples certains que l'on puisse rapporter de l'intention d'agir par devoir, que mainte action peut être réalisée conformément à ce que le devoir ordonne, sans qu'il cesse pour cela d'être encore douteux qu'elle soit réalisée proprement par devoir et qu'ainsi elle ait une valeur morale. Voilà pourquoi il y a eu en tout temps des philosophes qui ont absolument nié la réalité de cette intention dans les actions humaines et qui ont tout attribué à l'amour-propre plus ou moins raffiné; ils ne mettaient pas en doute pour cela la justesse du concept de moralité; ils parlaient au contraire avec une sincère affliction de l'infirmité et de l'impureté de la nature humaine, assez noble, il est vrai, suivant eux, pour faire sa règle d'une idée si digne de respect, mais en même temps trop faible pour la suivre, n'usant de la raison qui devrait servir à lui donner sa loi que pour prendre souci de l'intérêt des inclinations, soit de quelques-unes d'entre elles, soit, si l'on met les choses au mieux, de toutes, en les conciliant entre elles le mieux possible.

En fait, il est absolument impossible d'établir par expérience avec une entière certitude un seul cas où la maxime d'une action d'ailleurs conforme au devoir ait uniquement reposé sur des principes moraux et sur la représentation du devoir. Car il arrive parfois sans doute qu'avec le plus scrupuleux examen de nous-mêmes nous ne trouvons absolument rien qui, en dehors du principe moral du devoir, ait pu être assez puissant pour nous pousser à telle ou telle bonne action et à tel grand sacrifice; mais de là on ne peut nullement conclure avec certitude que réellement ce ne soit point une secrète impulsion de l'amour-propre qui, sous le simple mirage de cette idée, ait été la vraie cause déterminante de la volonté; c'est que nous nous flattons volontiers en nous attribuant faussement un principe de détermination plus noble; mais en réalité nous ne pouvons jamais, même par l'examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu'aux mobiles secrets; or, quand il s'agit de valeur morale, l'essentiel n'est point dans les actions, que l'on voit, mais dans ces principes intérieurs des actions, que l'on ne voit pas.

On ne peut pas non plus rendre à ceux qui se rient de toute moralité, comme d'une chimère de l'imagination humaine qui s'exalte elle-même par présomption, de service plus conforme à leur désirs, que de leur accorder que les concepts du devoir ( avec cette facilité de conviction paresseuse qui fait aisément admettre qu'il en est également ainsi de tous les autres concepts) doivent être dérivés uniquement de l'expérience; c'est, en effet, leur préparer un triomphe certain. Je veux bien, par amour de l'humanité, accorder que la plupart de nos actions soient conformes au devoir; mais si l'on examine de plus près l'objet et la fin, on se heurte partout au cher moi, qui toujours finit par ressortir; c'est sur lui, non sur le strict commandement du devoir, qui le plus souvent exigerait l'abnégation de soi-même, que s'appuie le dessein dont elles résultent. Il n'est pas précisément nécessaire d'être un ennemi de la vertu, il suffit d'être un observateur de sang-froid qui ne prend pas immédiatement pour le bien même le vif désir de voir le bien réalisé, pour qu'à certains moments (surtout si l'on avance en âge et si l'on a le jugement d'une part mûri par l'expérience, d'autre part aiguisé par l'observation) on doute que quelque véritable vertu se rencontre réellement dans le monde. Et alors il n'y a rien pour nous préserver de la chute complète de nos idées du devoir, pour conserver dans l'âme un respect bien fondé de la loi qui le prescrit, si ce n'est la claire conviction que, lors même qu'il n'y aurait jamais eu d'actions qui fussent dérivées de ces sources pures, il ne s'agit néanmoins ici en aucune façon de savoir si ceci ou cela a lieu, mais que la raison commande par elle-même et indépendamment de tous les faits donnés ce qui doit avoir lieu, que par suite des actions dont le monde n'a peut-être jamais encore offert le moindre exemple jusqu'aujourd'hui, dont la possibilité d'exécution pourrait être mise en doute par celui-là précisément qui fonde tout sur l'expérience, sont cependant ordonnées sans rémission par la raison, que, par exemple, la pure loyauté dans l'amitié n'en est pas moins obligatoire pour tout homme, alors même qu'il se pourrait qu'il n'y eût jamais d'ami loyal jusqu'à présent, parce que ce devoir est impliqué comme devoir en général avant toute expérience dans l'idée d'une raison qui détermine la volonté par des principes a priori.

Si l'on ajoute qu'à moins de contester au concept de moralité toute vérité et toute relation à quelque objet possible, on ne peut disconvenir que la loi morale ait une signification à ce point étendue qu'elle doive valoir non seulement pour des hommes, mais tous les êtres raisonnables en général, non pas seulement sous des conditions contingentes et avec des exceptions, mais avec une absolue nécessité, il est clair qu'aucune expérience ne peut donner lieu de conclure même à la simple possibilité de telles lois apodictiques. Car de quel droit pourrions-nous ériger en objet d'un respect sans bornes, comme une prescription universelle pour toute nature raisonnable, ce qui peut-être ne vaut que dans les conditions contingentes de l'humanité? Et comment des lois de la détermination de notre volonté devraient-elles être tenues pour des lois de la détermination de la volonté d'un être raisonnable en général, et à ce titre seulement, pour des lois applicables aussi à notre volonté propre, si elles étaient simplement empiriques et si elles ne tiraient pas leur origine complètement a priori d'une raison pure, mais pratique?

On ne pourrait non plus rendre un plus mauvais service à la moralité que de vouloir la faire dériver d'exemples. Car tout exemple qui m'en est proposé doit lui-même être jugé auparavant selon des principes de la moralité pour qu'on sache s'il est bien digne de servir d'exemple originel, c'est-à-dire de modèle; mais il ne peut nullement fournir en tout premier lieu le concept de moralité. Même le Saint de l'Evangile doit être d'abord comparé avec notre idéal de perfection morale avant qu'on le reconnaisse comme tel; aussi dit-il de lui-même : Pourquoi m'appelez-vous bon, moi (que vous voyez)? Nul n'est bon (le type du bien) que Dieu seul (que vous ne voyez pas). Mais d'où possédons-nous le concept de Dieu comme souverain bien? Uniquement de l'idée que la raison trace a priori de la perfection morale et qu'elle lie indissolublement au concept d'une libre volonté. En matière morale l'imitation n'a aucune place; des exemples ne servent qu'à encourager, c'est-à-dire qu'ils mettent hors de doute la possibilité d'exécuter ce que la loi ordonne; ils font tomber sous l'intuition ce que la règle pratique exprime d'une manière plus générale; mais ils ne peuvent jamais donner le droit de mettre de côté leur véritable original, qui réside dans la raison, et de se régler sur eux.

Si donc il n'y a pas de vrai principe suprême de la moralité qui ne doive s'appuyer uniquement sur une raison pure indépendamment de toute expérience, je crois qu'il n'est même pas nécessaire de demander s'il est bon d'exposer ces concepts sous forme universelle (in abstracto), tels qu'ils existent a priori avec les principes qui s'y rattachent, supposé du moins que la connaissance proprement dite doive se distinguer de la connaissance commune et prendre le titre de philosophique. Mais de nos jours cette question pourrait bien être nécessaire. Car, si l'on recueillait les suffrages pour savoir laquelle doit être préférée, ou bien d'une connaissance rationnelle pure séparée de tout élément empirique, d'une métaphysique des mœurs par conséquent, ou bien d'une philosophie pratique populaire, on devine bien vite de quel côté pencherait la balance.

Il est sans contredit tout à fait louable de descendre aussi aux concepts populaires lorsqu'on a réussi d'abord à s'élever, et de façon à satisfaire pleinement l'esprit, jusqu'aux principes de la raison pure. Procéder ainsi, c'est fonder tout d'abord la doctrine des mœurs sur une métaphysique, et ensuite celle-ci fermement établie, la rendre accessible par vulgarisation. Mais il est tout à fait absurde de vouloir condescendre à cette accommodation dès les premières recherches, dont dépend toute l'exactitude des principes. Ce n'est pas seulement que ce procédé ne saurait jamais prétendre au mérite extrêmement rare d'une véritable vulgarisation philosophique; car il n'y a vraiment rien de difficile à se faire comprendre du commun des hommes quand pour cela on renonce à toute profondeur de pensée; mais il en résulte alors une fastidieuse mixture d'observations entassées pêle-mêle et de principes d'une raison à moitié raisonnante; les cerveaux vides s'en repaissent, parce qu'il y a là malgré tout quelque chose d'utile pour le bavardage quotidien; mais les esprits pénétrants n'y trouvent que confusion, et dans leur désappointement ils ne peuvent, sans savoir à quoi se prendre, qu'en détourner les yeux. Cependant, s'il est des philosophes qui ne soient pas dupes de trompe-l'oeil, ils trouvent un accueil peu favorable, quand ils détournent pour un temps de la prétendue vulgarisation, afin de conquérir le droit de vulgariser une fois seulement qu'ils seront arrivés à des vues définies.

Que l'on examine seulement les essais sur la moralité composés dans ce goût favori; on trouvera tantôt la destination particulière de la nature humaine (mais de temps à autre aussi l'idée d'une nature raisonnable en général), tantôt la perfection, tantôt le bonheur, ici le sentiment moral, là la crainte de Dieu, un peu de ceci, mais un peu de cela également, le tout singulièrement mêlé; cependant on ne s'avise pas de demander si c'est bien dans la connaissance de la nature humaine (que nous ne pouvons pourtant tenir que de l'expérience) qu'il faut chercher les principes de la moralité; et du moment qu'il n'en est pas ainsi, du moment que ces principes sont entièrement a priori, indépendants de toute matière empirique, et ne doivent pouvoir se trouver que dans les purs concepts de la raison, et nulle part ailleurs, pas même pour la moindre part, on n'a pas cependant l'idée de mettre résolument tout à fait à part cette recherche conçue comme philosophie pure pratique ou (si l'on ose se servir d'un nom si décrié) comme Métaphysique (3) des mœurs, de la porter pour elle-même à sa pleine perfection et de demander au public qui souhaite la vulgarisation de prendre patience jusqu'à la fin de cette entreprise.

Or une telle Métaphysique des mœurs, complètement isolée, qui n'est mélangée ni d'anthropologie, ni de théologie, ni de physique ou d'hyperphysique, encore moins de qualités occultes (qu'on pourrait appeler hypophysiques), n'est pas seulement un indispensable substrat de toute connaissance théorique des devoirs définie avec certitude, elle est encore un desideratum de la plus haute importance pour l'accomplissement effectif de leurs prescriptions. Car la représentation du devoir et en général de la loi morale, quand elle est pure et qu'elle n'est mélangée d'aucune addition étrangère de stimulants sensibles, a sur le cœur humain par les voies de la seule raison ( qui s'aperçoit alors qu'elle peut être pratique par elle-même) une influence beaucoup plus puissante que celle de tous les autres mobiles (4) que l'on peut évoquer du champ de l'expérience, au point que dans la conscience de sa dignité elle méprise ces mobiles, et que peu à peu elle est capable de leur commander; au lieu qu'une doctrine morale bâtarde, qui se compose de mobiles fournis par des sentiments et des inclinations en même temps que de concepts de la raison, rend nécessairement l'âme hésitante entre des motifs d'action qui ne se laissent ramener à aucun principe, qui ne peuvent conduire au bien que tout à fait par hasard, et qui souvent aussi peuvent conduire au mal.

