Fragment de roman

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(Redirigé depuis Fragments de roman)
Calmann Lévy, éditeur (p. 269-278).

FRAGMENT DE ROMAN


Madame,


Vous m’avez fait l’honneur de m’adresser quelques paroles. Une circonstance, que je viens vous apprendre, les a suivies.

Ce soir, vous étiez debout, sur la grève. Devant le reflux. La nuit, très claire, me laissait vous apercevoir d’assez loin, — et, grâce à des yeux de sauvage (pardonnez un tel aveu), je distinguais, soyez assez bonne pour l’admirer, jusqu’aux roses que vous teniez, d’une main distraite, le long de votre robe de deuil.

Vous écoutiez tout ce bruit.

N’imaginant pas d’ennui comparable au mien, à l’exception peut-être de celui que vous paraissez endurer, madame, je me disais, tout en faisant glisser du sable entre mes doigts pour me donner une contenance :

Si le vent arrachait les roses et s’en allai les semer, là-bas, sur la ligne d’écume d’or, lumineuse, où se lève Vénus ? Quelle distraction inespérée ! Certes, j’irais battant les flots, vers Vénus, les reprendre, non sans quelque solennité, dans la lumière et l’écume.

Au retour, il est vrai, je ne trouverais, sans doute, âme qui vive. Cette dame serait rentrée dans la ville, car il est tard ; — et, seul, déconcerté, ruisselant, pareil à ces innocents, de race immortelle, qui veulent toujours faire les empressés, je serai là, debout sur les rochers, dans la nuit, tenant à la main les roses vaines.

Aussi, ajoutai-je après réflexions suffisantes, préférons, en homme sérieux, quelques flacons de champagne à quelques gorgées d’océan. Les roses sont des fleurs convenues : elles me seraient indifférentes sans leur beauté actuelle qu’elles doivent, en grande partie, à la pâleur de la main qui jette son ombre sur elles : le vent est plus raisonnable que moi : quant aux rêves, il faudra que j’apprenne à fumer des cigarettes.

Avant de continuer, madame, je dois au profond respect et à la grande sympathie que vous commandez, de vous dire que, partagé entre la crainte de paraître (mille pardons !) un homme « amoureux » (autant dire un bateleur) et la crainte de m’exprimer trop froidement, ce qui serait de l’inconvenance, je suis gêné dans le tour de cette lettre. En deux mots, j’ai formé, par égoïsme, le dessein d’essayer de vous distraire, avec votre assentiment : ce qui me rendrait le service de m’intéresser moi-même. — À quel titre ? J’ai maintenu ce jourd’hui, dans l’onde, certain être vivant, qui est de vos amis, et je considère ma présentation par lui comme de qualité bien supérieure, à vos yeux, à toute autre. Aussi, comme il se secouait avec importance, après cela ! Il avait l’air du Hollandais touchant terre après les sept années.

Chose risible de se faire patronner par un indifférent, sous couleur de régularité ! Sans compter qu’il arrive assez souvent que celui qui présente est moins connu que celui qui est présenté, car nous vivons dans le malentendu éternel. Entre esprits bien élevés, je trouve (et vous devez être un peu de cet avis, madame) que l’on n’est jamais mieux présenté que par soi-même… à moins de jouer de bonheur, comme moi.

Ainsi, daignez lire avant de condamner. Je crains que Grimace, toutefois, avec cet esprit de précipitation qui paraît le distinguer, ne m’ait défini que sommairement ; voici donc, en deux mots, qui je suis. Je m’appelle M. d’Anthas, René, premier prix d’excellence au lycée Henri IV, pour vous servir, madame. J’ai de plus l’habit noir le mieux coupé qui se puisse voir ici : c’est un cri général d’admiration au casino quand je le revêts. Mon maître d’hôtel est comme pétrifié de mon exactitude à régler les notes qu’il me présente, sans que j’élève la moindre observation sur sa filouterie insigne. Il tombe, à ce sujet, dans des rêveries sans fin. — Pour ce qui est de mon honorabilité, j’ai su déjouer, jusqu’à ce jour, la vigilance méticuleuse des hommes de loi. Signe particulier : je regarde peu le ciel, attendu que l’étoile dont je puis aimer la lumière n’apparaîtra que plus tard : son rayon est en marche vers le monde ; mais si éloigné encore qu’il y a lieu de parier que son premier éclat ne brillera que sur des ruines. — D’ailleurs, j’ai bon appétit. Quand un monsieur veut me plaisanter, comme je suis très violent, je me bats tout de suite avec lui, et les trois quarts du temps j’ai la main des plus malheureuses. Je lis beaucoup. — Je dis rarement ce que je pense, préférant me taire, crainte de passer pour un original. — C’est tout. Vous voyez, madame, que je suis à peu près comme un autre.

