Fortunio/12

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CHAPITRE XII


La belle enfant rentra chez elle harassée de fatigue, ― presque découragée, ― et plus triste qu’un joueur de profession à qui son ami intime a refusé de prêter vingt francs pour retourner au jeu.

Elle se jetait sur son canapé, et, pendant que Jacinthe délaçait ses cothurnes et dégrafait sa robe, elle se mit à pleurer amèrement.

C’étaient les premières larmes qui eussent jamais trempé cet œil étincelant, au regard clair et froid, aigu et tranchant comme un poignard.

Sa mère était morte, elle n’avait point pleuré ; il est vrai que sa mère l’avait vendue, à l’âge de treize ans, à un vieux lord anglais, et qu’elle la battait pour lui faire donner son argent : ― menus détails qui avaient un peu modéré chez Musidora les élans de la tendresse filiale.

Elle avait vu, sans témoigner la moindre émotion, passer sur une civière le corps ensanglanté du jeune Willis, qui s’était fait sauter la cervelle de désespoir, ne pouvant suffire à ses prodigalités.

Elle pleurait de ne pas avoir rencontré Fortunio.

Les glaces de son cœur, plus froid et plus stérile qu’un hiver de Sibérie, se fondaient enfin au souffle tiède de l’amour et se révoltaient en une douce pluie de larmes. Ces larmes étaient le baptême de sa vie nouvelle. Il est des natures de diamant qui en ont l’éclat sans chaleur et l’invincible dureté ; ― rien ne mord sur elles ; ― aucun feu ne peut les fondre, nul acide ne peut les dissoudre : elles résistent à tous les frottements et déchirent de leurs angles à brusques arêtes les âmes faibles et tendres qu’elles rencontrent sur leur chemin. Le monde les accuse de barbarie et de cruauté ; elles ne font qu’obéir à une loi fatale qui veut que de deux corps mis en contact le plus dur use et ronge l’autre. — Pourquoi le diamant coupe-t-il le verre et le verre ne coupe-t-il pas le diamant ? — Voilà toute la question. Ira-t-on accuser le diamant d’insensibilité ?

Musidora est une de ces natures : elle a vécu indifférente et calme au milieu du désordre ; elle a plongé dans l’infamie comme un plongeur sous sa cloche, qui voit tourner autour de lui les polypes monstrueux et les requins affamés, qui ne peuvent l’atteindre. Son existence réelle se sépare complètement de sa pensée intime et se passe tout à fait en dehors d’elle. Souvent il lui semble qu’une autre femme, qui se trouve, par un hasard singulier, avoir son nom et sa figure, a fait toutes les actions que l’on met sur son compte.

Mais qu’il se rencontre une âme de force et de résistance pareilles, vous voyez soudain les angles s’abattre, les facettes se former, un chiffre se graver d’une manière ineffaçable : le diamant ne peut se tailler qu’avec le diamant.

Fortunio est parvenu à rayer la dure cuirasse de Musidora et à dessiner son image sur ce métal insensible aux morsures de l’eau-forte et du burin.

Une femme est sortie de la statue. ― Ainsi, dans la fabuleuse antiquité, un jeune chevrier, doué par Vénus de la beauté à qui rien ne résiste, faisait jaillir du cœur noueux et raboteux d’un chêne une nymphe souriante dans tout l’éclat de sa blanche nudité.

Musidora sent au dedans d’elle-même s’épanouir une âme nouvelle comme une fleur mystérieuse semée par Fortunio sur le rocher stérile de son cœur ; son amour a toutes les puérilités divines, tous les enfantillages adorables de la passion pure et vierge. Musidora est, en effet, une jeune fille innocente qu’un mot ferait rougir et qui resterait interdite sous un regard un peu trop vif. ― C’est bien sincèrement qu’elle porte sur son bon petit cœur la lettre du cher Fortunio, qu’elle la couche avec elle et la baise vingt fois par jour. ― Croyez fermement que s’il y avait déjà des pâquerettes, elle en effeuillerait une en disant : « Un peu, beaucoup, pas du tout, » comme la naïve Marguerite dans le jardin de dame Marthe.