Par ce qui précède, il est évident que tous les concepts moraux ont leur siège et leur origine complètement a priori dans la raison, dans la raison humaine la plus commune aussi bien que dans celle qui est au plus haut degré spéculative; qu'ils ne peuvent pas être abstraits d'une connaissance empirique, et par suite, simplement contingente; que c'est cette pureté d'origine qui les rend précisément dignes comme ils le sont de nous servir de principes pratiques suprêmes; que tout ce qu'on ajoute d'empirique est autant d'enlevé à leur véritable influence et à la valeur absolue des actions; que ce n'est pas seulement une exigence de la plus haute rigueur, au point de vue théorique, quand il s'agit simplement de spéculation, mais qu'il est encore de la plus grande importance pratique de puiser ces concepts et ces lois à la source de la raison pure, de les présenter purs et sans mélange, qui plus est, de déterminer l'étendue de toute cette connaissance rationnelle pratique et cependant pure, c'est-à-dire la puissance entière de la raison pure pratique, de s'abstenir ici toutefois, quoique la philosophie spéculative le permette et qu'elle le trouve même parfois nécessaire, de faire dépendre les principes de la nature particulière de la raison humaine, mais puisque des lois morales doivent valoir pour tout être raisonnable en général, de les déduire du concept universel d'un être raisonnable en général, et ainsi d'exposer toute la morale, qui dans son application aux hommes a besoin de l'anthropologie, d'abord indépendamment de cette dernière science, comme philosophie pure, c'est-à-dire comme métaphysique, de l'exposer, dis-je, ainsi complètement (ce qui est aisé à faire dans ce genre de connaissance tout à fait séparé), en ayant bien conscience que si l'on n'est pas en possession de cette métaphysique, c'est peine inutile, je ne veux pas dire de déterminer exactement pour le jugement spéculatif l'élément moral du devoir dans tout ce qui est conforme au devoir, mais qu'il est même impossible, en ce qui concerne simplement l'usage commun et pratique, et particulièrement l'instruction morale, de fonder la moralité sur ses vrais principes, de produire par là des dispositions morales pures et de les inculquer dans les âmes pour le plus grand bien du monde.

Or, afin d'aller dans ce travail, en nous avançant par une gradation naturelle, non pas simplement du jugement moral commun (qui est ici fort digne d'estime) au jugement philosophique, comme cela a été fait à un autre moment, mais d'une philosophie populaire, qui ne va pas au-delà de ce qu'elle peut atteindre à tâtons au moyen d'exemples, jusqu'à la métaphysique (qui ne se laisse arrêter par rien d'empirique, et qui, devant mesurer tout l'ensemble de la connaissance rationnelle de cette espèce, s'élève en tout cas jusqu'aux Idées, là où les exemples même nous abandonnent), il nous faut suivre et exposer clairement la puissance pratique de la raison, depuis ses règles universelles de détermination jusqu'au point où le concept du devoir en découle.

Toute chose dans la nature agit d'après des lois. Il n'y a qu'un être raisonnable qui ait la faculté d'agir d'après la représentation des lois, c'est-à-dire d'après les principes, en d'autres termes, qui ait une volonté. Puisque, pour dériver les actions des lois, la raison est requise, la volonté n'est rien d'autre qu'une raison pratique. Si la raison chez un être détermine infailliblement la volonté, les actions de cet être qui sont reconnues nécessaires, objectivement sont aussi reconnues telles subjectivement, c'est-à-dire qu'alors la volonté est une faculté de choisir cela seulement que la raison, indépendamment de l'inclination, reconnaît comme pratiquement nécessaire, c'est-à-dire comme bon. Mais si la raison ne détermine pas suffisamment par elle seule la volonté, si celle-ci est soumise encore à des conditions subjectives (à de certains mobiles) qui ne concordent pas toujours avec les conditions objectives, en un mot, si la volonté n'est pas encore en soi pleinement conforme à la raison (comme cela arrive chez les hommes), alors les actions qui sont reconnues nécessaires objectivement sont subjectivement contingentes, et la détermination d'une telle volonté, en conformité avec des lois objectives, est une contrainte; c'est-à-dire que le rapport des lois objectives à une volonté qui n'est pas complètement bonne est représenté comme la détermination de la volonté d'un être raisonnable par des principes de la raison sans doute, mais par des principes auxquels cette volonté, selon sa nature, n'est pas nécessairement docile.

La représentation d'un principe objectif, en tant que ce principe est contraignant pour une volonté, s'appelle un commandement (de la raison), et la formule du commandement s'appelle un IMPERATIF.

Tous les impératifs sont exprimés par le verbe devoir (sollen), et ils indiquent par là le rapport d'une loi objective de la raison à une volonté qui, selon sa constitution subjective, n'est pas nécessairement déterminée par cette loi (une contrainte). Ils disent qu'il serait bon de faire telle chose ou de s'en abstenir; mais ils le disent à une volonté qui ne fait pas toujours une chose parce qu'il lui est représenté qu'elle est bonne à faire. Or cela est pratiquement bon, qui détermine la volonté au moyen des représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement, c'est-à-dire en vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnable en tant que tel. Ce bien pratique est distinct de l'agréable, c'est-à-dire de ce qui a de l'influence sur la volonté uniquement au moyen de la sensation en vertu de causes purement subjectives, valables seulement pour la sensibilité de tel ou tel, et non comme principe de la raison, valable pour tout le monde (5).

Une volonté parfaitement bonne serait donc tout aussi bien sous l'empire de lois objectives (lois du bien); mais elle ne pourrait pour cela être représentée comme contrainte à des actions conformes à la loi, parce que d'elle-même, selon sa constitution subjective, elle ne peut être déterminée que par la représentation du bien. Voilà pourquoi il n'y a pas d'impératif valable pour la volonté divine et en général pour une volonté sainte; le verbe devoir est un terme qui n'est pas ici à sa place, parce que déjà de lui-même le vouloir est nécessairement en accord avec la loi. Voilà pourquoi les impératifs sont seulement des formules qui expriment le rapport de lois objectives du vouloir en général à l'imperfection subjective de la volonté de tel ou tel être raisonnable, par exemple de la volonté humaine.

Or tous les impératifs commandent ou hypothétiquement ou catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d'une action possible, considérée comme moyen d'arriver à quelque autre chose que l'on veut (ou du moins qu'il est possible qu'on veuille). L'impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement.

Puisque toute loi pratique représente une action possible comme bonne, et par conséquent comme nécessaire pour un sujet capable d'être déterminé pratiquement par la raison, tous les impératifs sont des formules par lesquelles est déterminée l'action qui, selon le principe d'une volonté bonne en quelque façon, est nécessaire. Or, si l'action n'est bonne que comme moyen pour quelque autre chose, l'impératif est hypothétique; si elle est représentée comme bonne en soi, par suite comme étant nécessairement dans une volonté qui est en soi conforme à la raison, le principe qui la détermine est alors l'impératif catégorique.

L'impératif énonce donc quelle est l'action qui, possible par moi, serait bonne, et il représente la règle pratique en rapport avec une volonté qui n'accomplit pas sur-le-champ une action parce qu'elle est bonne, soit que le sujet ne sache pas toujours qu'elle est bonne, soit que, le sachant, il adopte néanmoins des maximes contraires aux principes objectifs d'une raison pratique.

L'impératif hypothétique exprime donc seulement que l'action est bonne en vue de quelque fin, possible ou réelle. Dans le premier cas, il est un principe PROBLEMATIQUEMENT pratique; dans le second, un principe ASSERTORIQUEMENT pratique. L'impératif catégorique qui déclare l'action objectivement nécessaire en elle-même, sans rapport à un but quelconque, c'est-à-dire sans quelque autre fin, a la valeur d'un principe APODICTIQUEMENT pratique.

On peut concevoir que tout ce qui n'est possible que par les forces de quelque être raisonnable est aussi un but possible pour quelque volonté, et de là vient que les principes de l'action, en tant que cette action est représentée comme nécessaire pour atteindre à quelque fin possible susceptible d'être réalisée par là, sont infiniment nombreux. Toutes les sciences ont une partie pratique, consistant en des problèmes qui supposent que quelque fin est possible pour nous, et en des impératifs qui énoncent comment cette fin peut être atteinte. Ces impératifs peuvent donc être appelés en général des impératifs de l'HABILETE. Que la fin soit raisonnable et bonne, ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit ici, mais seulement de ce qu'il faut faire pour l'atteindre. Les prescriptions que doit suivre le médecin pour guérir radicalement son homme, celles que doit suivre un empoisonneur pour le tuer à coup sûr, sont d'égale valeur, en tant qu'elles leur servent les unes et les autres à accomplir parfaitement leurs desseins. Comme dans la première jeunesse on ne sait pas quelles fins pourraient s'offrir à nous dans le cours de la vie, les parents cherchent principalement à faire apprendre à leurs enfants une foule de choses diverses ; ils pourvoient à l'habileté dans l'emploi des moyens en vue de toutes sortes de fins à volonté, incapables qu'ils sont de décider pour aucune de ces fins, qu'elle ne puisse pas d'aventure devenir réellement plus tard une visée de leurs enfants, tandis qu'il est possible qu'elle le devienne un jour ; et cette préoccupation est si grande qu'ils négligent communément de leur former et de leur rectifier le jugement sur la valeur des choses qu'ils pourraient bien avoir à se proposer pour fins.

Il y a cependant une fin que l'on peut supposer réelle chez tous les êtres raisonnables (en tant que des impératifs s'appliquent à ces êtres, considérés comme dépendants), par conséquent un but qui n'est pas pour eux une simple possibilité, mais dont on peut certainement admettre que tous se le proposent effectivement en vertu d'une nécessité naturelle, et ce but est le bonheur. L'impératif hypothétique qui représente la nécessité pratique de l'action comme moyen d'arriver au bonheur est ASSERTORIQUE. On ne peut pas le présenter simplement comme indispensable à la réalisation d'une fin incertaine, seulement possible, mais d'une fin que l'on peut supposer avec certitude et a priori chez tous les hommes, parce qu'elle fait partie de leur essence. Or on peut donner le nom de prudence (6), en prenant ce mot dans son sens le plus étroit, à l'habileté dans le choix des moyens qui nous conduisent à notre plus grand bien-être. Aussi l'impératif qui se rapporte aux choix des moyens en vue de notre bonheur propre, c'est-à-dire la prescription de la prudence, n'est toujours qu'hypothétique ; l'action est commandée, non pas absolument, mais seulement comme moyen pour un autre but.

Enfin il y a un impératif qui, sans poser en principe et comme condition quelque autre but à atteindre par une certaine conduite, commande immédiatement cette conduite. Cet impératif est CATEGORIQUE. Il concerne, non la matière de l'action, ni ce qui doit en résulter, mais la forme et le principe dont elle résulte elle-même ; et ce qu'il y a en elle d'essentiellement bon consiste dans l'intention, quelles que soient les conséquences. Cet impératif peut être nommé l'impératif de la MORALITE.

L'acte de vouloir selon ces trois sortes de principes est encore clairement spécifié par la différence qu'il y a dans le genre de contrainte qu'ils exercent sur la volonté. Or, pour rendre cette différence sensible, on ne pourrait, je crois, les désigner dans leur ordre d'une façon plus appropriée qu'en disant : ce sont ou des règles de l'habileté, ou des conseils de la prudence, ou des commandements (des lois) de la moralité. Car il n'y a que la loi qui entraîne avec soi le concept de d'une nécessité inconditionnée, véritablement objective, par suite d'une nécessité universellement valable, et les commandements sont des lois auxquelles il faut obéir, c'est-à-dire se conformer même à l'encontre de l'inclination. L'énonciation de conseils implique, il est vrai, une nécessité, mais une nécessité qui ne peut valoir que sous une condition objective contingente, selon que tel ou tel homme fait de ceci ou de cela une part de son bonheur ; au contraire, l'impératif catégorique n'est limité par aucune condition, et comme il est absolument, quoique pratiquement nécessaire, il peut être très proprement nommé un commandement. On pourrait encore appeler les impératifs du premier genre techniques (se rapportant à l'art), ceux du second genre pragmatiques (7) (se rapportant au bien-être), ceux du troisième genre moraux (se rapportant à la libre conduite en général, c'est-à-dire aux mœurs).