Je reviens, maintenant, à cette circonstance dont je vous parlais, et qui s’est présentée ce soir sur la grève pendant que vous faisiez à l’infini l’honneur d’y songer vaguement, en considérant l’un de ses phénomènes.

Quelqu’un vous appela. Le vent de mer me porta votre nom. — Je crois que je le reconnus. — Vous vous êtes détournée ; vos sourcils, votre air, vos yeux distraits, tenaient de la nuit. Vous avez regardé l’eau magnifique, et le lointain, comme à regret de les quitter ; puis l’ombre, devant vous : là, tout ce tumulte s’éteignait dans les échos. « Quelle voix me continuera ceci ?… » pensiez-vous. Et vous étiez oppressée…

Le vent, éternel soupir aussi, passa autour de votre visage ; puis il vint me frôler les cheveux et me toucher le front d’un souffle triste et sacré ; j’eus l’impression du Destin.

À ce moment, je crois que nos yeux se sont fermés : quand j’ai regardé la plage vous n’étiez plus là : vous montiez sans doute, appuyée au bras de la personne qui vous avait appelée, les pavés qui mènent à l’auberge de hasard.

Moi aussi, je suis rentré, alors. Et, depuis, je regarde les bougies brûler sur la table.

J’ai l’obsession d’un projet.

Je voudrais analyser le hasard de ce moment perdu ; il me semble que je puis définir ce qu’il y a d’oublié à votre insu, madame, dans le regard sans courage que vous avez jeté sur l’eau et sur la nuit ; enfin, je suis presque persuadé que je saurais vous expliquer à vous-même ce qu’il y a de profond, de terrible même, dans le très vague soupir qui a gonflé, un instant, votre cœur et vous a fait brusquement fermer les yeux, comme si vous eussiez eu l’impression de la mort.

— Je désire, dis-je, fixer ce moment en écrivant sur sa nature un commentaire inattendu, et l’arrêter ainsi dans son vol vers le passé.

Cependant, madame, puis-je prendre sur moi, sans m’être assuré, tout d’abord, de votre bon vouloir, de vous adresser pareille méditation ?

Si ce dessein vous déplaît, brûlez simplement cette lettre d’un cœur ami et pardonnez l’innocente attention d’un voyageur qui essayait de vous créer un passe-temps.

Si, au contraire, vous pensez ainsi que moi sur ce point, madame, et si vous ne voyez rien d’excessif dans cette idée toute simple, nous supposerons le conte suivant (qui est, d’ailleurs, une réalité). Nous le supposerons, comme l’on met un loup de velours noir et un domino, dans certaines soirées de la saison d’hiver, en un mot, par curiosité.

(De cette manière, nous aurons, l’une et l’autre, la liberté de parole qui sera si nécessaire, pour peu que vous poussiez la gracieuseté jusqu’à répondre, et vous prêter à ce jeu).

Voici la supposition :

Vous êtes une reine persane ; — je suis un prince lointain, que vos armées ont surpris et fait captif.

Familier, je porte à la cheville votre bracelet d’argent. — Ce soir, comme vos femmes venaient d’allumer les flambeaux, vous m’avez fait un signe.

J’ai dressé devant vous la grande plaque d’airain poli, votre miroir. Autour de lui sont entrelacées des branches d’ébène, sculptées de faces d’Esprits.

Accoudé au sommet, sur le front le plus affreux, moi, je rêve aux arbres titaniens sur mes vallées, âmes chariots dispersés, à la lune, à la rébellion future.

Vous, les coudes plongés dans les coussins, fatiguée et taciturne, et des pierreries éparses sur les peaux de lion à vos pieds, vous allez regarder et suivre au fond du miroir votre propre rêverie, pour tuer le temps.

Les musiciens se sont tus dans le palais. Des lances brillent, derrière les tentures, défendant l’entrée de la salle.

Le miroir est là, seul, violent, sincère, libre et magique ! S’il vous ennuie, vous ferez un signe encore. Je le repousserai dans l’ombre et me recroiserai les bras. Recevez, madame, mes hommages les plus respectueux.


rené d’anthas.


fin