Qui donc a prétendu qu’il y avait de par le monde une certaine Musidora, haute, fière, capricieuse, dépravée, venimeuse comme un scorpion, si méchante que l’on cherchait sous sa robe pour voir si elle n’avait pas le pied fourchu ; une Musidora sans âme, sans pitié, sans remords, qui trompait même l’amant de son choix ; un vampire d’or et d’argent, buvant les héritages des fils de famille comme un verre de soda-water pour se mettre en appétit ; un démon moqueur jetant sur toutes choses son rire aigre et discordant ; une odieuse courtisane ressuscitant les orgies antiques, sans avoir même pour excuse les ardeurs de Messaline ? Ceux qui disent cela se trompent assurément.

Nous ne connaissons pas cette Musidora-là, et nous doutons qu’elle ait jamais existé. D’ailleurs, nous n’aurions pas voulu prendre pour notre héroïne une aussi abominable créature. Il ne faut pas non plus ajouter foi aux propos ; les hommes sont si méchants qu’ils ont bien trouvé moyen de calomnier Tibère et Néron.

La Musidora que nous connaissons est plus douce et plus blanche que le lait ; un agneau de quatre semaines n’a pas plus de candeur ; l’odeur des premières fraises a un parfum moins suave et moins printanier que le parfum de son âme fraîche éclose. Ses jeunes rêves errent innocemment sur des gazons d’un vert tendre au long des haies d’aubépine en fleurs. ― Tout son désir est d’habiter une humble maisonnette au bord d’une onde claire, et d’y vivre dans un éternel tête-à-tête avec le bien-aimé.

Quelle est la fille de quinze ans, toujours assise à l’ombre de la jupe maternelle, qui pourrait faire un souhait de bonheur plus chaste et plus simple ? — Un cœur tout sec, sans accompagnement de châles du Thibet vert émir, de chevaux soupe de lait, de bijoux de Provost et de première loge aux Bouffes.

O sancta simplicitas ! comme disait Jean Huss en montant au bûcher.

Cependant cette rêverie, si bourgeoise et si aisée à réaliser en apparence, ne me paraît guère près de s’accomplir.

Aurons-nous le bonheur de rencontrer Fortunio au bois de Boulogne ? La chance est douteuse. — Cependant nous n’avons pas d’autre moyen de continuer notre roman. Les oiseaux italiens se sont envolés de leur cage dorée ; ainsi il ne faut plus penser à faire rencontrer Fortunio à Musidora à une représentation d’Anna Bolena ou de Don Juan. Quant à l’Opéra, Fortunio y va rarement, et nous ne voudrions pas déranger notre cher héros dans ses habitudes. — En attendant, nous entretenons de cigares de la Havane un jeune homme de nos amis qui bivouaque sur le boulevard de Gand et guette le Fortunio au passage, car il va s’y promener quelquefois avec son ami de Marcilly.

Nous avions pensé à faire retourner Musidora à l’allée de Madrid, où elle aurait aperçu le Fortunio galopant à toute bride ; elle se serait lancée à sa poursuite, et, une branche ayant effrayé sa jument, elle aurait été jetée violemment à terre. — Fortunio l’aurait relevée évanouie et conduite chez elle, — et n’aurait pu décemment s’empêcher de venir demander des nouvelles de la malade. — Aveu de Musidora, attendrissement du sauvage Fortunio, et tout ce qui s’ensuit. — Mais ce moyen est parfaitement usé ; on ne voit dans les romans que femmes poursuivies par des taureaux furieux, berlines arrêtées au bord du précipice, chevaux se cabrant dont un inconnu saisit la bride, et autres belles inventions de cette espèce.

En outre, lorsque l’on tombe de cheval, il est assez naturel de se démettre l’épaule, de se faire un trou à la tête, de se casser les dents ou de s’écraser le nez, et nous avouons que nous nous sommes donné trop de mal à faire de Musidora une jolie petite créature pour compromettre ainsi son épaule fine et polie, son nez aux méplats si délicatement accusés, ses dents pures, bien rangées, aussi blanches que celles d’un chien de Terre-Neuve, en faveur desquelles nous avons épuisé tout ce que nous savions en fait de comparaisons limpides. Croyez-vous qu’il serait agréable de voir ces cheveux soyeux et blonds coagulés par le sang en mèches roides et plates ? — Pour panser sa blessure on serait peut-être obligé de les lui couper ; — notre héroïne aurait donc la tête rasée ? — Nous ne souffrirons jamais une pareille monstruosité ; il nous serait d’ailleurs tout à fait impossible de continuer une histoire dont l’héroïne serait coiffée à la Titus.