Maintenant cette question se pose : comment tous ces impératifs sont-ils possibles ? Cette question tend à savoir comment on peut se représenter, non pas l'accomplissement de l'action que l'impératif ordonne, mais simplement la contrainte de la volonté, que l'impératif énonce dans la tâche à remplir. Comment un impératif de l'habileté est possible, c'est ce qui n'a certes pas besoin d'explication particulière. Qui veut la fin, veut aussi (en tant que la raison a sur ses actions une influence décisive) les moyens d'y arriver qui sont indispensablement nécessaires, et qui sont en son pouvoir. Cette proposition est, en ce qui concerne le vouloir, analytique ; car l'acte de vouloir un objet, comme mon effet, suppose déjà ma causalité, comme causalité d'une cause agissante, c'est-à-dire l'usage des moyens, et l'impératif déduit le concept d'actions nécessaires à cette fin du seul concept de la volonté de cette fin (sans doute pour déterminer les moyens en vue d'un but qu'on s'est proposé, des propositions synthétiques sont requises ; mais elles concernent le principe de réalisation, non de l'acte de la volonté, mais de l'objet). Que pour diviser d'après un principe certain une ligne droite en deux parties égales, il me faille des extrémités de cette ligne décrire deux arcs de cercle, c'est sans doute ce que la mathématique nous enseigne uniquement au moyen de propositions synthétiques ; mais que, sachant que cette action seule permet à l'effet projeté de se produire, si je veux pleinement l'effet, je veuille aussi l'action qu'il requiert, c'est là une proposition analytique ; car me représenter une chose comme un effet que je peux produire d'une certaine manière, et me représenter moi-même, à l'égard de cet effet, comme agissant de cette même façon, c'est tout un.

Les impératifs de la prudence, si seulement il était aussi facile de donner un concept déterminé du bonheur, seraient tout à fait de la même nature que ceux de l'habileté ; ils seraient tout aussi bien analytiques. Car ici comme là l'on pourrait dire que qui veut la fin veut aussi (nécessairement selon la raison) les moyens indispensables d'y arriver qui sont en son pouvoir. Mais, par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu'a tout homme d'arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c'est-à-dire qu'ils doivent être empruntés à l'expérience, et que cependant pour l'idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu'un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu'on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu'il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d'envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d'une manière d'autant plus terrible les maux qui jusqu'à présent se dérobent à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu'il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance? Veut-il du moins la santé ? Que de fois l'indisposition du corps a détourné d'excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc. ! Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d'après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l'omniscience. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d'après des principes déterminés, mais seulement d'après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l'économie, la politesse, la réserve, etc., toutes choses qui, selon les enseignements de l'expérience, contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien-être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c'est-à-dire représenter des actions d'une manière objective comme pratiquement nécessaires, qu'il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (prœcepta) de la raison ; le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie. Cet impératif de la prudence serait en tout cas, si l’on admet que les moyens d’arriver au bonheur se laissent fixer avec certitude, une proposition pratique analytique. Car il ne se distingue de l’impératif de l’habileté que sur un point, c’est que pour ce dernier la fin est simplement possible, tandis que pour celui-là elle est donnée en fait ; mais comme tous deux commandent simplement les moyens en vue de ce qu’on est supposé vouloir comme fin, l’impératif qui ordonne de vouloir les moyens à celui qui veut la fin est dans les deux cas analytique. Sur la possibilité d’un impératif de ce genre, il n’y a donc pas l’ombre d’une difficulté.

Au contraire, la question de savoir comment l’impératif de la moralité est possible, est sans doute la seule qui ait besoin d’une solution, puisque cet impératif n’est en rien hypothétique et qu’ainsi la nécessité objectivement représentée ne peut s’appuyer sur aucune supposition, comme dans les impératifs hypothétiques. Seulement il ne faut ici jamais perdre de vue que ce n’est par aucun exemple, que ce n’est point par suite empiriquement, qu’il y a lieu de décider s’il y a en somme quelque impératif de ce genre ; mais ce qui est à craindre, c’est que tous les impératifs qui paraissent catégoriques n’en soient pas moins de façon détournée hypothétiques. Si l’on dit, par exemple : tu ne dois pas faire de promesse trompeuse, et si l’on suppose que la nécessité de cette abstention ne soit pas comme un simple conseil qu’il faille suivre pour éviter quelque autre mal, un conseil qui reviendrait à peu près à dire : tu ne dois pas faire de fausse promesse, de peur de perdre ton crédit, au cas où cela viendrait à être révélé ; si plutôt une action de ce genre doit être considérée en elle-même comme mauvaise et qu’ainsi l’impératif qui exprime la défense soit catégorique, on ne peut néanmoins prouver avec certitude dans aucun exemple que la volonté soit ici déterminée uniquement par la loi sans autre mobile qu’elle, alors même qu’il semble en être ainsi ; car il est toujours possible que la crainte de l’opprobre, peut-être aussi une obscure appréhension d’autres dangers, ait sur la volonté une influence secrète. Comment prouver par l’expérience la non-réalité d’une cause, alors que l’expérience ne nous apprend rien au-delà de ceci, que cette cause, nous ne l’apercevons pas ? Mais dans ce cas le prétendu impératif moral, qui comme tel paraît catégorique et inconditionné, ne serait en réalité qu’un précepte pragmatique, qui attire notre attention sur notre intérêt et nous enseigne uniquement à le prendre en considération.

Nous avons donc à examiner tout à fait a priori la possibilité d’un impératif catégorique, puisque nous n’avons pas ici l’avantage de trouver cet impératif réalisé dans l’expérience, de telle sorte que nous n’ayons à en examiner la possibilité que pour l’expliquer, et non pour l’établir. En attendant, ce qu’il faut pour le moment remarquer, c’est que l’impératif catégorique seul a la valeur d’une LOI pratique, tandis que les autres impératifs ensemble peuvent bien être appelés des principes, mais non des lois de la volonté; en effet, ce qui est simplement nécessaire à faire pour atteindre une fin à notre gré peut être considéré en soi comme contingent, et nous pourrions toujours être déliés de la prescription en renonçant à la fin ; au contraire, le commandement inconditionné n’abandonne pas au bon plaisir de la volonté la faculté d’opter pour le contraire ; par suite, il est le seul à impliquer en lui cette nécessité que nous réclamons pour la loi.

En second lieu, pour cet impératif catégorique ou cette loi de la moralité, la cause de la difficulté (qui est d’en saisir la possibilité) est aussi très considérable. Cet impératif est une proposition pratique synthétique a priori (8) et puisqu’il y a tant de difficultés dans la connaissance théorique à comprendre la possibilité de propositions de ce genre, il est aisé de présumer que dans la connaissance pratique la difficulté ne sera pas moindre.

Pour résoudre cette question, nous allons d’abord chercher s’il ne serait pas possible que le simple concept d’un impératif catégorique en fournit ainsi la formule, formule contenant la proposition qui seule peut être un impératif catégorique ; car la question de savoir comment un tel commandement absolu est possible alors même que nous en connaissons le sens, exigera encore un effort particulier et difficile que nous réservons pour la dernière section de l’ouvrage.

Quand je conçois un impératif hypothétique en général, je ne sais pas d’avance ce qu’il contiendra, jusqu’à ce que la condition me soit donnée. Mais c’est un impératif catégorique que je conçois, je sais aussitôt ce qu’il contient. Car, puisque l’impératif ne contient en dehors de la loi que la nécessité, pour la maxime (9), de se conformer à cette loi, et que la loi ne contient aucune condition à laquelle elle soit astreinte, il ne reste rien que l'universalité d'une loi en général, à laquelle la maxime de l'action doit être conforme, et c'est seulement cette conformité que l'impératif nous représente proprement comme nécessaire.

Il n'y a donc qu'un impératif catégorique, et c'est celui-ci : Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle.

Or, si de ce seul impératif tous les impératifs du devoir peuvent être dérivés comme de leur principe, quoique nous laissions non résolue la question de savoir si ce qu'on appelle le devoir n'est pas en somme un concept vide, nous pourrons cependant tout au moins montrer ce que nous entendons par là et ce que ce concept veut dire.

Puisque l'universalité de la loi d'après laquelle des effets se produisent constitue ce qu'on appelle proprement nature dans le sens le plus général (quant à la forme), c'est-à-dire l'existence des objets en tant qu'elle est déterminée selon des lois universelles, l'impératif universel du devoir pourrait encore être énoncé en ces termes : Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en LOI UNIVERSELLE DE LA NATURE.

Nous allons maintenant énumérer quelques devoirs, d'après la division ordinaire des devoirs en devoirs envers nous-mêmes et devoirs envers les autres hommes, en devoirs parfaits et en devoirs imparfaits (10).

1. Un homme, à la suite d'une série de maux qui ont fini par le réduire au désespoir, ressent du dégoût pour la vie, tout en restant assez maître de sa raison pour pouvoir se demander à lui-même si ce ne serait pas une violation du devoir envers soi que d'attenter à ses jours. Ce qu'il cherche alors, c'est si la maxime de son action peut bien devenir une loi universelle de la nature. Mais voici sa maxime : par amour de moi-même, je pose en principe d'abréger ma vie, si en la prolongeant j'ai plus de maux à en craindre que de satisfaction à en espérer. La question est donc seulement de savoir si ce principe de l'amour de soi peut devenir une loi universelle de la nature. Mais alors on voit bientôt qu'une nature dont ce serait la loi de détruire la vie même, juste par le sentiment dont la fonction spéciale est de pousser au développement de la vie, serait en contradiction avec elle-même, et ainsi ne subsisterait pas comme nature; que cette maxime ne peut donc en aucune façon occuper la place d'une loi universelle de la nature, et qu'elle est en conséquence contraire au principe suprême de tout devoir.

2. Un autre se voit poussé par le besoin à emprunter de l'argent. Il sait bien qu'il ne pourra pas le rendre, mais il voit bien aussi qu'on ne lui prêtera rien s'il ne s'engage ferme à s'acquitter à une époque déterminée. Il a envie de faire cette promesse; mais il a aussi assez de conscience pour se demander : n'est-il pas défendu, n'est-il pas contraire au devoir de se tirer d'affaire par un tel moyen? Supposé qu'il prenne cependant ce parti; la maxime de son action signifierait ceci : quand je crois être à court d'argent, j'en emprunte, et je promets de rendre, bien que je sache que je n'en ferai rien. Or il est fort possible que ce principe de l'amour de soi ou de l'utilité personnelle se concilie avec tout mon bien-être à venir; mais pour l'instant la question est de savoir s'il est juste. Je convertis donc l'exigence de l'amour de soi en une loi universelle, et j'institue la question suivante : qu'arriverait-il si ma maxime devenait une loi universelle? Or je vois là aussitôt qu'elle ne pourrait jamais valoir comme loi universelle de la nature et s'accorder avec elle-même, mais qu'elle devrait nécessairement se contredire. Car admettre comme une loi universelle que tout homme qui croit être dans le besoin puisse promettre ce qui lui vient à l'idée, avec l'intention de ne pas tenir sa promesse, ce serait même rendre impossible le fait de promettre avec le but qu'on peut se proposer par là, étant donné que personne ne croirait à ce qu'on lui promet, et que tout le monde rirait de pareilles démonstrations, comme de vaines feintes.

3. Un troisième trouve en lui un talent qui, grâce à quelque culture, pourrait faire de lui un homme utile à bien des égards. Mais il se voit dans une situation aisée, et il aime mieux se laisser aller au plaisir que s'efforcer d'étendre et de perfectionner ses heureuses dispositions naturelles. Cependant il se demande encore si sa maxime, de négliger ses dons naturels, qui en elle-même s'accorde avec son penchant à la jouissance, s'accorde aussi bien avec ce que l'on appelle le devoir. Or il voit bien que sans doute une nature selon cette loi universelle pourrait toujours encore subsister, alors même que l'homme ( comme l'insulaire de la mer du Sud ) laisserait rouiller son talent et ne songerait qu'à tourner sa vie vers l'oisiveté, le plaisir, la propagation de l'espèce, en un mot, vers la jouissance ; mais il ne peut absolument pas VOULOIR que cela devienne une loi universelle de la nature, ou que cela soit implanté comme tel en nous par un instinct naturel. Car, en tant qu'être raisonnable, il veut nécessairement que toutes les facultés soient développées en lui parce qu'elles lui sont utiles et qu'elles lui sont données pour toutes sortes de fins possibles.

4. Enfin un quatrième, à qui tout va bien, voyant d'autres hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi : Que m'importe ? Que chacun soit aussi heureux qu'il plaît au Ciel ou que lui-même peut l'être de son fait ; je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu'il a, je ne lui porterai pas même envie ; seulement je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être ou d'aller l'assister dans le besoin ! Or, si cette manière de voir devenait une loi universelle de la nature, l'espèce humaine pourrait sans doute fort bien subsister, et assurément dans de meilleures conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l'empressement à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais en revanche trompe dès qu'il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d'autres égards. Mais, bien qu'il soit parfaitement possible qu'une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de VOULOIR qu'un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même ; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l'amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d'obtenir l'assistance qu'il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre.

Ce sont là quelques-uns des nombreux devoirs réels, ou du moins tenus par nous pour tels, dont la déduction à partir du principe unique que nous avons énoncé, tombe clairement sous les yeux. Il faut que nous puissions vouloir que ce qui est une maxime de notre action devienne une loi universelle; c'est là le canon qui permet l'appréciation morale de notre action en général. Il y a des actions dont la nature est telle que leur maxime ne peut même pas être conçue sans contradiction comme une loi universelle de la nature, bien loin qu'on puisse poser par la volonté qu'elle devrait le devenir. Il y en a d'autres dans lesquelles on ne trouve pas sans doute cette impossibilité interne, mais telles cependant qu'il est impossible de vouloir que leur maxime soit élevée à l'universalité d'une loi de la nature, parce qu'une telle volonté se contredirait elle-même. On voit aisément que la maxime des premières est contraire au devoir strict ou étroit (rigoureux), tandis que la maxime des secondes n'est contraire qu'au devoir large (méritoire), et qu'ainsi tous les devoirs, en ce qui concerne le genre d'obligation qu'ils imposent (non l'objet de l'action qu'ils déterminent), apparaissent pleinement par ces exemples dans leur dépendance à l'égard du même unique principe.

Si maintenant nous faisons attention à nous-mêmes dans tous les cas où nous violons un devoir, nous trouvons que nous ne voulons pas réellement que notre maxime devienne une loi universelle, car cela nous est impossible ; c'est bien plutôt la maxime opposée qui doit rester universellement une loi ; seulement nous prenons la liberté d'y faire une exception pour nous, ou (seulement pour cette fois) en faveur de notre inclination. En conséquence, si nous considérions tout d'un seul et même point de vue, à savoir du point de vue de la raison, nous trouverions une contradiction dans notre volonté propre en ce sens que nous voulons qu'un certain principe soit nécessaire objectivement comme loi universelle, et que néanmoins il n'ait pas une valeur universelle subjectivement, et qu'il souffre des exceptions. Mais comme nous considérons à un moment notre action du point de vue d'une volonté pleinement conforme à la raison, et ensuite aussi cette même action du point de vue d'une volonté affectée par l'inclination, il n'y a ici réellement pas de contradiction, mais bien une résistance de l'inclination aux prescriptions de la raison (antagonismus) : ce qui fait que l'universalité du principe (universalitas) est convertie en une simple généralité (generalitas), et que le principe pratique de la raison doit se rencontrer avec la maxime à moitié chemin. Or, bien que ce compromis ne puisse être justifié dans notre propre jugement quand celui-ci est impartialement rendu, il montre cependant que nous reconnaissons réellement la validité de l'impératif catégorique et que (avec un entier respect pour lui) nous nous permettons quelques exceptions sans importance, à ce qu'il nous semble, et pour lesquelles nous subissons une contrainte.

Ainsi nous avons réussi au moins à prouver que le devoir est un concept qui doit avoir un sens et contenir une législation réelle pour nos actions ; cette législation ne peut être exprimée que dans des impératifs catégoriques, nullement dans des impératifs hypothétiques ; en même temps nous avons, ce qui est déjà beaucoup, exposé clairement, et en une formule qui le détermine pour toute application, le contenu de l'impératif catégorique qui doit renfermer le principe de tous les devoirs (s'il y a des devoirs en général). Mais nous ne sommes pas encore parvenus à démontrer a priori qu'un tel impératif existe réellement, qu'il y ait une loi pratique qui commande absolument par soi sans aucun mobile, et que l'obéissance à cette loi soit le devoir.

Quand on se propose de mener à bien une telle entreprise, il est de la plus haute importance de se tenir ceci pour dit : c'est qu'il ne faut pas du tout se mettre en tête de vouloir dériver la réalité de ce principe de la constitution particulière de la nature humaine. Car le devoir doit être une nécessité pratique inconditionnée de l'action ; il doit donc valoir pour tous les êtres raisonnables (les seuls auxquels peut s'appliquer absolument un impératif), et c'est seulement à ce titre qu'il est aussi une loi pour toute volonté humaine. Au contraire, ce qui est dérivé de la disposition naturelle propre de l'humanité, ce qui est dérivé certains sentiments et de certains penchants, et même, si c'est possible, d'une direction particulière qui serait propre à la raison humaine et ne devrait pas nécessairement valoir pour la volonté de tout être raisonnable, tout cela peut bien nous fournir une maxime à notre usage, mais non une loi, un principe subjectif selon lequel nous pouvons agir par penchant et inclination, non un principe objectif par lequel nous aurions l'ordre d'agir, alors même que tous nos penchants, nos inclinations et les dispositions de notre nature y seraient contraires ; cela est si vrai que la sublimité et la dignité intrinsèque du commandement exprimé dans un devoir apparaissent d'autant plus qu'il trouve moins de secours et même plus de résistance dans les causes subjectives, sans que cette circonstance affaiblisse le moins du monde la contrainte qu'impose la loi ou enlève quelque chose à sa validité.

Or nous voyons ici la philosophie placée dans une situation critique : il faut qu'elle trouve une position ferme sans avoir, ni dans le ciel ni sur la terre, de point d'attache ou de point d'appui. Il faut que la philosophie manifeste ici sa pureté, en se faisant la gardienne de ses propres lois, au lieu d'être le héraut de celles que lui suggère un sens inné ou je ne sais quelle nature tutélaire. Celles-ci, dans leur ensemble, valent sans doute mieux que rien ; elles ne peuvent cependant jamais fournir des principes comme ceux que dicte la raison et qui doivent avoir une origine pleinement et entièrement a priori, et tirer en même temps de là leur autorité impérative, n'attendant rien de l'inclination de l'homme, attendant tout de la suprématie de la loi et du respect qui lui est dû, ou, dans le cas contraire, condamnant l'homme à se mépriser et à s'inspirer de l'horreur au-dedans de lui-même.

Donc tout élément empirique non seulement est impropre à servir d'auxiliaire au principe de la moralité, mais est encore au plus haut degré préjudiciable à la pureté des mœurs. En cette matière, la valeur propre, incomparablement supérieure à tout, d'une volonté absolument bonne, consiste précisément en ceci, que le principe de l'action est indépendant de toutes les influences exercées par des principes contingents, les seuls que l'expérience peut fournir. Contre cette faiblesse ou même cette basse manière de voir, qui fait qu'on cherche le principe moral parmi des mobiles et des lois empiriques, on ne saurait trop faire entendre d'avertissements ni trop souvent ; car la raison, dans sa lassitude, se repose volontiers sur cet oreiller, et , bercée dans son rêve par de douces illusions (qui ne lui font cependant embrasser, au lieu de Junon, qu'un nuage), elle substitue à la moralité un monstre bâtard formé de l'ajustement artificiel de membres d'origine diverse qui ressemble à tout ce qu'on veut y voir, sauf cependant à la vertu, pour celui qui l'a une fois envisagée dans sa véritable forme. (11)

La question est donc celle-ci : est-ce une loi nécessaire pour tous les êtres raisonnables, que de juger toujours leurs actions d'après des maximes telles qu'ils puissent vouloir eux-mêmes qu'elles servent de lois universelles ? Si cette loi est telle, elle doit être liée (tout à fait a priori) au concept de la volonté d'un être raisonnable en général. Mais pour découvrir cette connexion, il faut, si fort qu'on y répugne, faire un pas en avant, je veux dire vers la Métaphysique, bien que ce soit dans un de ses domaines qui est distinct de la philosophie spéculative, à savoir, dans la Métaphysique des mœurs. Dans une philosophie pratique, où il s'agit de poser, non pas des principes de ce qui arrive, mais des lois de ce qui doit arriver, quand même cela n'arriverait jamais, c'est-à-dire des lois objectives pratiques, nous n'avons pas par là même à instituer de recherche sur les raisons qui font qu'une chose plaît ou déplaît, sur les caractères par lesquels le plaisir de la simple sensation se distingue du goût, et sur la question de savoir si le goût se distingue d'une satisfaction universelle de la raison, à nous demander sur quoi repose le sentiment du plaisir et de la peine, comment de ce sentiment naissent les désirs et les inclinations, comment des désirs et des inclinations naissent, par la coopération de la raison, des maximes : car tout cela fait partie d'une doctrine empirique de l'âme qui devrait constituer la seconde partie d'une doctrine de la nature, si l'on considère celle-ci comme philosophie de la nature, en tant qu’elle est fondée sur des lois empiriques. Mais ici il s’agit de la loi pratique objective, par suite du rapport d’une volonté à elle-même, en tant qu’elle se détermine uniquement par la raison; dans ce cas, en effet, tout ce qui a rapport à ce qui est empirique se supprime de lui-même, parce que si la raison par elle seule détermine la conduite( et c’est précisément ce dont nous avons à présent à rechercher la possibilité), il faut qu’elle le fasse nécessairement a priori.

La volonté est conçue comme une faculté de se déterminer soi-même à agir conformément à la représentation de certaines lois. Et une telle faculté ne peut se rencontrer que dans des êtres raisonnables. Or ce qui sert à la volonté de principe objectif pour se déterminer elle-même, c’est la fin, et, si celle-ci est donnée par la seule raison, elle doit valoir également pour tous les êtres raisonnables. Ce qui, au contraire, contient simplement le principe de la possibilité de l’action dont l’effet est la fin s’appelle le moyen. Le principe subjectif du désir est le mobile, le principe objectif du vouloir est le motif; de là la différence entre des fins objectives qui tiennent à des motifs valables pour tout être raisonnable. Des principes pratiques sont formels, quand ils font abstraction de toutes les fins subjectives; ils sont matériels, au contraire, quand ils supposent des fins de ce genre. Les fins qu’un être raisonnable se propose à son gré comme effets de son action (les fins matérielles) ne sont toutes que relatives; car ce n’est simplement que leur rapport à la nature particulière de la faculté de désirer du sujet qui leur donne la valeur qu’elles ont, laquelle, par suite, ne peut fournir des principes universels pour tous les êtres raisonnables, non plus que des principes nécessaires et valables pour chaque volition, c’est-à-dire de lois pratiques. Voilà pourquoi toutes ces fins relatives ne fondent que des impératifs hypothétiques.

Mais supposé qu’il y ait quelque chose dont l’existence en soi- même ait une valeur absolue, quelque chose qui, comme fin en soi, pourrait être un principe de lois déterminées, c’est alors en cela seulement que se trouverait le principe d’un impératif catégorique possible, c’est-à-dire d’une loi pratique.