N’est-ce pas, mesdames, que rien ne serait plus odieux qu’une princesse de roman qui aurait l’air d’un petit garçon ?

C’est une rude tâche que celle que nous avons entreprise.

— Comment diable voulez-vous que nous sachions ce que fait Fortunio ? Il n’y a aucune raison pour que nous soyons mieux informé que vous. — Nous n’avons vu Fortunio qu’une seule fois à un souper, et cette idée malencontreuse nous est passée par la tête de le prendre pour notre héros, espérant qu’un jeune homme de si bonne mine ne pouvait manquer d’aventures romanesques. Le bon accueil que tout le monde lui faisait, l’intérêt mystérieux qui s’attachait à sa personne, quelques mots étranges qu’il avait laissés tomber entre un sourire et un toast, nous avaient singulièrement prévenu en sa faveur. Ah ! Fortunio, comme tu nous as trompé ! — Nous espérions n’avoir qu’à écrire sous ta dictée une histoire merveilleuse, pleine de péripéties surprenantes. — Au contraire, il nous faut tout tirer de notre propre fonds, et nous creuser la tête pour faire patienter le lecteur jusqu’à ce qu’il te plaise de vouloir bien te présenter et saluer la compagnie. — Nous t’avons fait beau, spirituel, généreux, riche à millions, mystérieux, noble, bien chaussé, bien cravaté, dons rares et précieux ! — Quand tu aurais eu une fée pour marraine, tu n’aurais pas été mieux doué ; combien de pages nous as-tu données pour cela, ingrat Fortunio ? — une douzaine tout au plus. Ô férocité hyrcanienne, ô monstruosité sans pareille ! — douze pages pour vingt-quatre perfections ! — C’est peu.

Il a fallu, grand paresseux que vous êtes, que cette pauvre Musidora se désolât outre mesure, que George se grisât comme une multitude de tambours-majors, qu’Alfred débitât un plus grand nombre de sottises qu’à l’ordinaire, que Cinthia fît voir son dos et sa gorge, Phébé sa jambe, Arabelle sa robe, pour remplir l’espace que vous deviez occuper tout seul. — Si nous avons commis une inconvenance en introduisant, faute de savoir où le mener, notre lecteur dans la salle de bain de Musidora, c’est vous qui en êtes cause. Vous nous avez fait allonger nos descriptions et forcé à violer le précepte d’Horace : Semper ad eventum festina. Si notre roman est mauvais, la faute en est à vous ; — qu’elle vous soit légère ! — Nous avons mis l’orthographe de notre mieux et cherché dans le dictionnaire les mots dont nous n’étions pas sûr. — Vous qui étiez notre héros, vous deviez nous fournir des événements incroyables, de grandes passions platoniques et autres, des duels, des enlèvements, des coups de poignard ; à cette condition, nous vous avions investi de toutes les qualités possibles. Si vous continuez sur ce pied-là, notre cher Fortunio, nous déclarerons que vous êtes laid, bête, commun, et, de plus, que vous n’avez pas le sou. Nous ne pouvons pas non plus vous aller guetter au coin des rues, comme une amante délaissée qui attend par une pluie battante que son infidèle sorte de chez sa nouvelle maîtresse pour l’empoigner par la basque de son habit. — Si vous aviez un portier, nous irions bien lui demander votre histoire ; mais vous n’avez pas de portier, puisque vous n’avez pas de maison et par conséquent pas de porte. — Ô Calliope ! muse au clairon d’airain, soutiens notre haleine. — Que diable dirons-nous dans le chapitre suivant ? Il ne nous reste plus qu’à faire mourir Musidora. — Voyez, Fortunio, à quelles extrémités vous nous réduisez ! Nous avions créé tout exprès une jolie femme pour être votre maîtresse, et nous sommes forcé de la tuer à la page 116, contrairement aux usages reçus, qui ne permettent de donner le coup d’épingle dans cette bulle gonflée par un soupir d’amour, que l’on appelle héroïne de roman, que vers la page 310 ou 320 environ.