Or je dis : l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin. Tous les objets des inclinations n’ont qu’une valeur conditionnelle; car, si les inclinations et les besoins qui en dérivent n’existaient pas, leur objet serait sans valeur. Mais les inclinations mêmes, comme sources du besoin, ont si peu une valeur absolue qui leur donne le droit d’êtres désirées pour elles-mêmes, que, bien plutôt, en être pleinement affranchi doit être le souhait universel de tout être raisonnable. Ainsi la valeur de tous les objet à acquérir par notre action est toujours conditionnelle. Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens, et voilà pourquoi on les nomme des choses; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui par suite limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect). Ce ne sont donc pas là des fins simplement subjectives, dont l’existence, comme effet de notre action, à une valeur pour nous : ce sont des fins objectives, c’est-à-dire des choses dont l’existence est une fin soi-même, et même une fin telle qu’elle ne peut être remplacée par aucune autre, au service de laquelle les fins objectives devraient se mettre, simplement comme moyens. Sans cela, en effet, on ne pourrait trouver jamais rien qui eût une valeur absolue. Mais si toute valeur était conditionnelle, et par suite contingente, il serait complètement impossible de trouver pour la raison un principe pratique suprême.

Si donc il doit y avoir un principe pratique suprême, et au regard de la volonté humaine un impératif catégorique, il faut qu’il soit tel que, par la représentation de ce qui, étant une fin en soi, est nécessairement une fin pour tout homme, il constitue un principe objectif de la volonté, que par conséquent il puisse servir de loi pratique universelle. Voici le fondement de ce principe : la nature raisonnable existe comme fin en soi. L’homme se représente nécessairement ainsi sa propre existence; c’est donc en ce sens un principe subjectif d’actions humaines. Mais tout autre être raisonnable se présente également ainsi son existence, en conséquence du même principe rationnel qui vaut aussi pour moi (12); c’est donc en même temps un principe objectif dont doivent pouvoir être déduites, comme d’un principe pratique suprême, toutes les lois de la volonté. L’impératif pratique sera donc celui-ci : Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.

Restons-en aux exemples précédents :

En premier lieu, selon le concept du devoir nécessaire envers soi-même, celui qui médite le suicide se demandera si son action peut s’accorder avec l’idée de l’humanité comme fin en soi. Si, pour échapper à une situation pénible, il se détruit lui-même, il se sert d’une personne, uniquement comme d’un moyen destiné à maintenir une situation supportable jusqu’à la de la vie. Mais l’homme n’est pas une chose; il n’est pas par conséquent un objet qui puisse être traité simplement comme un moyen; mais il doit dans toutes ses actions être toujours considéré comme une fin en soi. Ainsi je ne puis disposer en rien de l’homme en ma personne, soit pour le mutiler, soit pour l'endommager, soit pour le tuer. (Il faut que je néglige ici de déterminer de plus près ce principe, comme il le faudrait pour éviter toute méprise, dans le cas où, par exemple, il s’agit de me laisser amputer les membres pour me sauver, de risquer ma vie pour la conserver; cette détermination appartient à la morale proprement dite.)

En second lieu, pour ce qui est du devoir nécessaire ou devoir strict envers les autres, celui qui a l’intention de faire à autrui une fausse promesse apercevra aussitôt qu’il veut se servir d’un autre homme simplement comme d’un moyen, sans que ce dernier contienne en même temps la fin en lui-même. Car celui que je veux par cette promesse faire servir à mes desseins ne peut absolument pas adhérer à ma façon d’en user envers lui et contenir ainsi lui-même la fin de cette action. Cette violation du principe de l’humanité dans d’autres hommes tombe plus évidemment sous les yeux quand on tire les exemples d’atteintes portées à la liberté ou à la priorité d’autrui. Car là il apparaît clairement que celui qui viole les droits des hommes a l’intention de se servir de la personne des autres simplement comme d’un moyen, sans considérer que les autres, en qualité d’êtres raisonnables, doivent être toujours estimés en même temps comme des fins, c’est-à-dire uniquement comme des êtres qui doivent pouvoir contenir aussi en eux la fin de cette même action (13).

En troisième lieu, pour ce qui est du devoir contingent (méritoire) envers soi-même, ce n’est pas assez que l’action ne contredise par l’humanité dans notre personne, comme fin en soi; il faut encore qu’elle soit en accord avec elle. Or il y a dans l’humanité des dispositions à une perfection plus grande, qui font partie de la nature a l’égard de l’humanité dans le sujet que nous sommes; négliger ces dispositions, cela pourrait bien à la rigueur être compatible avec la conservation de l’humanité comme fin en soi, mais non avec l’accomplissement de cette fin.

En quatrième lieu, au sujet du devoir méritoire envers autrui, la fin naturelle qu’ont tous les hommes, c’est leur bonheur propre. Or, à coup sûr, l’humanité pourrait subsister, si personne ne contribuait en rien au bonheur d’autrui, tout en s’abstenant d’y porter atteinte de propos délibéré; mais ce ne serait là cependant qu’un accord négatif, non positif, avec l’humanité comme fin en soi, si chacun ne tâchait pas aussi de favoriser, autant qu’il est en lui, les fins des autres. Car le sujet étant une fin en soi, il faut que ses fins, pour que cette représentation produise chez moi tout son effet, soient aussi, autant que possible, mes fins.

Ce principe, d’après lequel l’humanité et toute nature raisonnable en général sont considérées comme fin en soi (condition suprême qui limite a liberté des actions de tout homme), n’est pas emprunté à l’expérience d’abord à cause de son universalité, puisqu’il s’étend tous les êtres raisonnables en général : sur quoi aucune expérience ne suffit à rien déterminer; ensuite parce qu’en principe l’humanité est représentée, non comme une fin des hommes (subjective), c’est-à-dire comme un objet dont on se fait en réalité une fin de son propre gré, mais comme une fin objective, qui doit, qu’elles que soient les fins que nous nous proposions, constituer en qualité de loi la condition suprême restrictive de toutes les fins subjectives, et parce qu’ainsi ce principe dérive nécessairement de la raison pure. C’est que le principe de toute législation pratique réside objectivement dans la règle et dans la forme de l’universalité, qui la rend capable (d’après le premier principe) d’être une loi (qu’on peut dire à la rigueur une loi de la nature), tandis que subjectivement c’est dans la fin qu’il réside ; or le sujet de toutes les fins, c’est tout être raisonnable, comme fin en soi (d’après le second principe) ; de là résulte maintenant le troisième principe pratique de la volonté, comme condition suprême de son accord avec la raison pratique universelle, à savoir, l’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté instituant une législation universelle.

Selon ce principe on rejettera toutes les maximes qui ne peuvent s’accorder avec la législation universelle propre de la volonté. La volonté n’est donc pas simplement soumise à la loi ; mais elle y est soumise de telle sorte qu’elle doit être regardée également comme instituant elle-même la loi, et comme n’y étant avant tout soumise (elle peut s’en considérer elle–même comme l’auteur) que pour cette raison.

Les impératifs, selon le genre de formules que nous avons présentées plus haut, soit celui qui exige que les actions soient conformes à des lois universelles comme dans un ordre de la nature, soit celui qui veut que les êtres raisonnables aient la prérogative universelle de fins en soi, excluaient sans doute de leur autorité souveraine toute immixtion d’un intérêt quelconque, à titre de mobile, par cela même qu’ils étaient représentés comme catégoriques ; mais ils n’étaient admis comme catégoriques que parce qu’il fallait en admettre de tels si l’on voulait expliquer le concept de devoir. Mais qu’il y ait des propositions pratiques qui commandent catégoriquement, c’est une vérité qui ne pouvait se démontrer dès l’abord, et il n’est même pas possible que cette démonstration se produise ici encore, dans cette section. Une chose toutefois n’en pouvait pas moins se faire : c’était que le détachement de tout intérêt dans l’acte de vouloir par devoir, considéré comme le caractère spécifique qui distingue l’impératif catégorique de l’impératif hypothétique, fût indiqué en même temps dans l’impératif même, au moyen de quelque détermination qui lui serait inhérente, et c’est ce qui arrive maintenant dans cette troisième formule du principe, à savoir dans l’idée de la volonté de tout être raisonnable conçue comme volonté qui institue une législation universelle.

Car si nous concevons une telle volonté, quelque possibilité qu’il y ait à ce qu’une volonté soumise à des lois soit liée encore à ces lois par intérêt, il est impossible qu’une volonté qui est elle-même souveraine législatrice dépende en ce sens d’un intérêt quelconque, car une volonté ainsi dépendante aurait elle-même encore besoin d’une autre loi, qui vînt astreindre l’intérêt de son amour-propre à cette condition, d’être capable de valoir comme loi universelle.

Ainsi le principe selon lequel toute volonté humaine apparaît comme une volonté instituant par toutes ses maximes une législation universelle (14), si seulement il apportait avec lui la preuve de sa justesse, conviendrait parfaitement bien à l’impératif catégorique, en ce que, précisément à cause de l’idée de la législation universelle, il ne se fonde sur aucun intérêt et qu’ainsi parmi tous les impératifs possibles il peut seul être inconditionné ; ou mieux encore, en retournant la proposition, s’il y a un impératif catégorique (c’est-à-dire une loi pour la volonté de tout être raisonnable), il ne peut que commander de toujours agir en vertu de la maxime d’une volonté, qui pourrait en même temps se prendre elle-même pour objet en tant que législatrice universelle ; car alors seulement le principe pratique est inconditionné ainsi que l’impératif auquel on obéit ; il n’y a en effet absolument aucun intérêt sur lequel il puisse se fonder.

Il n’est maintenant plus surprenant, si nous jetons un regard en arrière sur toutes les tentatives qui ont pu être faites pour découvrir le principe de la moralité, que toutes aient nécessairement échoué. On voyait l’homme lié par son devoir à des lois, mais on ne réfléchissait pas qu’il n’est soumis qu’à sa propre législation, encore que cette législation soit universelle, et qu’il n’est obligé d’agir que conformément à sa volonté propre, mais à sa volonté établissant par destination de la nature une législation universelle. Car si l’on ne le concevait que comme soumis à une loi (quelle qu’elle soit), celle-ci impliquerait nécessairement en elle un intérêt sous forme d’attrait ou de contrainte, parce qu’elle ne dériverait pas comme loi de sa volonté, et que sa volonté serait forcée conformément à la loi par quelque chose d’autre à agir d’une certaine manière. Or c’était cette conséquence de tout point inévitable qui faisait que tout effort pour trouver un principe suprême du devoir était perdu sans retour. Car on ne découvrait jamais le devoir, mais la nécessité d’agir par un certain intérêt. Que cet intérêt fut un intérêt personnel ou un intérêt étranger, l’impératif affectait toujours alors nécessairement un caractère conditionnel et ne pouvait en rien être bon pour le commandement moral. J’appellerai donc ce principe, principe de l’AUTONOMIE de la volonté, en opposition avec tous les autres principes, que pour cela je mets au compte de l’HÉTÉRONOMIE.

Le concept suivant lequel tout être raisonnable doit se considérer comme établissant par toutes les maximes de sa volonté une législation universelle afin de se juger soi-même et ses actions de ce point de vue, conduit à un concept très fécond qui s’y rattache, je veux dire le concept d’un règne des fins.

Or par règne j’entends la liaison systématique de divers êtres raisonnables par des lois communes. Et puisque des lois déterminent les fins pour ce qui est de leur aptitude à valoir universellement, si l’on fait abstraction de la différence personnelle des être raisonnables et aussi de tout le contenu de leurs fins particulières, on pourra concevoir un tout de toutes les fins (aussi bien des êtres raisonnables comme fins en soi que des fins propres que chacun peut se proposer), un tout consistant en une union systématique, c’est-à-dire un règne des fins qui est possible d’après les principes énoncés plus haut.

Car des êtres raisonnables sont tous sujets de la loi selon laquelle chacun d’eux ne doit jamais se traiter soi-même et traiter tous les autres simplement comme des moyens, mais toujours en même temps comme des fins en soi. Or de là dérive une liaison systématique d’êtres raisonnables par des lois objectives communes, c’est-à-dire un règne qui, puisque ces lois ont précisément pour but le rapport de ces êtres les uns aux autres, comme fins et moyens, peut être appelé règne des fins (qui n’est à la vérité qu’un idéal).

Mais un être raisonnable appartient, en qualité de membre, au règne des fins, lorsque, tout en y donnant des lois universelles, il n’en est pas moins lui-même soumis aussi à ces lois. Il y appartient, en qualité de chef, lorsque, donnant des lois, il n’est soumis à aucune volonté étrangère.

L’être raisonnable doit toujours se considérer comme législateur dans un règne des fins qui est possible par la liberté de la volonté, qu’il y soit membre ou qu’il y soit chef. Mais à la place de chef il ne peut prétendre simplement par les maximes de sa volonté ; il n’y peut prétendre que s’il est un être pleinement indépendant, sans besoins, et avec un pouvoir qui est sans restriction adéquat à sa volonté.

La moralité consiste donc dans le rapport de toute action à la législation qui seule rend possible un règne des fins. Or cette législation doit se trouver dans tout être raisonnable même, et doit pouvoir émaner de sa volonté, dont voici alors le principe : n’accomplir d’action que d’après une maxime telle qu’elle puisse comporter en outre d’être une loi universelle, telle donc seulement que la volonté puisse se considérer elle-même comme constituant en même temps par sa maxime une législation universelle. Si maintenant les maximes ne sont pas tout d’abord par leur nature nécessairement conforme à ce principe objectif des êtres raisonnables, considérés comme auteurs d’une législation universelle, la nécessité d’agir d’après ce principe s’appelle contrainte pratique, c’est-à-dire devoir. Dans le règne des fins le devoir ne s’adresse pas au chef, mais bien à chacun des membres, et à tous à la vérité dans la même mesure.

La nécessité pratique d’agir selon ce principe, c’est-à-dire le devoir, ne repose en rien sur des sentiments, des impulsions et des inclinations, mais uniquement sur le rapport des êtres raisonnables entre eux, dans ce rapport, la volonté d’un être raisonnable doit toujours être considérée en même temps comme législatrice, parce qu’autrement l’être raisonnable ne se pourrait pas concevoir comme fin en soi. La raison rapporte ainsi chacune des maximes de la volonté conçue comme législatrice universelle à chacune des autres volontés, et même à chacune des actions envers soi-même, et cela non pas pour quelque autre motif pratique ou quelque futur avantage, mais en vertu de l’idée de la dignité d’un être raisonnable qui n’obéit à d’autre loi que celle qu’il institue en même temps lui-même.

Dans le règne des fins tout à un PRIX ou une DIGNITÉ. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité.

Ce qui rapporte aux inclinations et aux besoins généraux de l’homme, cela a un prix marchand ; ce qui, même sans supposer de besoin, correspond à un certain goût, c’est-à-dire à la satisfaction que nous procure un simple jeu sans but de nos facultés mentales, cela a un prix de sentiment ; mais ce qui constitue la condition, qui seule peut faire que quelque chose est une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité.

Or la moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi ; car il n’est possible que par elle d’être un membre législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité. L’habileté et l’application dans le travail ont un prix marchand ; l’esprit, la vivacité d’imagination, l’humour, ont un prix de sentiment ; par contre, la fidélité à ses promesses, la bienveillance par principe (non la bienveillance d’instinct), ont une valeur intrinsèque. Ni la nature ni l’art ne contiennent rien qui puisse être mis à la place de ces qualités, si elles viennent à manquer ; car leur valeur consiste, non dans les effets qui en résultent, non dans l’avantage et le profit qu’elles constituent, mais dans les intentions, c’est-à-dire dans les maximes de la volonté qui sont prêtes à se traduire ainsi en actions, alors même que l’issue ne leur serait pas favorable. Ces actions n’ont pas besoin non plus d’être recommandées par quelque disposition subjective ou quelque goût qui nous les ferait considérer avec une faveur et une satisfaction immédiates ; elles n’ont besoin d’aucun penchant ou sentiment qui nous pousse immédiatement vers elles ; elles présentent la volonté qui les accomplit comme l’objet d’un respect immédiat ; il n’y a que la raison qui soit requise, pour les imposer à la volonté, sans chercher à les obtenir d’elles par insinuation, ce qui au surplus dans des devoirs serait contradictoire. C’est cette estimation qui fait reconnaître la valeur d’une telle disposition d’esprit comme une dignité, et elle la met à part infiniment au-dessus de tout prix ; on ne peut d’aucune manière la mettre en balance, ni la faire entrer en comparaison avec n’importe quel prix, sans porter atteinte en quelque sorte à sa sainteté.

Et qu’est-ce donc qui autorise l’intention moralement bonne ou la vertu à élever de si hautes prétentions ? Ce n’est rien moins que la faculté qu’elle confère à l’être raisonnable de participer à l’établissement des lois universelles, et qui le rend capable par là même d’être membre d’un règne possible des fins : ce à quoi il était déjà destiné par sa propre nature comme fin en soi, et pour cela précisément comme législateur dans le règne des fins, comme libre au regard de toutes les lois de la nature, n’obéissant qu’aux lois qu’il établit lui-même et selon lesquelles ses maximes peuvent appartenir à une législation universelle (à laquelle il se soumet en même temps lui-même). Nulle chose, en effet, n’a de valeur en dehors de celle que la loi lui assigne. Or la législation même qui détermine toute valeur doit avoir précisément pour cela une dignité, c’est-à-dire une valeur inconditionnée, incomparable, que traduit le mot de respect, le seul qui fournisse l’expression convenable de l’estime qu’un être raisonnable en doit faire. L’autonomie est donc un principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable.

Les trois manières que nous avons indiquées de représenter le principe de la moralité ne sont au fond qu’autant de formules d’une seule et même loi, formules dont chacune contient en elle par elle-même les deux autres. Il y a cependant entre elles une différence, qui à vrai dire est plutôt subjectivement qu’objectivement pratique, et dont le but est de rapprocher (selon une certaine analogie) une idée de la raison de l’intuition et par là du sentiment. Toutes les maximes ont :

1° Une forme, qui consiste dans l’universalité, et à cet égard la formule de l’impératif moral est la suivante : il faut que les maximes soient choisies comme si elles devaient avoir la valeur de lois universelles de la nature;

2° Une matière, c’est-à-dire une fin, et voici alors ce qu’énonce la formule : l’être raisonnable, étant par sa nature une fin, étant par suite une fin en soi, doit être pour toute maxime une condition qui serve à restreindre toutes les fins simplement relatives et arbitraires ;

3° Une détermination complète de toutes les maximes par cette formule, à savoir, que toutes les maximes qui dérivent de notre législation propre doivent concourir à un règne possible des fins comme à un règne de la nature (15). Le progrès se fait ici en quelque sorte selon les catégories, en allant de l’unité de la forme de la volonté (de son universalité) à la pluralité de la matière ( des objets c’est-à-dire des fins), et de là à la totalité ou l’intégralité du système Mais on fait mieux de procéder toujours, quand il s’agit de porter un jugement moral, selon la stricte méthode, et de prendre pour principe la formule universelle de l’impératif catégorique : Agis selon la maxime qui peut en même temps s’ériger elle-même en loi universelle. Mais si l’on veut en même temps ménager à la loi morale l’accès des âmes, il est très utile de faire passer la même action par les trois concepts indiqués et de la rapprocher par là autant que possible de l’intuition.

Nous pouvons maintenant finir par où nous avions commencé, c’est-à-dire par le concept de la volonté inconditionnellement bonne. Est absolument bonne la volonté qui ne peut être mauvaise, dont par suite la maxime, quand elle est convertie en loi universelle, ne peut jamais se contredire elle-même. Ce principe est donc aussi sa loi suprême : agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses la vouloir en même temps portée à l’universel, à la façon d’une loi ; c’est l’unique condition sous laquelle une volonté ne peut jamais être en opposition avec elle-même, et un tel impératif est catégorique. Et puisque le caractère qu’à la volonté de valoir comme loi universelle pour des actions possibles a de l’analogie avec la connexion universelle de l’existence des choses selon des lois universelles, qui est l’élément formel de la nature en général, l’impératif catégorique peut encore s’exprimer ainsi : Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pour objet comme lois universelles de la nature. C’est donc ainsi qu’est constituée la formule d’une volonté absolument bonne.

La nature raisonnable se distingue des autres par ceci, qu’elle se pose à elle-même une fin. Cette fin serait la matière de toute bonne volonté. Mais comme, dans l’idée d’une volonté absolument bonne sans condition restrictive (la fait d’atteindre telle ou telle fin), il faut faire abstraction de toute fin à réaliser (qui ne pourrait rendre bonne une volonté que relativement), il faut que la fin soit conçue ici, non pas comme une fin à réaliser, mais comme une fin existant par soi, qu’elle soit par suite conçue d’une façon seulement négative, c’est-à-dire comme une fin contre laquelle on ne doit jamais agir, qui ne doit donc jamais être estimée simplement comme moyen, qui doit être toujours estimée en même temps dans tout acte de vouloir comme une fin. Or cette fin ne peut être autre chose que le sujet même de toutes les fins possibles, puisque celui-ci est en même temps le sujet d’une volonté absolument bonne possible ; en effet, une volonté absolument bonne ne peut sans contradiction être mise au-dessous d’aucun autre objet. Le principe : agis à l’égard de tout être raisonnable ( de toi-même et des autres) de telle sorte qu’il ait en même temps dans ta maxime la valeur d’une fin en soi, ne fait donc qu’un au fond avec le principe : agis selon une maxime qui contienne en même temps en elle l’aptitude à valoir universellement pour tout être raisonnable. Car dire que dans tout usage des moyens en vue d’une fin je dois imposer à ma maxime cette condition limitative, qu’elle vaille universellement comme une loi pour tout sujet, revient précisément à ceci : que pour principe fondamental de toutes les maximes des actions il faut poser que le sujet des fins, c’est-à-dire l’être raisonnable même, ne doit jamais être traité simplement comme un moyen, mais comme une condition limitative suprême dans l’usage de tous les moyens, c’est-à-dire toujours en même temps comme une fin.

Or il suit de là incontestablement que tout être raisonnable, comme fin en soi, doit pouvoir, au regard de toutes les lois, quelles qu’elles soient, auxquelles il peut être soumis, se considérer en même temps comme auteur d’une législation universelle, car c’est précisément cette aptitude de ses maximes à constituer une législation universelle qui le distingue comme fin en soi ; il suit pareillement que c’est sa dignité (sa prérogative), par-dessus tous les simples êtres de la nature, qui implique qu’il doit considérer ses maximes toujours de son point de vue à lui, mais qui est aussi en même temps le point de vue de tout être raisonnable conçu comme législateur (voilà pourquoi on appelle aussi de tels êtres des personnes). Or c’est ainsi qu’un monde d’êtres raisonnables (mundus intelligibilis), considéré comme un règne des fins, est possible, et cela par la législation propre de toutes les personnes comme membres. D’après cela, tout être raisonnable doit agir comme s’il était toujours par ses maximes un membre législateur dans le règne universel des fins. Le principe formel de ces maximes est : agis comme si ta maxime devait servir en même temps de loi universelle (pour tous les êtres raisonnables). Un règne des fins n’est donc possible que par analogie avec un règne de la nature ; mais le premier ne se constitue que d’après des maximes, c’est-à-dire d’après les règles que l’on s’impose à soi-même, tandis que le dernier ne se constitue que selon des lois de causes efficientes soumises à une contrainte extérieure. Malgré cela, on n’en donne pas moins à l’ensemble de la nature, bien qu’il soit considéré comme une machine, en tant qu’il a rapport à des êtres raisonnables considérés comme des fins, le nom justifié par là de règne de la nature. Or un tel règne des fins serait effectivement réalisé par des maximes dont l’impératif catégorique prescrit la règle à tous les êtres raisonnables, si elles étaient universellement suivies. Mais quoique l’être raisonnable ne puisse pas compter que, quand il suivrait lui-même ponctuellement cette maxime, ce soit un motif pour que tous les autres y soient également fidèles, ni non plus que le règne de la nature et la disposition de ce règne selon des fins concourent avec lui, comme avec un membre digne d’en faire partie, à un règne des fins possibles par lui-même, c’est-à-dire favorise son attente du bonheur, cependant cette loi : agis d’après les maximes d’un membre qui institue une législation universelle pour un règne des fins simplement possible, subsiste dans toute sa force parce qu’elle commande catégoriquement. Et c’est en cela précisément que consiste ce paradoxe : que seule la dignité de l’humanité, en tant que nature raisonnable, indépendamment de tout autre fin à atteindre par là, ou de tout avantage, que par suite le respect pour une simple idée n’en doive pas moins servir de prescription inflexible pour la volonté, et que ce soit juste cette indépendance de la maxime à l’égard de tous les mobiles de cette sorte qui en fasse la sublimité, et qui rende tout sujet raisonnable digne d’être un membre législateur dans le règne des fins ; car autrement on ne devrait le représenter que soumis à la loi naturelle de ses besoins. Alors même que le règne de la nature aussi bien que le règne des fins seraient conçus comme unis sous un chef, et qu’ainsi le second de ces règnes ne serait plus une simple idée, mais acquerrait une véritable réalité, il y aurait là assurément pour cette idée un bénéfice qui lui viendrait de l’addition d’un mobile puissant, mais en aucune façon d’un accroissement de sa valeur intrinsèque; car, malgré cela, il n’en faudrait pas moins se représenter toujours ce législateur unique et infini lui-même comme jugeant de la valeur des être raisonnables seulement d’après leur conduite désintéressée telle qu’elle leur est prescrite à eux-mêmes en vertu de cette idée uniquement. L’essence des choses ne se modifie pas par leur rapports externes, et ce qui, abstraction faite de ces derniers, suffit à constituer la valeur absolue de l’homme, est aussi la mesure d’après laquelle il doit être jugé par qui que ce soit, même par l’Être suprême. La moralité, est donc le rapport des actions à l’autonomie de la volonté, c’est-à-dire à la législation universelle possible par les maximes de cette volonté. L’action qui peut s’accorder avec l’autonomie de la volonté est permise : celle qui ne le peut pas est défendue. La volonté dont les maximes s'accordent nécessairement avec les lois de l'autonomie est une volonté sainte, absolument bonne. La dépendance d'une volonté qui n'est pas absolument bonne à l'égard du principe de l'autonomie ( la contrainte morale), c'est l'obligation. L'obligation ne peut donc être rapportée à un être saint. La nécessité objective d'une action en vertu de l'obligation s'appelle devoir.

Par le peu que je viens de dire, on n'aura pas maintenant de peine à s'expliquer comment il se fait que, bien que sous le concept du devoir nous nous figurions une sujétion à la loi, nous nous représentions cependant aussi par là une certaine sublimité et une certaine dignité attachées à la personne qui remplit tous ses devoirs. Car ce n'est pas en tant qu'elle est soumise à la loi morale qu'elle a en elle de la sublimité, mais bien en tant qu'au regard de cette même loi elle est en même temps législatrice, et qu'elle n'y est subordonnée qu'à ce titre. Nous avons également montré plus haut comment ce n'est ni la crainte, ni l'inclination, mais uniquement le respect pour la loi qui est le mobile capable de donner à l'action une valeur morale. Notre volonté propre, supposé qu'elle n'agisse que sous la condition d'une législation universelle rendue possible par ses maximes, cette volonté idéale, qui peut être la nôtre, est l'objet propre du respect, et la dignité de l'humanité consiste précisément dans cette faculté qu'elle a d'établir des lois universelles, à la condition toutefois d'être en même temps soumise elle-même à cette législation.


L'autonomie de la volonté comme principe suprême de la moralité


L'autonomie de la volonté est cette propriété qu'a la volonté d'être à elle-même sa loi (indépendamment de toute propriété des objets du vouloir). Le principe de l'autonomie est donc : de toujours choisir de telle sorte que les maximes de notre choix soient comprises en même temps comme lois universelles dans ce même acte de vouloir. Que cette règle pratique soit un impératif, c'est-à-dire que la volonté de tout être raisonnable y soit nécessairement liée comme à une condition, cela ne peut être démontré par la simple analyse des concepts impliqués dans la volonté, car c'est là une proposition synthétique; il faudrait dépasser la connaissance des objets et entrer dans une critique du sujet, c'est-à-dire de la raison pure pratique; en effet, cette proposition synthétique, qui commande apodictiquement, doit pouvoir être connue entièrement a priori; or ce n'est pas l'affaire de la présente section. Mais que le principe en question de l'autonomie soit l'unique principe de la morale, cela s'explique bien par une simple analyse des concepts de la moralité. Car il se trouve par là que le principe de la moralité doit être un impératif catégorique, et que celui-ci ne commande ni plus ni moins que cette autonomie même.


L'hétéronomie de la volonté comme source de tous les principes illégitimes de la moralité


Quand la volonté cherche la loi qui doit la déterminer autre part que dans l'aptitude de ses maximes à instituer une législation universelle qui vienne d'elle; quand en conséquence, passant par-dessus elle-même, elle cherche cette loi dans la propriété de quelqu'un de ses objets, il en résulte toujours une hétéronomie. Ce n'est pas alors la volonté qui se donne à elle-même la loi, c'est l'objet qui la lui donne par son rapport à elle. Ce rapport, qu'il s'appuie sur l'inclination ou sur les représentations de la raison, ne peut rendre possibles que des impératifs hypothétiques; je dois faire cette chose, parce que je veux cette autre chose. Au contraire, l'impératif moral, par conséquent catégorique, dit : je dois agir de telle ou telle façon, alors même que je ne voudrais pas autre chose. Par exemple, d'après le premier impératif, on dit : je ne dois pas mentir, si je veux continuer à être honoré; d'après le second on dit : je ne dois pas mentir, alors même que le mensonge ne me ferait pas encourir la moindre honte. Ce dernier impératif doit donc faire abstraction de tout objet, en sorte que l'objet n'ait absolument aucune influence sur la volonté : il faut en effet que la raison pratique (la volonté) ne se borne pas à administrer un intérêt étranger, mais qu'elle manifeste uniquement sa propre autorité impérative, comme législation suprême. Ainsi, par exemple, je dois chercher à assurer le bonheur d'autrui, non pas comme si j'étais par quelque endroit intéressé à sa réalité (soit par une inclination immédiate, soit indirectement à cause de quelque satisfaction suscitée par la raison), mais uniquement pour ceci, que la maxime qui l'exclut ne peut être comprise dans un seul et même vouloir comme loi universelle.


Classification de tous les principes de la moralité qui peuvent résulter du concept fondamental de l'hétéronomie, tel que nous l'avons défini.


La raison humaine a ici comme partout dans son usage pur, aussi longtemps que la Critique lui a manqué, tenté toutes les fausses voies possibles avant de réussir à rencontrer la seule vraie.

Tous les principes qu'on peut admettre de ce point de vue sont ou empiriques ou rationnels. Les PREMIERS, tirés du principe du bonheur, sont fondés sur le sentiment, physique ou moral; les SECONDS, tirés du principe de la perfection, sont fondés, ou bien sur le concept rationnel de la perfection, considérée comme effet possible, ou bien sur le concept d'une perfection existant par soi (la volonté de Dieu), considérée comme cause déterminante de notre volonté.

Des principes empiriques sont toujours impropres à servir de fondement à des lois morales. Car l'universalité avec laquelle elles doivent valoir pour tous les êtres raisonnables sans distinction, la nécessité pratique inconditionnée qui leur est imposée par là, disparaissent si le principe en est dérivé de la constitution particulière de la nature humaine ou des circonstances contingentes dans lesquelles elle est placée. Cependant le principe du bonheur personnel est le plus condamnable, non pas seulement parce qu'il est faux et que l'expérience contredit la supposition que le bien-être se règle toujours sur le bien-faire; non pas même seulement parce qu'il ne contribue pas le moins du monde à fonder la moralité, car c'est tout autre chose de rendre un homme heureux que de le rendre bon, de le rendre prudent et perspicace pour son intérêt que de le rendre vertueux; mais parce qu'il suppose sous la moralité des mobiles qui plutôt la minent et en ruinent toute la grandeur; ils comprennent en effet dans une même classe les motifs qui poussent à la vertu et ceux qui poussent au vice; ils enseignent seulement à mieux calculer; mais ils effacent absolument la différence spécifique qu'il y a entre les deux. Quant au sentiment moral, ce prétendu sens particulier (16) (si superficiel qu'il soit de recourir à lui, attendu que ce sont ceux qui sont incapables de penser qui croient se tirer d'affaire avec le sentiment, même dans ce qui se rapporte uniquement à des lois universelles, et bien que des sentiments qui par nature se distinguent les uns des autres par une infinité de degrés ne fournissent guère une mesure égale du bien et du mal, sans compter que celui qui juge par son sentiment ne peut point du tout juger valablement pour les autres), il se rapproche cependant davantage de la moralité et de la dignité qui lui est propre, parce qu'il fait à la vertu l'honneur de lui attribuer immédiatement la satisfaction qu'elle donne et le respect que nous avons pour elle, et qu'il ne lui dit pas pour ainsi dire en face que ce n'est pas sa beauté, mais seulement l'intérêt qui nous attache à elle.

Parmi les principes rationnels de la moralité, le concept ontologique de la perfection (si vide, si indéterminé qu'il soit, et par là si impropre à employer pour découvrir dans le champ immense de la réalité possible le maximum de ce qui nous convient, et bien que, pour distinguer spécifiquement de toute autre la réalité dont il s'agit ici, il soit immanquablement entraîné à tourner dans un cercle, et qu'il ne puisse éviter de supposer tacitement la moralité qu'il doit expliquer), ce concept vaut néanmoins mieux encore que le concept théologique qui déduit la moralité d'une volonté divine absolument parfaite, non seulement parce que nous n'avons pas malgré tout l'intuition de la perfection de Dieu, et que nous ne pouvons la dériver que de nos concepts, dont le principal est celui de la moralité, mais parce que, si nous ne procédons pas de la sorte (pour ne pas nous exposer au grossier cercle vicieux qui se produirait en effet dans l'explication), le seul concept qui nous reste de la divine volonté, tiré des attributs de l'amour de la gloire et de la domination, lié aux représentations redoutables de la puissance et de la colère, poserait nécessairement les fondements d'un système de morale qui serait juste le contraire de la moralité.

Or, si j'avais à opter entre le concept du sens moral et celui de la perfection en général (qui du moins tous les deux ne portent pas atteinte à la moralité, quoiqu'ils soient tout à fait impuissants à la soutenir comme fondements), je me résoudrais en faveur du dernier, parce qu'au moins en enlevant à la sensibilité, pour le remettre au tribunal de la raison, le soin de décider la question, bien qu'il ne décide rien ici, il réserve cependant sans la fausser pour une détermination plus précise l'idée indéterminée (d'une volonté bonne en soi).

Au reste, je crois pouvoir me dispenser d'une réfutation étendue de tous ces systèmes. Cette réfutation est si aisée, elle est même probablement si bien aperçue de ceux-là mêmes dont la profession exige qu'ils se déclarent pour une de ces théories (car des auditeurs ne souffrent pas volontiers la suspension du jugement), que ce serait uniquement du temps perdu que d'y insister. Mais ce qui nous intéresse ici davantage, c'est de savoir que ces principes ne donnent jamais d'autre premier fondement à la moralité que l'hétéronomie de la volonté et que c'est précisément pour cela qu'ils doivent nécessairement manquer leur but.

Toutes les lois qu'on songe à prendre pour base un objet de la volonté afin de prescrire à la volonté la règle qui la détermine, la règle n'est qu'hétéronomie; l'impératif est conditionné, dans les termes suivants : si ou parce que l'on veut cet objet, on doit agir de telle ou telle façon; par suite, cet impératif ne peut jamais commander moralement, c'est-à-dire catégoriquement. Que l'objet détermine la volonté au moyen de l'inclination, comme dans le principe du bonheur personnel, ou au moyen de la raison appliquée aux objets possibles, de notre vouloir en général, comme dans le principe de la perfection, la volonté ne se détermine jamais immédiatement elle-même par la représentation de l'action, mais seulement par le mobile résultant de l'influence que l'effet présumé de l'action exerce sur elle: je dois faire telle chose parce que je veux telle autre chose; et ici il faut encore, dans le sujet que je suis, supposer une autre loi, selon laquelle je veux nécessairement cette autre chose, laquelle loi à son tour a besoin d'un impératif qui impose à cette maxime un sens défini. Car, comme l'impul­sion que la représentation d'un objet réalisable par nos for­ces doit imprimer à la volonté du sujet selon ses facultés naturelles, fait partie de la nature du sujet, soit de la sen­sibilité (de l'inclination et du goût), soit de l'entendement et de la raison, qui, selon la constitution particulière de leur nature, s'appliquent à un objet avec satisfaction, ce serait donc proprement la nature qui donnerait la loi; et alors non seulement cette loi, comme telle, devant être connue et démontrée uniquement par l'expérience, est contingente en soi et impropre par là à établir une règle pratique apodictique telle que doit être la règle morale; mais elle n'est jamais qu' une hétéronomie de la volonté; la volonté ne se donne pas à elle-même sa loi; c'est une impulsion étrangère qui la lui donne, à la faveur d'une constitution spéciale du sujet qui le dispose à la recevoir.

La volonté absolument bonne, dont le principe doit être un impératif catégorique, sera donc indéterminée à l'égard de tous les objets; elle ne contiendra que la forme du vou­loir en général, et cela comme autonomie; c'est-à-dire que l'aptitude de la maxime de toute bonne volonté à s'ériger en loi universelle est même l'unique loi que s'impose à elle­-même la volonté de tout être raisonnable, sans faire inter­venir par-dessous comme principe un mobile ou un inté­rêt quelconque.

Comment une telle proposition pratique synthétique a priori est possible et pourquoi elle est nécessaire, c'est là un problème dont la solution ne peut plus se trouver dans les limites de la Métaphysique des mœurs. Nous n'avons même pas affirmé ici la vérité de cette proposition: encore moins avons-nous prétendu en avoir une preuve entre les mains. Nous avons seulement montré, par le développe­ment du concept universellement reçu de la moralité, qu'une autonomie de la volonté y est inévitablement liée, ou plutôt en est le fondement. Celui donc qui tient la mora­lité pour quelque chose de réel, et non pour une idée chi­mérique sans vérité, doit aussi accepter le principe que nous lui avons assigné. Cette section a donc été comme la pre­mière purement analytique. Quant à prouver maintenant que la moralité n'est pas une chimère, assertion qui est une conséquence bien fondée, si l'impératif catégorique est vrai, et avec lui l'autonomie de la volonté, et s'il est absolument nécessaire comme un principe a priori, cela exige la possi­bilité d'un usage synthétique de la raison pure pratique, mais que nous ne pouvons pas tenter, sans instituer aupa­ravant une Critique de cette faculté même de la raison; dans la dernière section nous en tracerons les traits princi­paux, ceux qui suffisent à notre but.

Notes[modifier]

Note 3 de Kant : On peut si l'on veut (de même que l'on distingue la mathématique pure de la mathématique appliquée, la logique pure de la logique appliquée), distinguer aussi la philosophie pure des mœurs (métaphysique) de la philosophie des mœurs appliquée (c'est-à-dire appliquée à la nature humaine). Grâce à cette dénomination, on sera tout aussitôt averti que les principes moraux ne doivent pas être fondés sur les propriétés de la nature humaine, mais qu'ils doivent exister pour eux-mêmes a priori et que c'est de tels principes que doivent pouvoir être dérivées des règles pratiques, valables pour toute nature raisonnable, par suite aussi pour la nature humaine.

Note 4 de Kant : J'ai une lettre de feu l’excellent Sulzer, où il me demande quelle peut donc être la cause qui fait que les doctrines de la vertu, si propres qu'elles soient à convaincre la raison, aient cependant si peu d'efficacité. J'ajournai ma réponse afin de me mettre en mesure de la donner complète Mais il n'y a pas d'autre raison à donner que celle-ci, à savoir que ceux-là mêmes qui enseignent ces doctrines n'ont pas ramené leurs concepts à l'état de pureté, et qu'en voulant trop bien faire par cela même qu'ils poursuivent dans tous les sens des motifs qui poussent au bien moral, pour rendre le remède tout à fait énergique, ils le gâtent. Car l'observation la plus commune montre que si l'on présente un acte de probité détaché de toute vue d’intérêt quel qu'il soit, en ce monde ou dans l'autre, accompli d'une âme ferme même au milieu des plus grandes tentations que fait naître le besoin ou la séduction de certains avantages, il laisse bien loin derrière lui et éclipse tout acte analogue qui dans la plus petite mesure seulement aurait été affecté par un mobile étranger, qu'il lui élève l'âme et qu'il excite le désir d'en pouvoir faire autant. Même des enfants d'âge moyen ressentent cette impression, et l'on ne devrait jamais non plus leur présenter les devoirs autrement.

Note 5 de Kant : On appelle inclination la dépendance de la faculté de désirer à l'égard des sensations, et ainsi l'inclination témoigne toujours d'un besoin. Quant à la dépendance d'une volonté qui peut être déterminée d'une façon contingente, à l'égard des principes de la raison, on l'appelle un intérêt. Cet intérêt ne se trouve donc que dans une volonté dépendante qui n'est pas d'elle-même toujours en accord avec la raison; dans la volonté divine on ne peut pas concevoir d'intérêt. Mais aussi la volonté humaine peur prendre intérêt à une chose sans pour cela agir par intérêt. La première expression désigne l'intérêt pratique que l'on prend à l'action; la seconde, l'intérêt pathologique que l'on prend à 1'objet de l'action. La première manifeste seulement la dépendance de la volonté à l'égard des principes de la raison en elle-même; la seconde, la dépendance de la volonté à l'égard des principes de la raison mise au service de l'inclination, puisqu’alors la raison ne fournit que la règle pratique des moyens par lesquels on peut satisfaire au besoin de l’inclination. Dans le premier cas, c’est l’action qui m'intéresse; dans le second, c’est l’objet de l’action (en tant qu’il m'est agréable). Nous avons vu dans la première section que dans une action accomplie par devoir, on doit considérer non pas l’intérêt qui s’attache à l’objet, mais seulement celui qui s’attache à l’action même et à son principe rationnel (la loi).

Note 6 de Kant : Le terme de prudence est pris en un double sens ; selon le premier sens, il peut porter le nom de prudence par rapport au monde ; selon le second, celui de prudence privée. La première est l’habileté d’un homme à agir sur ses semblables de façon à les employer à ses fins. La seconde est la sagacité qui le rend capable de faire converger toutes ses fins vers son avantage à lui, et vers un avantage durable. Cette dernière est proprement celle à laquelle se réduit la valeur de la première, et de celui qui est prudent de la première façon sans l’être de la seconde on pourrait dire plus justement qu’il est ingénieux et rusé, mais en somme imprudent.

Note 7 de Kant : Il me semble que le sens propre du mot pragmatique peut être ainsi très exactement déterminé. En effet, on appelle pragmatiques les sanctions qui ne se déroulent pas proprement du droit des Etats comme lois nécessaires, mais de la précaution prise pour le bien-être général. Une histoire est composée pragmatiquement, quand elle rend prudent, c’est-à-dire quand elle apprend au monde d’aujourd’hui comment il peut prendre soin de ses intérêts mieux ou du moins tout aussi bien que le monde d’autrefois.

Note 8 de Kant : Je lie l’action à la volonté, sans présupposer de condition tirée de quelque inclination : je la lie a priori, par suite nécessairement (quoique ce ne soit qu’objectivement, c’est-à-dire sous l’idée d’une raison qui aurait plein pouvoir sur toutes les causes subjectives de détermination). C’est donc là une proposition pratique qui ne dérive pas analytiquement le fait de vouloir une action d’un autre vouloir déjà supposé (car nous n’avons pas de volonté si parfaite), mais qui le lie immédiatement au concept de la volonté d’un être raisonnable, comme quelque chose qui n’y est pas contenu.

Note 9 de Kant : La maxime est le principe subjectif de l’action, et doit être distinguée du principe objectif, c’est-à-dire de la loi pratique. La maxime contient la règle pratique que la raison détermine selon les conditions du sujet (en bien des cas selon son ignorance, ou encore selon ses inclinations), et elle est ainsi le principe d’après lequel le sujet agit; tandis que la loi est le principe objectif, valable pour tout être raisonnable, le principe d'après lequel il doit agir, c’est-à-dire un impératif.

Note 10 de Kant : On doit remarquer ici que je me réserve entièrement de traiter de la division des devoirs dans une Métaphysique des mœurs qui paraîtra plus tard, et que cette division ne se trouve ici par conséquent que comme une division commode (pour classer mes exemples). Au reste, j’entends ici par devoir parfait celui qui n’admet aucune exception en faveur de l’inclination, et ainsi je reconnais non seulement des devoirs parfaits extérieurs, mais encore des devoirs parfaits intérieurs, ce qui est en contradiction avec l’usage du mot reçu dans les écoles : mais je n’ai pas l’intention de justifier ici cette conception, car, qu’on me l’accorde ou non, peu importe à mon dessein.

Note 11 de Kant : Envisager la vertu dans sa véritable forme, ce n'est pas autre chose qu'exposer la moralité dégagée de tout mélange d'élément sensible et dépouillée de tout faux ornement que lui prête l'attrait de la récompense ou l'amour de soi. Combien alors elle obscurcit tout ce qui paraît séduisant aux inclinations, c'est ce que chacun peut aisément apercevoir avec le plus léger effort de sa raison, pourvu qu'elle ne soit pas tout à fait corrompue pour toute abstraction.

Note 12 de Kant : Cette proposition, je l’avance ici comme postulat. On en trouvera les raisons dans la dernière section.

Note 13 de Kant : Qu’on n’aille pas croire qu’ici la formule triviale : quod tibi non vis fieri, etc., puisse servir de règle ou de principe. Car elle est uniquement déduite du principe que nous avons posé, et encore avec diverses restrictions; elle ne peut être une loi universelle, ça elle ne contient pas le principe des devoirs envers soi-même, ni celui des devoirs de charité envers autrui (il y a bien des gens en effet pour consentir volontiers à ce qu’autrui ne soit pas obligé de leur bien faire, pourvu qu’ils puissent être dispensés de bien faire à autrui), ni enfin celui des devoirs stricts des hommes les uns envers les autres, car le criminel pourrait, d’après ce principe, argumenter contre le juge qui le punit, etc.

Note 14 de Kant : je peux être dispensé ici d’apporter des exemples pour l’explication de ce principe ; car ceux qui tout à l’heure éclaircissaient l’impératif catégorique et ses formules peuvent ici tous servir de même pour cette fin.

Note 15 de Kant : La téléologie considère la nature comme un règne des fins, la morale, un règne possible des fins comme un règne de la nature. Là le règne des fins est une idée théorique destinée à expliquer ce qui est donné. Ici c’est une idée pratique, qui sert à accomplir ce qui n'est pas donné, mais ce qui peut devenir réel par notre façon d’agir, et cela conformément à cette idée même.

Note 16 de Kant : Je range le principe du sentiment moral dans celui du bonheur, parce que tout intérêt empirique promet, par l'agrément qu'une chose procure, que cela ait lieu immédiatement et sans considération d'avantages, ou que ce soit dans des vues intéressées, de contribuer au bien-être. Pareillement, il faut, avec Hutcheson, ranger le principe de la sympathie pour le bonheur d'autrui dans ce même principe du sens moral, admis par lui.